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L'Oeil électrique #10 | Littérature / Robert Piccamiglio

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Par Delphine Descaves.

Robert Piccamiglio travaille à l'usine depuis 25 ans, et depuis 25 ans il écrit. L'homme est à l'image de ce parcours : riche et paradoxal. Dans Chroniques des années d'usine, il raconte l'aliénation de la vie d'ouvrier mais aussi plus largement la difficulté d'exister.

Quel est le parcours qui vous a mené jusqu'à l'édition dans une grande maison ?
J'allais dire : c'est assez simple ; pendant 25 ans, je travaillais avec de petits éditeurs ; "petits" c'est pas péjoratif ; ce sont des éditeurs qui ne sont pas à Paris, ils n'ont le fric ni pour payer des distributeurs ni pour se payer des attachés de presse ni pour se payer des représentants ; c'est-à-dire que le livre est mort à sa sortie ; bon, il existe le livre, évidemment, mais il s'empile dans des garages. Arrivé à 45 ans, j'en ai eu un peu marre, et même un peu plus que ça, d'être un "génie" pour 4 personnes et demi. Tout le monde me disait : "Si tu veux rentrer dans une grosse maison d'édition il faut que tu écrives un roman sinon tu n'y arriveras jamais." Moi j'écrivais de la poésie essentiellement et des pièces de théâtre.

Pour un public confidentiel…
Voilà : il y a 50 personnes qui lisent ; j'ai à peu près 40 livres de publiés chez différents petits éditeurs car il en existe encore qui publient mais qui n'ont absolument aucun moyen. Donc, à 45 ans je me dis finalement que je vais écrire un roman. Alors j'ai écrit La station service.

C'est en partie autobiographique ?
C'est très autobiographique ; l'écriture c'est toujours autobiographique ; les écrivains qui vont vous dire le contraire, c'est du pipeau. Je ne suis pas quelqu'un qui a beaucoup d'imagination, je pense que ça ne sert pas à grand-chose en plus : il suffit d'avoir des "capteurs" et de choper ce qui se passe autour.

Et être capable ensuite de le "retranscrire", d'en faire un matériau littéraire…
Ça, c'est encore autre chose ; c'est le boulot ; mais moi je pense avoir cette capacité à choper des trucs ; à piquer tout ce qui se passe autour de moi ; après je fais ma "cuisine" personnelle. Donc, La station-service, mon premier roman, c'est ça. Je vais dire "je", ce sera plus simple ; j'avais 15 ans, je ne connaissais rien de la vie bien sûr ; en plus il faut replacer les choses dans le contexte de l'époque, c'était les années1963/ 64. Je viens d'un milieu émigré en plus. Mon père et ma mère ne savaient pas écrire ; je venais de là et je me retrouve face à cette femme qui était belle, qui était aimante, qui était tout ce qu'on veut ; après il y a eu la musique parce que je suis un passionné de musique, essentiellement électrique ; ça va de Bob Dylan : "Ma mère est à l'usine elle a pas de chaussures, mon père est dans la rue, il cherche de quoi manger," jusqu'aux Beatles et aux Clash ; la musique c'est pour moi un apport très important dans l'écriture parce qu'il y a un rythme ; j'y ai puisé plein de choses inconsciemment…

Aujourd'hui, comment vivez-vous votre nouveau statut dans une grande maison d'édition ?
Je sens beaucoup de respect, beaucoup de considération et ça moi, j'en ai besoin, parce que l'écriture, c'est pas rassurant, c'est quelque chose de très déstabilisant, alors vous avez besoin de gens qui vous disent :"Tu es un écrivain."

Ce n'est pourtant pas l'unique raison pour laquelle vous écrivez ?
Qu'est ce qu'on fait tous dans la vie finalement ? On essaie de combler des manques ; fondamentalement, on ne fait que ça ; je ne veux pas faire de la psychologie de comptoir mais on est tous là à se débattre, on sait qu'en plus on va finir au cimetière ; on n'accepte jamais cette idée dans la vie. Alors on aime des femmes, on écrit des livres pour combler ce manque, que l'humain a en lui. Moi, j'écris pour essayer de combler ça, oui. Il faut qu'on trouve un sens à notre vie, même si c'est complètement illusoire.

Illusoire, mais en même temps le livre, il reste : ce n'est peut-être pas une illusion à ce niveau-là ?
L'immortalité, oui, il doit y avoir quelque chose comme ça : je suis immortel, j'ai mon nom sur une couverture ; c'est vrai, ça donne un sens à ma vie. Quand j'ai très peu de temps pour écrire (actuellement je suis beaucoup en promo avec les Chroniques, le week-end je vais bosser à l'usine), ça me pèse.

Vous continuez à travailler en usine : comment les Chroniques ont été reçues par vos collègues, vos supérieurs hiérarchiques, dont vous parlez d'ailleurs avec beaucoup d'ironie ?
C'est vrai, je les taille un peu, mais encore je ne suis pas trop méchant. Mes collègues ça dépend, on ne peut pas faire de géneralités ; je sens de l'amour de la part de certains collègues de travail qui me disent :"Ton livre est magnifique, j'arrive pas à en sortir." Et puis ça fait quelques jalousies, ce qui est… humain. Au niveau de la hiérarchie je n'ai pas encore trop de retours pour l'instant, je sais qu'ils ont acheté le livre…

Dans les Chroniques, l'ironie et la distance, très présentes, donnent l'impression que c'est à la fois pour ne pas se laisser submerger par l'amertume et montrer que vous n'êtes pas dupe du système.
Oui, je crois qu'on a intérêt à prendre les choses avec un peu d'humour, de recul, un peu de cynisme aussi, et en même temps il n'en faut pas trop… mais c'est une façon de se protéger un peu. Regardez ce qui se passe actuellement, que ce soit à l'usine ou à l'exterieur : en voilà un (Strauss-Kahn) qui est obligé de démissionner : vous avez envie de leur dire : mais vous n'en avez pas assez encore, vous n'en avez pas assez ? Avec tous les avantages que vous avez, le fric que vous touchez, vous en reprenez encore au passage ? Mais que voulez-vous de plus ? C'est écœurant, c'est obscène ! Et ça marche en plus ! Alors est-ce qu'on nous a appris à accepter tout ça ? Je pense qu'on nous a appris : voyez-vous ce que les gens acceptent aujourd'hui ? Que ce soit à l'usine, ou ailleurs d'ailleurs, parce que finalement, dans les Chroniques, l'intérêt c'est pas tellement de parler de l'usine, mais plutôt de parler du monde dans lequel on vit. C'est de parler de la condition humaine presque ; alors ça peut paraître prétentieux d'en parler parce que Malraux l'a écrite et qu'on va se dire : "Qui c'est ce merdeux qui arrive avec sa condition humaine ?" Il se trouve que cette condition de l'homme pour moi, ça passe par l'usine. J'y suis depuis 25 ans, donc je vois ce qui s'y passe.

J'ai eu l'impression que tout le bouquin, c'était de montrer et de prouver, aux autres et à vous-même, que vous vouliez rester un homme, dans un milieu (l'usine en l'occurrence) déshumanisant.
Qu'est-ce que c'est, rester un homme, aujourd'hui ? Je ne m'attendais pas à la question, mais j'ai une réponse qui me vient : c'est de garder une conscience, or j'ai le sentiment que très peu de gens l'ont cette conscience ; moi, j'écris mes livres avec ça !

Une conscience politique ?
Non, une conscience humaine ! Qui croit encore au politique aujourd'hui ? Le premier ministre, il vient sur un plateau de télé et il dit : "Moi Michelin, je ne peux rien faire, ce n'est pas mon problème." Quoi, c'est pas votre problème ?! Mais, on a voté pour vous ! Alors vous démissionnez, vous quittez Matignon et nous, on va prendre notre destin en main ! Attendez ! Il y a une Assemblée, il y a des lois, faites quelque chose ! Vous êtes là et on vous paie pour ça, C'est aberrant ! Et vous, vous êtes là comme un crétin devant la télé et l'autre qui vous dit : "Ce n'est pas mon problème !"

Et vous justement, dans les Chroniques, avez vous l'impression d'être un porte-parole, ou au moins un témoin de tout ce que vous dénoncez ?
Porte-parole, non,"témoin", je préfère. Je refuse ce rôle de porte-parole. Je ne déplie pas l'étendard de la mémoire ouvrière, de l'histoire ouvrière ; je suis porte-parole de mes propres désirs, de mes propres doutes, de mes propres certitudes et de ma propre conscience ; après, le reste, j'allais dire : Démerdez vous ! Il y a un type à Lyon qui m'a reproché que ce ne soit pas un livre militant. La réponse dans ces cas-là, c'est que vous lui dites : "Vous allez 25 ans à l'usine, et vous en écrivez un, de livre militant ! Rien ne vous interdit d'aller à l'usine ; alors allez-y et écrivez-le, le livre militant !" Moi ce n'est pas mon problème ; je suis un individualiste forcené.

Puisque vous évoquez l'individualisme, ce qui m'a frappée dans votre livre c'est l'indifférence qui règne entre les gens à l'usine, à laquelle vous faites plusieurs fois allusion.
J'ai toujours essayé, dans la mesure du possible, à la fois d'y être et de ne pas y être ; c'est comme avec les Chroniques : j'y suis et en même temps je reste à l'écart ; je n'ai pas envie de me laisser submerger par les Chroniques au même titre que je n'ai pas envie de me laisser submerger par l'usine ; alors les collègues, c'est les collègues, ce ne sont pas les amis. J'en ai un sur les 2500 mecs de l'usine, c'est peu en 25 ans ; parce que j'ai pas envie. C'est pas du mépris mais leur discours ne correspond pas au mien. Le week-end à la machine à café on parle de nos baraques respectives et puis du bois qu'ils ont rentré et des arbres qu'ils ont taillés ; ou de football ou de formule 1 ; au bout de 5 mn j'en ai assez ; mais ça ne m'empêche pas de boire le café avec eux.

On a l'impression que l'usine c'est le monde du dedans ; dehors la liberté, et l'usine qui fait écran entre vous et la "vraie" vie finalement.
Oui ; actuellement encore, quand je suis à l'usine le week-end, je suis toujours attiré par le dehors ; j'écoute de la musique au discman. C'est interdit mais on n'en a rien à faire, le week-end on s'autorise plein de choses.

Je vais marcher dans la cour pendant les 10 mn de pause. Je me mets la musique sur la tête et j'arpente la cour, d'avant en arrière ; parfois je me dis que c'est comme la prison : tout fermé partout, tout bétonné. C'est très névrotique d'une certaine manière.

C'est difficile de rester intègre, ou intégral, dans un tel univers ?
Oui, très. Mais j'ai eu une éducation de gens durs, où il n'y a pas trop de place pour les sentiments ; il faut lutter pour garder la tête hors de l'eau : c'est un système qui est tellement verrouillé, tellement bien en place : "Vous avez de la chance vous, vous avez du boulot." etc. Ce terrible discours de la hiérarchie qui parle de "culture d'entreprise".

Et vous ne croyez pas non plus au rôle des syndicats par exemple ?
Ah non ! Qu'est-ce qu'ils font aujourd'hui ? Personne n'y croit…Ce sont des carriéristes. Défendre quoi, la cause ouvrière ? Quelle cause ouvrière, quel mouvement ouvrier, quelle identité ouvrière ? Il n'y a plus d'identité ouvrière aujourd'hui. Il y a 25 ans, si. J'ai connu l'époque (même si j'ai jamais été trop dupe) des occupations d'usine, où on bouffait des spaghetti à 2 heures du matin, on jouait aux boules l'après-midi ; il y avait une sorte de culture ouvrière.

Qui vous semble disparue aujourd'hui ?
Complètement. C'était l'époque des giscardiens, l'autre crétin qui invitait des éboueurs à prendre le petit déjeuner à l'Elysée ; c'était tellement… On se battait contre ça !

Vous ne croyez pas qu'avec le temps, on a peut-être tendance à idéaliser une période passée ?
J'ai cru à des choses à une époque ; il y a toujours une partie de moi-même qui n'y est pas allée. On a cru et c'est le monde qui nous a changés je crois. C'est un constat un peu douloureux, mais merde ! Dans les années 70 on voulait changer le monde ! Vous allez me dire : "Qu'est-ce que vous proposez, vous, face à ça ?" Je sais pas. Nous en tout cas on a au moins essayé. Et ça, j'ai envie d'en faire presque une philosophie de vie. On y arrive jamais, je le sais bien ça ; c'est pas désespéré ce que je dis là. Moi, j'essaie depuis 25 ans de devenir un écrivain… Est-ce que j'y suis arrivé, je sais pas. On n'a pas assez d'une vie pour devenir un écrivain. Mais j'aurais au moins essayé.

On sent l'obsession de la fuite du temps, qu'on "laisse filer" pour reprendre une expression que vous utilisez au début de votre livre.
Comme si on se rendait pas compte qu'on était des mortels… Ça me fait penser à un des personnages de mon livre, un ami à moi, le petit Pierrot qui voulait être marin : les océans, on les regarde défiler dans l'écran de la télé le dimanche après-midi ; moi j'ai l'impression que les années elles ont défilé à l'usine à une cadence infernale.

Peut-être que le côté de la vie de l'usine, rythmé, syncopé, le marque encore plus ?
C'est terrible parce que, comme vous le dites, c'est très rythmé, c'est très syncopé, et le plus terrifiant en usine c'est qu'on a le sentiment qu'il n'arrivera jamais rien. On passe d'une semaine à l'autre… Moi j'ai bossé 17 ans en 3/8 ; quand vous êtes en équipe du matin vous vous dites "Putain ! Vivement l'équipe de nuit j'en ai marre." Quand vous êtes en équipe de nuit vous vous dites "Putain, vivement l'équipe de l'après-midi, j'en ai marre de me coucher à 4 h et demi du mat' et de pas réussir à dormir parce que j'ai bu 45 cafés et que j'ai fumé 3 paquets de clopes !" Je me souviens, c'était en permanence comme ça. Depuis 1991, j'échappe un peu à ce "désastre" ; le week-end on est en dehors de tout ça ; je fais deux fois 12 heures et je mets rien de moi dans l'usine, strictement rien de mon esprit en tout cas ; physiquement c'est dur. Je bosse sur des fours, il faut mettre de la puissance ; mais je mets pas un gramme de mon esprit.

A un moment, vous parlez de ce personnage appelé Charlot , alcoolique "guéri" et dont vous dites que finalement il ne lui reste rien, même pas ça.
Il lui reste la limonade… C'est un personnage qui a existé, je l'ai côtoyé. C'était un type qui portait la gentillesse sur lui quand vous le voyiez ; il a été désintoxiqué 2, 3 fois avec à chaque fois le chantage : "Soit vous vous soignez, soit on vous vire." Donc il buvait après ça 5 à 6 litres de limonade par jour, ce qui suppose qu'il allait pisser 50 fois dans la journée. Il avait son chiotte à lui. Il y en avait 25 : le 25ème, occupé ou pas, c'était son chiotte ; il attendait que le mec ait fini… C'est à la fois de la littérature, et en même temps, c'est vachement émouvant ; vous vous dites que c'est peut-être tout ce qui lui reste à ce mec.

Finalement, chacun essaie d'échapper à cette aliénation avec ses propres moyens ?
Il y a des gens qui se laissent complètement enfermer là-dedans, qui ont 3 gamins, une baraque à la campagne ; leur vie se déroule alors sans conséquence ; ils sont rentrés dans ce truc qui tourne en permanence. Finalement, c'est très confortable l'usine. Il faut être très fort pour pas se laisser embarquer par cette spirale. Pour celui qui ne réfléchit pas, ce n'est pas un problème ; mais quand vous réfléchissez, quand vous voyez où vous êtes, ça devient terrifiant. On en revient au problème de conscience dont on parlait tout à l'heure. Finalement, le monde il fonctionne bien parce que les gens n'ont pas de conscience. C'est douloureux d'avoir de la conscience.

Le but des Chroniques est-il d'ouvrir la conscience de vos collègues, de vos lecteurs ?
Non. Au départ je ne voulais pas écrire ce livre. Je me disais : il n'y a pas tant à raconter sur l'usine ; je vais écrire 25 pages, j'en aurai fait le tour. Finalement je me suis décidé, mais pas pour ouvrir la conscience des gens. Je le dis sans mépris : je m'en fous. C'est pas mon problème. Je l'ai écrit pour moi je crois, pour essayer de poser des choses.

Mais est-ce qu' on n'écrit que pour soi ?
Quand j'écris les Chroniques, je ne pense ni aux lecteurs ni à la presse ; je n'ai pas à penser à ça. Heureusement, parce que pour écrire, il faut faire du silence dans sa tête, il faut arrêter le bruit ; le bruit de la promo que je suis en train de faire, le bruit des radios, le bruit des journalistes, sinon vous ne pouvez pas écrire.

Dans votre livre, les chapitres, les phrases sont courts. Pourquoi avoir adopté ce style ?
Les livres, vous les écrivez dans la tête avant de les coucher sur papier. La première des choses, c'est d'avoir un parti-pris. Je me suis demandé : quel parti-pris ? Dans les Chroniques, c'est de retrouver le rythme de l'usine : à la fois très saccadé et très rapide. Les bécanes, elles vont de plus en plus vite en plus ; au niveau du style, de la syntaxe, j'ai voulu retrouver ce mouvement de l'usine. C'est un rythme très différent de celui de La station-service par exemple, pour lequel je m'étais déjà posé le même genre de problématique.

Est-ce que les Chroniques ont changé votre image de l'usine ? Est-ce que ç'a été pour vous un défoulement, voire une "thérapie" ?
Non, j'ai le même regard sur l'usine que j'avais avant de l'écrire ; enfin ce n'est pas tout à fait juste de dire ça. Je pense que j'ai compris des choses en écrivant sur l'usine : j'ai compris qu'on était encore plus dans le désastre que je l 'avais imaginé. J'ai fait l'autre jour une émission sur France-Inter avec un mec qui bosse chez Peugeot ; j'ai pratiquement rien dit, tellement lui avait besoin de parler : c'était terrible ce qu'il racontait. Les conditions de travail dans une des plus grandes entreprises françaises, la manière dont on a réduit l'homme. Il fallait le laisser parler. Moi j'ai la chance d'avoir ce livre, je pourrai encore parler. Il confirmait ce que je dis dans les Chroniques : on nous écoute jamais. C'est quand même nous qui les construisons ces bagnoles à 15 briques ! Et nous on roule pas avec des bagnoles à 15 briques ! Alors ça peut paraître le discours ouvriériste de merde, mais le mec qui se bousille les articulations des doigts c'est pas lui qui se met le cul dans ces bagnoles !

Mais l'écriture, c'est peut-être ça : échapper au désastre…
Oui oui, ou alors je serais devenu alcoolique, ou j'aurais fait 3, 4 gamins. C'est un combat de tous les jours. On a tous en tant qu'être humain des choses lourdes à porter en soi. L'écriture c'est une bonne manière de poser les paquets. Les miens de paquets, je les poserai dans mes prochains livres ; ça soulage, on se sent plus léger. Mais le but premier, c'est de dire des choses. Que ça soulage, c'est la conséquence. Ce qui est sûr, c'est que je ne peux pas vivre sans écrire, j'ai l'impression que quand j'écris pas, j'existe pas. Le sentiment d'exister, on se le cale par rapport à soi-même et pas par rapport au monde qui nous entoure ; avoir sa gueule dans le journal une fois c'est bandant, 2 fois aussi et au bout de la 15ème, ça va quoi ! J'ai bien conscience qu'il y a une grande part d'illusion dans tout ça, mais moi j'ai le sentiment d'être vivant ; et quand j'écris pas, ce qui est assez rare, j'ai le sentiment d'être à moitié vivant.

Est-ce une chance d'avoir la littérature ?
C'est une chance et parfois vous la payez cher ; par rapport aux gens qui vous aiment dans votre entourage et envers qui vous n'avez pas toute la disponibilité qu'il faudrait ; quand je travaille beaucoup, il n'y a plus de place pour le reste.