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L'Oeil électrique #13 | Nouvelle / Pour l’avenir d’un soldat

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NOUVELLE / POUR L’AVENIR D’UN SOLDAT

Par Alain Tonnard, Gaël Malry.
Photos : Bruno.

"A force d'être juste, on est souvent coupable."
Corneille

Une paupière qui s'ouvre sur un ciel brouillé, un œil qui s'interroge.
Un visage s'anime dans la pénombre naissante... Ses traits sculptés par la fatigue, figés par la sueur et le sang, portent dans leurs sillons la trace des combats menés ces derniers jours. Silhouette boueuse engoncée dans ce cratère informe, l'homme reprend sa respiration en aspirant à pleins poumons. Odeur cuivrée, parfum écœurant d'une terre fraîchement retournée, effluves capiteuses au relents de charnier, senteurs sans nom aux membres déchiquetés. Il tousse, à s'en arracher les poumons. Si cette guerre ne le tue point, le typhus aura raison de lui tôt ou tard, il n'espère plus s'en sortir vraiment. Seule lui importe la réussite de sa mission, maintenant. Et ce, à n'importe quel prix... Un sifflement déchire la quiétude relative au-dessus de lui. Une détonation brutale secoue ses entrailles tandis qu'explose en une gerbe de boue sanguinolente l'un des soldats allemands qui montait à la charge quelques minutes, quelques heures ?, auparavant. Les cris résonnent dans sa tête en une lancinante complainte et ses oreilles bourdonnent encore lorsque, déchirant les volutes gazeuses, surgissent du néant les premiers tanks anglais.

Il jure à voix haute tout en s'extirpant de son mieux du cratère. Les chenilles franchissent les lignes du no man's land à la vitesse d'un homme déterminé. Inexorablement, l'acier écrase tout sur son passage. Sans pitié, sans remords. Les hurlements sont plus brefs cette fois-ci.
- Schnell ! Schnell ! Un jeune sous-officier encourage de ses signes son unité à se replier vers les premières tranchées allemandes. Il tombe soudainement à genoux, prenant conscience qu'un moignon remplace dorénavant son avant-bras gauche. Les obusiers français cessent le feu un instant. Une chape de silence s'abat sur le champ de bataille. Le contraste est tellement fort qu'il en devient assourdissant.
Puis vient la première vague. Une ligne disparate de casques bleu sale et de baïonnettes maculées, avance dans sa direction...

- Nos troupes sont en déroute ! Les Français tentent un assaut sur le front 17, les hommes refusent de garder leur poste, les tanks les terrifient. Quels sont vos ordres, mon colonel ? L'Oberst tourna la tête dans sa direction. Cette jeunesse ayant perdu toute innocence, mais conservant une once d'espoir au fond des yeux, lui rappela la sienne. Ces deux dernières années passées à l'attendre avaient été un véritable enfer. "Le Bureau" ne pouvait lui donner plus d'informations sur sa localisation, mais ils étaient intimement convaincus, qu'il serait là bientôt. Il suffisait d'attendre. Le Temps n'était plus une contrainte désormais.
Il savait qu'il ne renoncerait pas : Roland avait toujours été l'un des meilleurs éléments du "Bureau". Ils avaient été conditionnés tous deux, tout au long de ces longues années d'entraînement intensif, pour ne jamais abandonner une mission ; quel qu'en soit le prix... Ich habe die Zeit...
- Mon colonel ?, reprit le jeune gradé, conscient que l'Oberst s'était, une fois de plus, perdu dans ses pensées...
Et s'il avait raison après tout,... si son choix était le bon...
- Faites un exemple lieutenant. L'Empereur ne saurait tolérer ni lâcheté ni défaitisme dans ses rangs. Il lui tendit un Mauser. Un homme sur dix. Vous avez six balles ainsi que toute ma confiance. Le jeune homme prit l'arme comme l'on serre une main chaude et moite : avec répugnance. Il plongea son regard d'ange blessé dans celui de l'Oberst. Ce qu'il y vit lui donna la nausée : il était froid, vide de toute émotion. Il tourna les talons après un salut réglementaire puis se coiffa du casque à pointe à la sortie du cagna. Le colonel ajouta avant même qu'il n'ait franchit l'étroite ouverture :
- - Et n'oubliez pas, bitte, de lancer les gaz pour la contre-attaque... lieutenant.

Une silhouette hagarde, couverte de boue surgit des limbes du no man's land. Un soldat hurla une sommation à son attention. L'homme continua d'avancer en criant quelques mots en allemand. Il trébucha à dix mètres de la tranchée, l'uniforme à peine reconnaissable, les mains encore en l'air. Deux sentinelles se précipitèrent, le tirant vers la ligne après s'être enquis de l'emblème de sa tenue : un aigle farouche aux ailes ténébreuses, deuxième compagnie. Celle qui fut décimée il y a quarante-huit heures aux abords de la Bargue par le corps expéditionnaire britannique. Tirant sur le col de l'un de ses sauveurs, il lui murmura une question à l'oreille. Dans la précipitation, son léger accent aurait pu le trahir sans le tonnerre des tirs d'artillerie. Le soldat acquiesça. Roland sentit son cœur battre à tout rompre : enfin, après toutes ces errances "il était là, dans cette compagnie, à portée de main... Devant sa soudaine agitation le soldat dut le calmer avant de lui passer un masque sur le visage. La fièvre des tranchées était encore préférable aux supplices de l'ypérite. Ils l'enverraient à l'hôpital de campagne dès l'assaut terminé.

On frappa à la porte. L'Oberst Von Rauffenstein lança un rond de fumée vers l'ampoule vitreuse de l'abri, suivi d'un "herein" fatigué. Un petit homme d'une quarantaine d'années portant une blouse autrefois blanche, une fiche de soins dans la main gauche et un stéthoscope autour du cou planta un salut impeccable devant l'officier du contre-espionnage.
- Eh bien, herr Lang, quel vent putride vous amène ? Le docteur haussa un sourcil de reproche avant d'arborer son plus grand sourire. L'une de ses dents était gâtée.
- Cet homme que vous recherchez depuis...
Il sembla faussement perdu dans ses pensées, affichant un simulacre de réflexion puis ajouta comme une évidence... depuis le début de cette guerre en fait ?... La main du colonel s'arrêta net avant d'atteindre ses lèvres. La fumée elle-même sembla se figer un instant dans la petite pièce. Le docteur ressentit toute l'attention de son supérieur peser sur ses maigres épaules telle une capeline de plomb. Eh... eh bien je pense avoir mis la main dessus ce soir même ! Son sourire se fit carnassier. J'imagine qu'il s'agit là d'un espion de premier ordre...
- Vous n'imaginez rien doktor vous n'en avez pas l'autorisation. L'abri fut secoué par un grondement sourd. J'attends de vous la plus grande discrétion herr doktor... Sa voix était dangereusement douce... vous m'obligeriez beaucoup en oubliant même jusqu'à son existence. Sachez seulement... ses yeux crucifièrent l'informateur... que cet homme pourrait causer grand tort à l'Allemagne.
Son sourire s'évanouit. Il posa son rapport sur le bureau avant de claquer des bottes face au portrait de "Germanica" apposé sur le mur de l'abri. L'égérie de l'empire germanique faisait face à la marine anglaise voguant vers les terres, vêtue de son armure dorée, armée de son glaive affilé, elle semblait invulnérable. Von Rauffenstein attendit qu'il sortit. Il se leva lentement, résolu. Après tous ces mois passés à attendre, après toutes ces boucheries inutiles, après toutes ces questions il savait aujourd'hui ce qu'il devait faire. Le plafond vibra encore sous le feu des "Jack Johnson" britanniques. Il saisit une enveloppe "confidentielle" sur le bureau, de celles réservées aux agents de liaison, déplaça une grenade à main pour s'emparer d'un feuillet vierge, et après l'avoir gravement contemplé, le glissa tel quel dans l'enveloppe. Il réfléchit un instant et décida dans un sursaut d'humour noir de l'adresser au Feldmarschall Von Moltke. Il chargea un deuxième classe en poste devant la cagna de transmettre la missive sans tarder à l'agent de liaison. "Pardonnez-moi" implora-t-il dans la langue de ses ancêtres, tandis que s'effaçait la silhouette sous le rideau de pluie. Le futur est en marche...

La première pensée qui lui vint à l'esprit lorsqu'il ouvrit les yeux, étendu sur ce lit de camp maculé, fut : "Il est là !... Le soldat venait de le confirmer... Il ne s'était donc pas trompé dans ses calculs. "Le Bureau" t'a bien formé Roland !, songea t-il, un sourire amer sur le visage... Il se redressa péniblement sur un coude, évitant de fixer cette lueur jaune-tiède, grésillant au-dessus de lui. Les râles d'une dizaine de pauvres créatures jetées sur d'infâmes paillasses où grouillaient des poux affamés, lui vrillaient le crâne. Un adolescent aux traits angéliques délirait sur son lit, implorant sa mère de lui mettre des chaussettes chaudes. Les engelures avaient rongé ses chairs jusqu'aux genoux. Il ne devait même pas avoir 20 ans. Un peu plus loin une infirmière débordée tentait vainement de calmer un appelé victime d'une crise de tétanos, son corps tendu à l'extrême donnait une impression d'abominable élasticité. Un calendrier moisi sur lequel s'affichait un canon de 150 illustrait une réclame d'un goût douteux du Somme Times punaisée à côté :
"Le tir de barrage, un vrai médicament contre l'optimisme !"
Son cou le démangeait Les premières rougeurs étaient apparues avant l'assaut Il devait agir vite, maintenant ; la maladie gagnait du terrain sur son organisme. Il se savait condamné et quelque part, cela le réconforta : il n'aurait pas à hésiter le moment venu... Il se glissa dehors, sous une pluie battante, sans même prendre la peine de se dissimuler, scrutant dans les ténèbres déchirées par d'étranges langues de feu, celui qu'il était venu chercher.
Un soldat traversa son champ de vision à l'entrée du boyau de communication. Ce dernier stoppa devant une silhouette en faction et sortit une missive de sa poche intérieure.
- J'ai un message de l'Oberst Von Rauffenstein...
Une vingtaine de mètres le séparait des deux hommes. Son cœur s'accéléra soudain......à remettre d'urgence et sans délais... Ce profil... Cette allure !... Il pressa le pas dans leur direction... ...au cantonnement du Feldmarschall, poste 38... Seigneur ! Il ne faut pas qu'il... Une main se referma sur son épaule endolorie alors qu'il cherchait dans un ultime réflexe son arme à la ceinture. Ses doigts rencontrèrent le vide. Il pivota sur lui-même. Deux agents de la sécurité militaire le dévisageaient.
- Veuillez nous suivre, bitte, le colonel Von Rauffenstein souhaite vous voir.
Il tourna la tête vers l'ombre qui déjà disparaissait dans le boyau... Jetzt !... NON ! C'était trop bête ! L'Autre n'était qu'à quelques mètres de lui, presque à portée... Il cria, puis se débattant comme un diable bondit vers l'entrée boueuse dans une ultime tentative, bras en avant... Sa tête lui sembla exploser sous le coup de matraque...

- Il a tenté de s'enfuir alors que nous l'appréhendions, mon colonel. Les deux colosses encadraient une forme tremblante et résignée, tête basse, les cheveux masquant son regard.
- Lâchez-le messieurs et...
La surprise fut immense.
Roland reconnut la voix du gradé allemand... Il chassa ses cheveux dégoulinants d'un mouvement brusque... sa respiration devint hésitante... ...laissez-nous, je vous prie. La porte se referma sur le souffle rauque du prisonnier, assis face à son vieil ami. Le colonel lui tournait le dos. Celui-ci saisit une bouteille sur l'étagère et se mit en devoir de remplir deux verres.
Il lui fallut un moment pour se ressaisir. Les salauds ! Pourquoi lui alors que... sa famille... ses ancêtres, enfin merde pourquoi lui ! Parce qu'ils savent qu'il est comme un frère à tes yeux, parce qu'ils s'imaginent que tu ne tenteras rien contre ton meilleur ami, lui souffla sa propre conscience... Il tenta de se ressaisir. - Tu es plutôt bien installé à ce que je vois. Sa voix sonnait faux. Il tremblait. L'Oberst se retourna et lui tendit un verre plein d'une liqueur translucide. Son cœur se serra à la vue de celui qui était son "double" au Centre d'Entraînement. Sa silhouette famélique et grelottante, sa figure ravagée par ses nuits d'errance et de guerre... Tout cela pour rien. Il avait échoué dans sa mission, à cause de lui, son compagnon de chambrée, son binôme, son partenaire de transfert... et il devait l'avoir compris : l'Oberst le lisait dans ses yeux.
- J'ai eu le temps de t'attendre. L'Oberst but d'un trait l'alcool incolore et ne put contenir une grimace. Je n'ai jamais pu m'habituer à ce tord-boyaux en deux ans...
L'autre resta sans voix.
...Eh oui, "le Bureau" n'a jamais réussi à retrouver ta trace, précisément en tout cas, depuis votre évasion. Votre petit groupe de renégats a échoué. Tu es le dernier Agent encore en vie. Nous savions que tu viendrais, nous savions que tu tenterais de l'arrêter avant... Je suis ici depuis le début de la guerre, tu sais.
- Et ils t'ont envoyé, toi ! TOI ? Un rire hystérique s'éleva dans la pièce, une sorte de folie s'empara de son âme. Toi ! Toi dont les parents se recueillent encore devant "le Mur"! Toi dont le nom de baptême est inscrit dans le grand Livre Sacré ! Toi que l'Histoire a privé d'une vraie famille !...
- Je... Je ne peux pas te laisser changer le cours de l'Histoire ainsi, je... je disparaîtrais au même titre que Marianne et les enfants. C'était sa voix qui tremblait maintenant. Nous n'aurions jamais existé ! As-tu pensé aux conséquences de tes actes ?
A ces mots, une fureur incoercible envahit le prisonnier :
- As-tu pensé dans ton égoïsme écœurant, as-tu pensé une seule seconde à tous ces hommes bafoués, humiliés, massacrés dans la honte et la misère ? As-tu pensé une seule fois à toutes ces femmes violées, mutilées, éventrées ? Il hurlait à présent. As-tu pensé à tous ces enfants privés du seul bonheur d'être avec leurs parents, de cette innocence qu'il va leur voler pour cracher sur leur tombe ? Il se leva de sa chaise, prêt à bondir. L'Oberst vit le faciès de son ami d'enfance s'illuminer d'une rage sans pareille, il le vit prendre un million de traits différents et pourtant identiques, ceux de tout un peuple... Il n'avait plus le choix. Il dégaina son Mauser et le pointa dans sa direction.
- La première Directive Temporelle est formelle, Roland. Il ne peut y avoir AUCUNE exception ! L'Histoire ne nous appartient pas.
La porte s'ouvrit à la volée. L'agent de liaison entra précipitamment. Il brandissait encore la missive transmise une poignée de minutes auparavant.
- Pardonnez-moi mon colonel, mais le poste 38 vient de tomber aux mains des Français !
Ils le reconnurent tous deux instantanément.

Roland réagit en premier. Il se précipita sur le bureau, saisit en un tour de main la grenade, pivota sur ses talons et se figea. Son regard était tranquille, sa voix triomphante, il sourit à l'officier du contre-espionnage comme à un proche que l'on ne reverra plus, puis le salua : "Pour l'humanité, Jacob !" La goupille tomba sur le sol.

- En voilà un qui s'en sort bien en tout cas... Le brancardier tira sur sa cigarette avec un plaisir évident.
-Ja, il s'en tirera sans doute avec une belle cicatrice à la jambe, mais il vivra. L'agent de liaison était étendu sur un lit, aux bons soins d'une nurse attentive qui débarbouillait son visage maculé.
-Mein Gott, ce pauvre colonel n'aura pas eu cette chance. Il s'est sacrifié pour un première classe tu te rends compte ?
- Un vrai patriote qui donna sa vie pour l'Allemagne.
- Pourriez-vous aller bavarder plus loin s'il vous plaît ? Il y a des malades ici !

Ce 8 novembre 1916 la radio allemande annonçait qu'une série de manifestations pacifistes défilaient dans tout le pays sous la férule du parti communiste. Tous semblaient s'en ficher éperdument tandis que l'homme dont on nettoyait la petite moustache brune écoutait avec attention...

Il savait dorénavant quel serait son avenir.