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L'Oeil électrique #14 | Nouvelle / Caniveau

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Par Thomas Sonnefraud.
Illustrations : Caroline Sury.

Mon bide me lançait sérieusement depuis des heures, il me lançait tellement que je souhaitais presque en finir, me jeter sous une bagnole, histoire de faire la peau à cette merde qui me rongeait les entrailles depuis trop longtemps. J’avais beau tourner la chose dans tous les sens je ne voyais pas trente six causes à mes maux effroyables : la barbaque du week-end dernier ! j’avais englouti un peu de ce cadavre de chien, j’aurais jamais dû y toucher ! ça n’a pas coupé, un peu comme si on avait brisé le pacte incertain qui se maintenait entre les deux espèces, une sorte de malédiction qui s’abattait sur moi, et mon bide. Je ne savais plus quoi foutre, ça m’immobilisait.

J’ai traîné, pour voir si avec le soir et le froid, la douleur ne disparaîtrait pas, ça n’a rien changé, ni augmenté ni baissé, j’étais tétanisé par cette mort qui se baladait le long de mes côtes et s’en donnait à cœur joie, ravageant le plus possible mes viscères calamiteuses ! j’ai hurlé tant que je pouvais, et mon cœur a même failli lâcher vers l’aube quand je n’en pouvais plus de tout ça, quand je me suis retrouvé sur le Recouvrance en plein délire, comme si j’avais pris un peu de ces champignons dont on raffolait plus jeunes, ces petits chapeaux chinois qui poussent sur les décombres, à l’ombre, pendant la saison chaude... au bout d’un moment, j’entendais le tonnerre ambiant se réveiller, déjà quelques bolides luisants filaient sur le macadam, je me suis avachi près du port, derrière la gare, la fatigue a dominé le mal et je me suis endormi, comme un gros sac rempli de fèves toxiques.

Je me suis réveillé en maudissant le monde et ses artères, les êtres debout et leur ritournelle, mon inconséquence à la noix, bref je me suis redressé, la tête furieusement à l’étroit dans le salmigondis de mon existence.

Existence maigre.

J’étais dos à la gare, il me fallait passer sur la passerelle pour éviter les énormes turbines qui attendaient froidement quelque chose dont je me foutais pour s’en aller ; je les détestais proprement, avec leur grincement infernal, leur rigidité et l’impossibilité qu’elles recelaient à nous accueillir, nous autres, les chats. J’ai fait le plein de courage et j’y suis allé, je l’ai traversée, dignement, le front haut, croisant une vieille grande qui sentait la fin, l’affolement s’est emparé de moi quand une sirène s’est jetée sur les rails goudronnés, je me suis précipité aveuglement vers l’autre côté. Mon cœur battait la chamade, j’avais les yeux embués mais j’étais immensément fier de moi. J’étais dans un nouveau quartier, enfin l’un de ceux que je ne fréquentais plus guère. Saint-Marc. J’y connaissais quelques vieux mâles et un restaurant grec. Ce n’était pas vraiment important, ce qu’il me fallait c’était trouver une solution à ces crampes horribles qui secouaient mon être avec autant de brutalité, de dévastation qu’une première fonte des neiges se déversant brusquement dans le lit inaménagé d’une vallée bourgeonnante. Outre cela je n’avais aucune envie de réveiller quelque fausse amitié de ma jeunesse : je ne croyais plus à ce genre de chose depuis des lustres.

Tout le jour j’ai déambulé dans ce quartier sans grand intérêt. Dès que je croisais un congénère, j’avais ou l’envie de lui larder sa face de joli cœur ou l’envie de le prendre, indifféremment. J’étais un solitaire forcené, sans morale, sans remords, sans rien qui puisse affecter durablement l’âme et le caractère. C’était plus facile ainsi, je prenais ce qui me revenait de droit, c’est-à-dire tout ce que je trouvais ! hé hé hé... et mon âme de racaille s’en satisfaisait à merveille.

Vers la mi-journée, je suis tombé sur un lot de plantes analgésiques, j’ai ingurgité l’ensemble sans me poser de question. C’était terreux au goût, et une franche crasse pour les autres, mais ça... ça m’a calmé rapidement, je me suis senti revivre. A partir de là, j’ai recouvré une vitalité incompréhensible, je me suis souvenu de Coun, de son histoire terrifiante avec des fleurs rougeâtres dont il ne connaissait rien, j’espérais ne pas subir ce qui avait suivi une telle imprudence, le pauvre avait péri en régurgitant ses boyaux… fallait le voir, avec ses tripes blanches qui ressortaient à toute allure par son gosier, qui encombraient jusqu’aux commissures de sa petite gueule mignonne, un cauchemar.

J’ai décidé de dormir après, pour conjurer le sort, espérer le rétablissement définitif. Je me suis réveillé en fin d’après-midi, il faisait un peu frais, mais le ciel se dégageait, et j’avais de la légèreté à revendre ; le ténia qui me meurtrissait le ventre avait succombé aux agents de la plante, c’était dément ! A tout le moins ma soirée à venir s’enjolivait d’elle-même. Aussitôt mon sexe s’est manifesté, il a envoyé une sourde plainte sanguine et j’ai basculé lentement dans la douceur d’un renouveau entier auquel le hasard me permettait de croire. J’ai couru un peu, sauté sur quelques murs, glissé contre des toits galvanisés, miaulé au vent, pissé au vent, rôti au soleil derrière une fenêtre brisée dont il restait suffisamment de verre pour réchauffer bibi ! ma joie a gonflé, je ne devais plus m’arrêter avant bien longtemps, me disais-je, confiant. J’étais increvable c’était ça la leçon à en tirer, ça la leçon

de ces deux jours à morfler sans intérêt, gracieusement... je m’en étais tiré sans trop de difficulté, et de proche en proche les sentiments d’invincibilité, d’immortalité se sont insinués en moi, se sont imposés à mon ego, sans que j’intervienne a contrario. Je me devais d’honorer ces nouvelles empreintes du destin. Par défi, je me suis lancé sur les traces d’un chien qui venait de marquer son territoire, je passai derrière lui et effaçai dignement et soigneusement ses traces fétides en y substituant l’odeur jouissive de mon pedigree superbe et altier.

Je déconnais ainsi, aléatoirement, quand je l’ai vue.

Elle m’est apparue en odeur d’abord, j’ai deviné au gré des humeurs volatiles une subtile fragrance poétique, féminine et jeune, je l’ai aussitôt intégrée, pour qu’elle ne m’échappe plus, que je puisse la remonter facilement. Je me rapprochais du cœur du quartier, je me rapprochais autant du domaine du suzerain local ; ça m’excitait, tout venait au bon moment, le retour de la santé, une jeune chatte, l’avant-goût d’une rixe, la possibilité d’usurper en une seule fois la régence d’un quartier.

Je l’ai vue qui s’adonnait au soleil, sur un muret recouvert de mousses, dont je soupçonnais la venimeuse mérule de le digérer en secret, à sa manière, intestine. O que j’aimais cette mérule qui, tout comme moi, s’attachait à dissimuler son action délétère sur le monde… Elle avait une fourrure bleu sombre, striée du noir et du gris brestois. De longues moustaches ornaient son adorable frimousse, ses grands yeux clos donnaient à penser qu’elle était de cette race qui supportait les traits ignés du jour, je ne résistai pas une seconde. Le désir a enflé irrésistiblement, je suis devenu une grosse boule énervée, enfiévrée par la vision délicate et sexuelle que m’offrait ce jour splendide auquel ma vanité profonde ne cessait de rendre hommage. Je me suis lavé succinctement, un peu partout, j’ai brossé ma figure stellaire et ôté les scories organiques qui pullulaient aux coins de mes yeux. Puis attendu que rien ne pourrait plus me stopper j’ai lancé un fort rugissement, érotique et dominant. M’annonçant. J’ai apparu dans le soleil déclinant, à l’opposé du jusant, enrobé des mille feux dardés par l’astre aux merveilles et j’ai avancé sans atermoiement, fort, viril, élégant animal que j’étais, capitaine de son destin, irrésistible à mon tour…

Elle m’attendait depuis mon cri. La tête reposée sur ses pattes avant. Mon regard a plongé sur elle, je l’ai recouverte de ma bravoure, m’immisçant dans ses chairs grêles, je parcourais son corps, scrutant sa croupe, toujours m’approchant. invincible. Lorsque je fus près d’elle, qu’elle se fut redressée, j’ai senti de la peur dans son regard vermeil, de l’inquiétude quant à moi, quant à mes élans. Trop tard, quoique je découvris à cet instant, ma résolution s’était affermie, je ne reculerai plus, surtout pas pour parlementer avec cette petite sotte insouciante, méconnaissant ses atouts féconds. J’avais envie d’elle comme d’une seconde vie, comme d’une millième vie, je voulais offrir à ma descendance cette matrice ravissante, il était hors de question qu’elle me résistât. J’avançais, elle se montrait de plus en plus réticente, alors j’ai fondu sur elle, l’haleine chargée de nuptialité, la queue roide, les muscles aux aguets de quelque imposture de sa part…

Ce qui s’est passé par la suite m’a décomposé, stupéfié. La salope s’est jetée sous une bagnole, en me fixant stupidement, comme si j’étais une quelconque cause, je t’en foutrais moi, du romantisme en pleine journée. Elle a atterri dans le caniveau à mes pieds. Le vent du sud a bousculé ses moustaches, je lui ai mis un coup de pattes pour voir si.

Elle avait la tête de guingois mais le corps en assez bonne posture. Tout était en ordre ou presque, alors j’ai pas hésité, je me suis rapproché, sans plus aucune gouverne, trop surmené par mes boules et je l’ai prise.

J’entendais des rires au loin, des rires gras et sarcastiques d’êtres debout, mais je n’en avais rien à foutre, c’était moi qui étais là pas eux, et je m’en sortais pas mal après tout... je lui murmurais des mots d’amour, elle faisait la morte mais ça ne m’intéressait pas qu’elle réponde, je ne voulais pas de liaison poussée. Il y avait des grands à passer fréquemment, alors je me cachais sous le bas de caisse, histoire de n’être pas ennuyé, puis je revenais convoler en juste noce avec la belle aux yeux gris creux…

ça durait des heures je me rassasiais autant que possible. Soudain j’ai senti un poids énorme dangereux lourd de signification. Je me suis retrouvé à terre, j’étais asservi par la musculature d’un gros chat gris anthracite, que je crus reconnaître, il m’a regardé longtemps, tandis que je ne pouvais plus rien faire ni tenter, j’ai vu l’heure surgir, le Temps se balancer au-dessus de moi, j’ai compris enfin ce qui allait venir, l’être noir, qui rampait à la lisière de mon œil droit. Il m’a ouvert la gorge et j’ai senti aussitôt qu’une créature immense, impitoyable, s’était attachée à mon âme qu’elle allait dévorer lentement en me tourmentant pour le reste des temps ; j’avais enfin touché à l’immortalité…