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L'Oeil électrique #24 | Littérature / L’enclume des jours

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Par Emerson, Stéphane Grangier.
Maquette : Emerson.
Stéphane Grangier a travaillé six mois dans une usine de construction automobile. Les textes publiés ici sont extraits d'un essai qui témoigne de cette expérience du quotidien à l'usine, tout en proposant une réflexion sur la précarité et l'aliénation.

Le matin
Mon rythme biologique en avait pris un coup ces derniers temps. Le constant changement d'horaires semaine après semaine semblait avoir passablement bousillé le fonctionnement normal de ma région stomacale. Je me mettais à déféquer beaucoup le matin. C'était également ma façon à moi de m'occuper en attendant l'arrivée de Fabien.
Puis, je me recollais à la fenêtre et grillais une nouvelle cigarette.
J'aimais qu'il n'arrive pas trop tôt, qu'il me laisse méditer un peu. Je ne pensais à rien en particulier et c'était justement ça que j'appréciais. Faire le vide en moi. Oublier tout. Devenir une mécanique aussi décontractée qu'immuablement froide. Je puisais dans ce silence, dans cette concentration particulière, le courage et l'énergie nécessaires pour la journée à venir.
Parfois, je mettais un peu de musique. Un son puissant à vous déboulonner les neurones. Ça me bousculait, m'agressait suffisamment. Je ne devais plus réfléchir, plus penser, je préparais ma propre guerre. Ensuite, je crois que j'étais prêt. Et je me mettais à trépigner en attendant mon collègue de travail.
Je tournais alors bêtement en rond dans ma piaule exiguë. Je n'avais rien d'autre à faire. Parfois, je profitais de ce long moment où je ne percevais aucun bruit pour aller chier une seconde fois. Ça calmait mon angoisse. Et souvent, Fabien, pas au courant du tout de mes difficultés intestinales, s'arrangeait pour débouler pile à cet instant d'intimité avec moi-même.

(…)

Le travail rend libre
"Le travail rend libre."
Aussi libre d'exister et de s'épanouir qu'un vieux poireau planté dans une terre aride.
Puis, la machine n'avait qu'à se baisser pour récupérer ou bien écrabouiller - selon le désir ou la nécessité du moment - les miettes encore visibles et vivantes de l'humanité profonde que nous portions encore en nous.
En quelque sorte, et d'une manière étrangement contradictoire, elle redonnait une structure, un cadre, un sens à la vie de ce même homme, de ce même être humain, une façon pratique de ne pas trop le laisser s'attarder sur ses doutes et ses incertitudes. Elle le faisait pénétrer doucement et gentiment dans le système industrie, il ne devenait plus qu'une courroie de transmission et savait désormais qu'il n'avait plus à s'occuper de rien.
On pensait pour lui.
Un salaire était versé chaque mois sur son compte en banque, un salaire qui évoluait chaque année de quelques poils microscopiques ; il devenait QUELQU'UN, avait une FONCTION en ce monde, pouvait envisager à plus ou moins long terme quelques VACANCES dans un ailleurs doré, qui conforteront l'idée chez lui qu'il est véritablement LIBRE.

(…)

La fourmilière
Dans l'atelier et quasiment partout sur le site de l'usine, du montage à la peinture, et de l'emboutissage au ferrage, nous fonctionnions en 2x8. Deux équipes dans la journée.
Une le matin, de 5h39 à 13h, et l'autre l'après-midi, de 13h à 20h20, sur une durée d'une semaine.
La semaine suivante, les deux équipes permutaient, et ça n'en finissait pas, comme ça, sans arrêt, et ce perpétuel changement de rythme finissait très souvent par bousiller gentiment notre horloge intérieure.
Seules les semaines de l'après-midi permettaient un sommeil correct et régulier. Mais la fatigue nous gagnait tout de même, malgré tout. Puis, il y avait l'équipe de nuit, elle, régulière. Des types s'activant de 20h30 à 3h45.
Ces types avaient choisi ce rythme. Ils savaient parfaitement que leur salaire croissait ainsi confortablement. C'étaient des oiseaux nocturnes, des entités humaines que nous croisions rarement, nous arrangeant toujours, le soir, pour nous casser avant l'heure précise. Puis, enfin, il y avait les deux heures très matinales de flottement, où je suppose que l'on ne flottait pas tant que ça vu qu'elles devaient bien servir à quelque chose.
Repos des machines, maintenance, vérification, sécurité, propreté, surveillance.
Et la machine tournait perpétuellement ainsi, du matin au soir, du soir au matin. Telle une grande roue de fête foraine pas marrante du tout qui ne s'arrêterait quasiment jamais, selon la logique d'un massacre humain quotidien et parfaitement organisé.
Notre atelier, représentant une surface conséquente autour du poteau N18, se trouvait dans le montage, immense entrepôt de 500 mètres de long sur environ 300 mètres dans lequel s'agitaient constamment à peu près 4000 personnes. Les grouillantes fourmis bleues.
Et le montage lui-même n'était qu'une composante restreinte de l'usine tout entière.
Géographiquement, il constituait le quart de l'usine. Humainement, il possédait quasiment la moitié de l'usine.
Les trois autres immenses entrepôts (peinture, ferrage et emboutissage) étaient des lieux étranges dont je n'avais jamais pu percer le mystère.
Sur les abords du montage où je me trouvais, à proximité de nos quais, existaient deux annexes où grouillaient des tas d'autres ouvriers. Des sortes de compléments au montage : la câblerie et le pré-montage.
Au milieu, sur la route centrale, une immense cafétéria, et des dizaines de bureaux.
Quatre entrées principales à l'usine. Ouest, est, sud, nord. Et derrière chacune d'elles, de vastes étendues de parking destinées à accueillir l'ouvrier venant de telle ou telle direction et travaillant dans tel ou tel atelier.
L'entrée principale se trouvait à l'est. On y trouvait les bureaux de la direction, le recrutement, l'infirmerie, d'autres bureaux, dont celui des paies, et un vaste cinéma, tout entier dédié à la propagande industrielle, dans lequel s'engouffraient périodiquement des groupes entiers de cadres dynamiques, ou des types pas dynamiques du tout représentant les futurs ouvriers qui nous succéderaient certainement et très bientôt.
Puis, tout autour de l'usine, autour des parkings des personnels, jusqu'à très loin, on apercevait d'autres parkings accueillant toutes les voitures nouvelles, fraîchement sorties des lignes.
Des horizons multicolores de bagnoles neuves, du même modèle, ou d'une variante légère.
On n'en apercevait plus les bois. La nature bienfaisante semblait avoir disparu, remplacée par le béton et le métal. Seules des nuées de goélands se posant gracieusement sur les toits, en groupes serrés, nous rappelaient qu'il existait un autre monde, un autre univers, la possibilité d'une autre vie.
Dix mille personnes environ s'activaient dans cette ville. Elles se succédaient constamment mais n'y habitaient jamais.
Dans les semaines de productivité les plus intenses, on pouvait comptabiliser dans les 700 voitures sortantes par jour.
Elles déboulaient sans cesse, dans un rythme devenu fou, sur ce qu'on nommait le plateau, la finalité de l'usine, là où les voitures étaient complètes, finies, toutes belles.
Puis, l'une après l'autre, on les dirigeait sur les vastes parkings, à la périphérie de l'usine, où chacune avait sa place propre selon la logique du code-barre et de la commande.
Elle avait une adresse, une destination; elle avait une identité, un nom. Elle représentait un modèle précis, unique . Elle s'enveloppait dans le coloris qu'avait désiré le client.
Puis, elle stagnait là, un temps parfaitement déterminé.
On ne rigolait pas avec le flux tendu.
On ne raillait pas le "Just in time" - terme destiné à te faire gentiment agoniser sous l'implacable rythme mécanique de l'usine. Terme qui s'adaptait aux machines, mais certainement pas aux hommes.
Toutes proches de l'usine, existaient plusieurs voies ferrées que des trains empruntaient constamment, trimballant des successions de voitures neuves à perte de vue. Parfois, des camions faisaient le boulot. Mais ceux-ci avaient une charge paraissant limitée. Le train semblait plus efficace. Comme les fourmis à qui nous ressemblions étrangement, nous, sortes d'insectes bleus et logiques, nous avions un rôle bien déterminé qui ne variait sensiblement jamais.
Une activité précise et immuable tel un chemin que nous empruntions chaque jour.
J'imaginais le directeur de l'usine comme une sorte de reine obèse, vautrée dans un cocon moelleux qui, néanmoins, ne nourrissait pas grand-chose. Comme dans une fourmilière, l'usine fonctionnait par une hiérarchie précise.

On était les sans-grade, les ouvrières sacrément laborieuses.
Au-dessus, je supposais les guerrières, agressives dans leurs petits bureaux exigus, gestionnaires en blouses blanches, attaquant le marché ou mordant l'entourage.
Puis, d'autres fonctions annexes, un peu marginales, chargées de la maintenance et la surveillance de la fourmilière.
Puis, l'entourage de la reine, les "élus", les chefs, en contact perpétuel avec le dehors, le lointain. Politique, communication, gestion, etc.
Ceux-là étaient toujours invisibles, mais des rumeurs nous les avaient fait apparaître comme des grosses outres dominatrices, cherchant à tout moment une ressemblance parfaite avec la reine. Ceux-la se terraient dans des grandes tanières luxueuses et décisionnelles, de vastes bureaux confortables où ils échafaudaient, sondaient, communiquaient puis finalement ordonnaient.

Une fourmilière avait un sens profond : la survie de l'espèce. On était groupé, organisé, pour résister au difficile monde environnant.
C'était plus flou concernant l'usine. Notre finalité, c'était la perspective du salaire versé en fin de mois, mais la perspective de l'usine semblait diverger conséquemment.
Inonder le monde entier de petits chars d'assaut joliment colorés semblait le mot d'ordre. Gagner des marchés, et engranger des bénéfices.
Je ne connais pas vraiment les fourmis mais il ne me semble pas qu'elles emploient à court terme des CDD ou des intérimaires. On fait partie intégrante ou pas du tout du monde grouillant.
Généralement, la production de notre fourmilière à nous possédait des noms fleuris et poétiques.
Ces noms ne collaient pourtant pas avec ces sinistres carcasses métalliques au milieu desquelles nous semblions noyés.
Ces engins semblaient inconsciemment ou consciemment fabriqués pour écrabouiller tout passant ou piéton à l'âme bucolique et promenardière qui aurait l'outrecuidance d'oser ramener son humanité dans les parages.
Le sens de cette fourmilière m'échappait pas mal. Mais je suppose que je devais être naïve, moi fourmi de basse caste…

(…)

Patrice Youkoulele
Patrice devait avoir dans les 45 ans. Il possédait un aplomb proprement incroyable.
Au début, suivant les conseils de Fabien, j'avais eu plutôt tendance à me méfier de lui. On ne savait pas trop sur quel pied danser avec ce style de zig.
II était d'origine martiniquaise, avait la peau blanche et la chevelure grise et possédait une façon de penser et de s'exprimer qui me surprenaient, parfois. Une sorte d'alien. Un type vraiment étrange.
Je pigeais rarement ce qu'il disait. Je me disais alors que c'était moi qui virais crétin, à force.
Mais non, mes collègues semblaient aussi interrogatifs que moi à son sujet.
II trimballait son gros bide de touriste dans l'atelier comme s'il arpentait une plage bordée de cocotiers, un cocktail de fruits exotiques à la main.
Je n'avais pas beaucoup d'efforts à faire pour l'imaginer en maillot de bain, arborant gracieusement sur le sommet du crâne un chapeau de paille du meilleur effet.
C'était l'être le plus relax et décontracté que j'avais rencontré de toute ma vie de travailleur.
Un collègue intérimaire l'avait affublé du sobriquet significatif de Patrice Youkoulele, et dès que je me mettais à y penser, un rire sonore et profond montait en moi.
Parfois, sortant des allées, nous l'observions poussant un petit chariot ridicule au milieu duquel s'écrasait un minuscule petit colis et ça nous faisait tous penser que ce type était VRAISEMBLABLEMENT un touriste, ou bien un paisible consommateur dans une supérette.
L'attitude caractéristique du fumiste serein, en accord avec lui-même, satisfait de son espace vital suffisamment large pour qu'il y promène gentiment son gros cul.
A d'autres instants, surplombant un chariot élévateur quasi cosmique, il chantait à tue-tête des chansons d'amour idiotes que nous connaissions tous.
Balavoine, Sardou, Céline Dion et consorts, des époques entières de guimauve roucoulante y passaient. Le champion des samedi soir de détresse vocale et intellectuelle.
Il connaissait tous les tubes, et il semblait y croire, sans une once d'ironie, sérieux et tragique comme un pape.
Il baignait dans un monde qui était sien, pleinement, un monde fait de bien-être, de sérénité et de flânerie.
Patrice Youkoulele, "l'homme de la situation", pensais-je alors, rigolant en moi-même.

Patrice semblait arriver des heures après le début si précis et minuté du travail. On ne voyait plus qu'un espace vide et désert, désespérant d'abandon.
Puis, enfin, on l'apercevait clopiner gentiment par là, franchissant des limbes d'ailleurs de sa démarche chaloupée. Une divinité en bleu de travail.
Une diva laborieuse.
Un cariste charismatique.
Puis, il disparaissait comme par enchantement, et on ne le voyait plus de quelques temps.
On s'imaginait alors qu'il devait serrer un tas de mains, roucoulant toujours gentiment, à l'autre extrémité de l'usine.
Généralement, à l'instant où nous attendions le moins sa réapparition, l'animal déboulait à nouveau, balançant les bras, et venait passer quelques temps parmi nous, nous apostrophant, dispersant de ci de là des blagues que nous ne pigions absolument pas.
Des sortes de dialogues de sourds, ou de fous, nous reliaient alors, et on se mettait finalement à rire bêtement de l'incompréhension généralisée.
Mais ça n'avait aucune importance.
Le fait que sa bonhomie si particulière se promenait dans nos parages était déjà une idée réconfortante.

Patrice mettait un temps fou à relier un point à l'autre de l'atelier. On imaginait alors qu'il avait dû partir en fumée, disparaître, accéder à un autre espace-temps, entretemps.
Puis, on le repérait au loin, pas du tout à l'endroit où on l'avait imaginé, appelant de sa voix forte et musicale un autre ouvrier, ahuri par le personnage benoîtement planté à quelques mètres de lui.
Le type, par politesse, l'écoutait, mais semblait aussi peu enclin que nous à déchiffrer le langage étrange.
Finalement, ils se mettaient à rire tous les deux.
Patrice était une entité surréaliste à lui tout seul; une présence quasi-anachronique.
Mais personne ne le dénonçait, lui, l'homme à la sécurité de l'emploi, lui qui devait bien traîner dans ces bâtiments depuis une dizaine, voire une vingtaine d'années.
Les chefs d'atelier savaient parfaitement qu'un type dans son genre ne pouvait apporter qu'un surplus d'humanité aux machines que nous avions tous tendance à devenir.
Qu'indirectement, il était un apport significatif à la bonne productivité de l'entreprise.
Sans même s'en douter, il participait à sa manière au fonctionnement de plus en plus rapide et de plus en plus inquiétant de la machine industrielle
Patrice Youkoulele, "l'homme de la situation malgré lui."