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L'Oeil électrique #13 | Voyage / Albanie, année zéro

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Par Gianni Ségalotti.

Une Soirée à Tirana : 22/07/99

17 heures. Je suis posté à l'ombre d'un abri de bus, dans la banlieue de Tirana. Du soleil et de la poussière. Je viens d'être déposé par une jeep de la Croix-Rouge qui m'a pris à l'aéroport. Dans la boutique de souvenirs, on vend des uniformes de l'UCK pour les enfants. La guerre du Kosovo finie, il reste encore de nombreuses ONG sur le territoire albanais ; elles sont appelées à repartir dans les prochaines semaines.
Un petit pays, l'Albanie, le plus pauvre d'Europe, qui découvre depuis huit ans le capitalisme de façon anarchique après un demi-siècle d'autarcie et d'enfermement politique. Jusqu'en 1991, l'Albanie ne se visitait pas. Pratiquant une sorte de national-communisme paranoïaque, le régime déviant d'Enver Hodja avait même été mis à l'index par Moscou dès les années cinquante.
Le bus arrive. En fait une grosse estafette bondée de monde qui m'emmène au centre-ville. Assis près du conducteur, un gamin prélève la monnaie : vingt leks le trajet, environ quarante centimes. Je m'installe à l'avant. Par la vitre, les constructions défilent. Tirana est une ville d'après-guerre, parallélépipédique, ouverte par de grandes avenues, avec des barres d'immeubles en briques rouges qui hésitent entre la ruine et le chantier.
Le taxi-brousse s'arrête Place Skanderberg, le héros de la résistance face aux Turcs au seizième siècle ; sa statue équestre domine la grand-place de Tirana. A deux pas, cernée par des constructions Réalisme Socialiste, une mosquée rescapée forme le seul îlot architectural chatoyant : en 1967, l'Albanie, décrétant la politique de l'Athéisme, a rasé la plupart des édifices religieux sur le territoire.
Cherchant une cabine téléphonique, je quitte la Place Skanderberg. Beaucoup d'étals de fruits et légumes le long des trottoirs, on y vend des cigarettes à l'unité. Les rues sont jonchées de détritus. Le ramassage des ordures n'existe plus depuis plusieurs années et les passants jettent désormais les bouteilles vides à même le sol.
Poussiéreuse et ensoleillée, Tirana évoque Beyrouth ou Sarajevo. Du fait d'un urbanisme sauvage, on y construit un peu partout sans la moindre autorisation légale. Des kiosques à légumes et à cigarettes squattent les jardins publics. Avec des permis provisoires, les constructions deviennent définitives, avalant au passage les arbres, les palmiers et les rares espaces de verdure. Les brochures communistes d'avant 91 donnent de Tirana l'impression tropicale d'une ville-oasis : des rues propres, des rangées de palmiers bien alignés. Plus maintenant. L'activité permanente des chantiers génère un flot de poussière continuel. Ayant trouvé une cabine, je contacte Enrieta, une institutrice francophone. En vertu de l'hospitalité albanaise, elle accepte sans problème de m'héberger pour la nuit. Dans la soirée, son fils, un adolescent, me fait visiter Tirana en nocturne.
Au crépuscule, les rues charrient un flot de circulation nerveux et anarchique. Malgré la pauvreté du pays, les voitures de luxe roulent en abondance : 4x4, coupés Mercédès. Le pays a découvert l'automobile avec le capitalisme. Avant 91, l'usage des voitures était strictement réservé aux cadres du régime, les particuliers n'y avaient pas accès. Ramazan, mon jeune guide m'explique qu'il s'agit de véhicules étrangers d'origine douteuse. Des gangs albanais opèrent en Allemagne, en Italie et chargent par bateaux entiers les voitures volées pour le port de Durrès. Leurs cousins se chargent alors de les écouler sur le territoire en Albanie.

Un Taxi pour Gjirokastër, 23/07/99

Le lendemain, un taxi me prend dans le centre pour accomplir le trajet de Tirana à Gjirokaster. A la sortie de Tirana, beaucoup de grandes bâtisses luxueuses encore en construction érigées par les maffieux/nouveaux riches, avec à chaque fois, un nounours accroché en hauteur. Intrigué, je questionne Bujar, un futur collègue de travail :
- Ah ! ait-il un peu gêné, c'est pour éloigner le Mauvais œil, la Jettatura !
Passée la ville, j'aperçois un camp grillagé avec au centre un bloc sanitaire sur une dalle en béton : un camp de réfugiés kosovars, rapatriés depuis quelques semaines. Pour les Albanais, accueillir leurs frères du Kosovo ne semble pas avoir posé de problème. En 1912, lors de l'indépendance de l'Albanie, avec le découpage territorial opéré par les grandes puissances, il y avait autant d'Albanais à vivre en dehors des frontières qu'en dedans.
Tout le long de la route, on remarque de petits dômes en ciment au raz du sol : des blockhaus construits dans les années 80 à la fin de l'ère Enver Hodja. Agglutinés en bordure des routes ou en grappe au milieu, ils sont orientés dans tous les sens, sans véritable enjeu stratégique : l'ennemi pouvait surgir de nulle part. Il y a environ 300 000 nodules de béton sur le territoire albanais, presque un blockhaus par habitant.
- N'appelez pas cela des blockhaus, disaient les officiels du régime, appelez cela des champignons.< /P>

Souvenirs de la Ville de Pierre, 24/07/99

Gjirokastër est située au sud, près de la frontière grecque. C'est là, en 1949, que les partisans de l'ELAS, les communistes grecs, venaient soigner leurs blessures après avoir passé la frontière. Abandonnée par Staline à la sphère d'influence anglaise, la Grèce fut livrée dès 1945 à la guerre civile et vit ses maquisards de la première heure exterminés. Sur les pentes du Mont Grammos, à quelques kilomètres au sud de Gjirokastër, les conseillers stratégiques américains profitèrent de l'occasion pour tester une arme inédite face à la guérilla dans les collines : le napalm.
Dominée par une ancienne forteresse turque, Gjirokastër est une ville abrupte bâtie à flanc de coteaux. L'écrivain albanais Ismaël Kadaré disait de la ville que si l'on manquait une marche d'escalier, on se retrouvait aussitôt assis sur le toit d'une maison.
Au pied du centre historique préservé, à l'ombre de la citadelle ottomane, on a érigé pour la population ouvrière des séries d'immeubles aux façades de briques nues et aux finitions incertaines. Pour l'agrément des trottoirs, les urbanistes ont planté des palmiers aussitôt recouverts de poussière.
Sur les collines, au niveau de la citadelle, des bidonvilles où les Tziganes sont installés. En Albanie, dans les années soixante, comme dans les autres pays de l'Est, on accusait les Roms de parasitisme. Déjà très minoritaires au Pays des Aigles, les Tziganes ont alors été contraints à une sédentarisation forcée sous le régime.
Je suis accueilli par mes collègues coopérants dans le vieux quartier de Gjirokastër. Ils sont arrivés depuis une semaine, le jour où les derniers Kosovars quittaient la ville.
Le soir, sur le balcon, je fais la connaissance de Raymond, le voisin de palier, un étranger lui aussi, luxembourgeois. Assis sur la terrasse qui domine la ville, il finit pensivement une bouteille. Sur les collines incendiées, puis dans les rues, des coups de feu en rafales éclatent, sporadiques :
- Tous ils ont des armes maintenant, depuis la guerre civile ! fait Raymond.
J'acquiesce d'un mouvement de tête. Avant de partir, mon association m'a brièvement expliqué la situation. Vers 95, avec l'accord du gouvernement libéral en place, des sociétés financières ont monté des systèmes d'épargne pyramidaux basés sur le vieux principe des chaînes d'argent. Pour que chaque épargnant puisse toucher ses intérêts, il devait trouver trois autres épargnants qui plaçaient à leur tour leur capital dans la société. Au bout de plusieurs mois, selon une logique d'épuisement mathématique, le système a fatalement fait faillite.
Vers février 97, les premières émeutes se sont déclarées dans le pays. Les petites gens flouées se sont retournées contre le gouvernement Démocrate de Berisha et ont saccagé tout ce qui s'apparentait à un édifice public : écoles, administrations, jusqu'aux casernes vidées de leur contenu. A Tirana, des civils sont même allés jusqu'à s'emparer d'un char d'assaut et ont pilonné rageusement les rues de la ville. Les troubles ont duré près de neuf mois. Depuis, chaque Albanais dispose en moyenne d'une Kalachnikov et d'un chapelet de grenades ; les commissariats et les casernes sont vides et la population civile est armée jusqu'aux dents. Les jours suivants, je croiserai fréquemment des passants se baladant avec un revolver à la ceinture ou transportant un fusil-mitrailleur dans un étui.
Une autre rafale de Kalach retentit. Raymond tourne alors la tête vers moi :
- Tu sais, quand ils tirent le soir, c'est pas méchant. Une salve ou deux en l'air, c'est tout, puis ils vont se coucher.

Pêche à la Dynamite, 25/07/99

Le week-end venu, Raymond nous propose une sortie au bord de la mer. Embarquement dans son 4x4. Quitté la ville, il emprunte la nationale qui relie Tirana à Athènes.
Il y a toujours des incendies et de la fumée dans les collines. Sur le bord de la route, même un cimetière est en feu : opération désherbage.
Le véhicule passe devant le village de Lazarat, haut lieu du banditisme local et fief du Parti Démocrate à tendance fondamentaliste ; le village demande d'ailleurs son rattachement à la Turquie et vit du racket de la communauté grecque, prospère et bien implantée dans la région.
Pour Lazarat, parler de bidonville serait plus exact. L'eau courante n'existe pas et, d'après un observateur de l'OSCE, les Lazaratis refusent de se la faire installer car il leur faudrait passer par des entreprises grecques.
Il y a quelques mois, le village a défrayé la chronique en opérant un blocus sur la nationale : des ados en cagoules avec des Kalachnikovs interceptaient tous les véhicules pour les rançonner. Pendant plusieurs semaines, les camions de marchandises en provenance d'Athènes ont tous été systématiquement arrêtés et vidés.
Passé Lazarat, le 4x4 prend à l'ouest vers la mer et emprunte un itinéraire escarpé de route de montagne. Dans les virages, on a placé des petits mausolées kitsch et coûteux. Quand survient un accident, la famille du défunt fait parfois édifier un monument au bord de la route. Les pistes albanaises en sont jalonnées.
Fin du périple sur une plage de la Mer Ionnienne : Saranda. Baignade.
Au large, on voit nettement l'île grecque de Corfou, distante de cinq kilomètres. Les candidats à l'émigration qui ne peuvent se payer un visa au consulat grec tentent parfois leur chance à la nage. Depuis des années, les Albanais quittent le pays pour tenter leur chance à l'étranger. Qui pourrait leur jeter la pierre ?
Déjà, durant l'été 91, après la débâcle des communistes aux élections, des milliers d'Albanais avaient quitté le pays par cargos entiers, traversant l'Adriatique pour accoster à Bari en Italie. Durant plusieurs semaines, le pays d'accueil avait alors procédé à une vaste opération de stockage humain, entassant dans des conditions dramatiques les Albanais sur les quais ou dans des stades. Le temps pour l'Italie de se retourner et de négocier avec Tirana un retour forcé au pays pour tout ce monde-là.
La baignade est alors interrompue par des échos d'explosion assez proches :
- Dynamite fishing, commente Raymond, rigolard.
Avec la déliquescence du régime, les pêcheurs comme les gardes-côtes ont pris l'habitude de pêcher à l'explosif. Il est plus facile de se procurer un bâton de dynamite que de se payer un bon filet de pêche.
Fin de soirée au restaurant chez le Colonel, un ancien boxeur qui a fait carrière dans la police politique, recyclé depuis dans la restauration.
Le soleil se couche rapidement derrière les collines. Un dauphin saute dans la baie de Saranda. Parfois, l'Albanie peut ressembler à une carte postale.

Echos du Kosovo, 06/08/99

Un vendredi soir, un peu avant notre départ, la chambre de Raymond se transforme en sas de décompression. On s'échangera une dizaine de joints. Raymond est en fait un ancien tankiste de l'armée luxembourgeoise qui travaille actuellement comme observateur pour l'OSCE.
Allongés sur le sol, on regarde les motifs du plafond qui semblent curieusement s'animer. C'est une authentique chambre patricienne de style ottoman, avec des boisseaux ouvragés, contournés comme des arabesques.
Raymond cherche alors quelque chose sous son lit. Il en ressort un exemplaire du magazine Klan, l'équivalent albanais de Paris Match :
- Regarde.
Un reportage choc est consacré à la purification ethnique dans le sud Kosovo durant le mois de janvier. Parmi les photos, une image vidéo à gros grains : je reconnais Raymond de profil en train de fouiller un cadavre allongé dans les feuilles mortes. L'homme est raidi dans une attitude étrange, son visage mat a presque viré au gris et ses yeux sont grands ouverts, effarés.
A cette époque, le travail de Raymond pour l'OSCE au Kosovo consistait à suivre les milices serbes. et à retrouver l'état civil de leurs victimes avant que la police ne fasse disparaître les corps dans des fosses communes. Avant de chercher d'éventuels papiers d'identité, Raymond devait palper par précaution les cadavres : les Serbes les piégeaient parfois avec des grenades.
- Celui-là avait les paupières contractées, poursuit Raymond. C'était impossible de lui fermer les yeux. Au bout d'un moment, j'ai fini par ne plus pouvoir supporter leur regard. A mon dixième corps, j'ai pris de l'adhésif et je leur refermais les yeux pour pouvoir faire mon travail.
Une autre photo montre son agence sur la place de Rogovo ; sous ses fenêtres, une vingtaine de cadavres sont étendus à même le sol.
- Ils ont enlevé les corps au bout de quelques jours. Mais le sang est resté, il avait imbibé le sol. Jésus ! J'ai prié pour que la pluie tombe et vienne nettoyer tout ça.
Peu après, son agence de l'OSCE a été bombardée par les Serbes. Il a fallu se replier. La veille, il nous a montré l'obus qu'il avait conservé, enveloppé dans un linge souillé : une ogive de fabrication ex-soviétique, gorgée de shrapnels vicieux, tranchants comme des rasoirs.

Vol retour pour Ljubjana, 15/08/99

Départ à l'aube de Gjirokastër. Le taxi quitte la ville, s'engage sur les lacets de la route de montagne. Dans quelques heures, nous atteindrons l'aéroport de Tirana, quasi-déserté de ses ONG. L'épisode du Kosovo se termine pour l'Albanie.
Au détour d'un virage, un cul-de-jatte est assis au milieu de la route avec une sébile. Le taxi fait une embardée, évite la moitié d'homme et continue son chemin.