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L'Oeil électrique #14 | Nouvelle / Rédaction

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Par Hervé Albouy.

A la petite école, nous en avons tous sué de ce machin qu’on appelle une rédaction. Moi le premier, même si j’étais parmi les moins mauvais. Non qu’à l’instar de certains de mes camarades, je trébuchasse souvent sur la complexité proverbiale de notre langue... Au contraire ! Je savais comme il faut les principales règles grammaticales et je ne supportais pas d’obtenir des notes inférieures à 9 sur 10 aux deux dictées hebdomadaires. Le cœur du problème était donc ailleurs...

Pour moi - et pour beaucoup d’autres élèves de ma génération certainement - celui-ci résidait dans la définition même du genre. Qu’est-ce qu’une rédaction ? Qu’attend de nous au juste l’instituteur et plus largement… l’institution ? Bref, que nous voulait-on à la fin ?

Souvenez-vous !

On voulait un texte court et bien écrit, articulé en trois parties introduction / développement / conclusion et dont le sujet était précisé dans un libellé laconique que nous devions relire trois fois avant de commencer.

On voulait aussi un texte qui comporte certains mots (ceux que nous avions appris la semaine précédente et consignés à la rubrique vocabulaire de la leçon).

Enfin et surtout, on voulait un texte académique, c’est-à-dire purgé de tous les mots qui fâchent : grossièretés, argot, expressions familières et autres loc. dialect. (comme on dit de nos jours pour "patois") devaient en être bannis ainsi qu’une litanie de tournures courantes mais jugées trop pauvres sur le plan littéraire. Il y a, on est, se situe, il faut... je n’insiste pas.

Bien sûr, c’est dans ce dernier aspect du travail que nous investissions le plus d’énergie. Ne pas faire ceci ou cela, éviter telle expression… châtier notre propre langue.

Ou pour mieux dire : la châtrer ! Car il s’agissait bien de ratiboiser tout ce qu’il y avait en elle de vivant, ludique et spontané. 

écrire pour nous, c’était donc avant toute chose apprendre à louvoyer entre tous ces écueils et négocier avec astuce les passes les plus dangereuses. Parfois, nous en perdions de vue notre destination : je revois très bien la tête ahurie d’un de mes camarades qui, ayant scrupuleusement respecté tous les tabous, attendait une note mirifique et se bigna une tôle pour un hors sujet !

Pour le reste, c’était un peu "aide-toi et le ciel t’aidera !" ou bien "cherche et tu trouveras" ou encore "souvenez-vous comme on fait d’habitude !". Nous œuvrions dans le non-dit autant que dans l’interdit...

Et pourtant, nous parvenions à produire des textes dont le maître se disait satisfait. Il y avait là quelque chose de miraculeux. Du moins si l’on s’en tient à un survol rapide du mode de fonctionnement d’une classe. Au contraire, si nous plongeons au cœur du système, nous en remonterons des pépites de signification !

Au fond, depuis le cours préparatoire, mois après mois, année après année, nous nous sommes rodés aux mécanismes subtils qui régissent l’univers scolaire et la transmission des connaissances. Nous avons peu à peu appris à lire entre les lignes du pouvoir. Nous nous sommes si bien coulés dans le système que nous anticipions les attentes du maître.

La rédac (notez l’audacieuse apocope), personne ne nous a enseigné ce que c’était. Nous l’avons deviné dans les hochements de tête de l’instituteur et les appréciations écarlates qui entouraient la note sur le cahier. Dans les rituels et les habitudes. Dans le modèle que l’on nous proposait régulièrement. Le meilleur récit de la semaine précédente ou quelque extrait expurgé, pacifique et sans conséquence de l’un ou l’autre des papes de notre littérature... Hugo et Daudet avaient la préférence de mon maître.

Ce qu’on nous demandait en réalité, c’était un petit récit anodin et bien troussé, sans esprit ni vulgarité, sans gravité ni jugement. Hors de question de dire ce que nous pensions vraiment ou ce que nous faisions de nos journées. L’authenticité n’est pas une vertu cultivée par l’école républicaine. Un enfant doit toujours se conformer à l’idée que son maître se fait de l’enfance. Il ne torture pas de pauvres petits piafs avec un briquet Bic volé à Prisunic. Il ne casse pas la gueule au copain qui lui monte sur les pieds. Il ne balance pas sa purée dans les caniveaux et son vœu le plus cher n’est pas d’en avoir une plus longue que son grand frère...

Pas d’effet de vérité, pas de surenchère dans le détail prosaïque, pas de révélations sur les conditions de vie de la famille. Inspirez-vous du modèle des anciens : tenez ! Parlez plutôt d’un après-midi de Poil de Carotte ou de la mule du pape. Ce sera très bien !

Une touche de bonne conscience ne peut pas faire de mal. Mais attention ! N’en rajoutez pas car cela se verrait ! Seul le maître dispose des clefs et des menottes de la morale : le singer, c’est le discréditer et corrompre l’institution. Faire dans le cucul-la-praline mais sans excès : l’emphase est sœur de la provocation.

Un texticule sans relief, voilà ce qu’il faut. Un récit avec la touche "rédaction de CM1, CM2, 6ème...". Un machin qu’on connaît, qu’on reconnaît du premier coup, qui a la gueule de l’habitude, qui est le frère du modèle...

Un peu d’imagination ? Pourquoi pas, si elle prend racine dans celle d’un auteur connu, si elle permet de glisser quelques adjectifs supplémentaires ou quelques figures de style. Attention toutefois de ne pas déraper vers l’originalité qui est mère de l’incohérence et de la rébellion.

Au bout du compte, un tel sommet de naïveté bonasse et convenue que le maître lui-même ne pouvait s’empêcher d’en sourire. Mais il n’attendait pas autre chose : le programme était bien de nous cuculifier autant que de nous instruire, que dis-je... le programme était de nous cuculifier par l’instruction !

A l’approche de sa dixième année, un enfant est toujours un petit monstre plein de fougue, d’esprit et de curiosité. Comme dans ces contes débiles farcis de citrouilles, de carrosses et de godillots que l’un perd, que l’autre retrouve, qui font sept lieues et chaussent un chat – autre stratégie d’adulte pour colmater toutes les fissures de l’enfance d’où menacerait de sourdre le moindre filet d’intelligence – on nous glissait dans les pognes une plume qui nous transformait aussi sec en navets. En cucurbitacées sirupeuses et fadasses : le chien aboie, les glands tombent du chêne, je vais au marché pour acheter des pommes de terre et de la confiture de myrtille. Hum, c’est bon ! Et encore une génération de sacrifiée...

écrire n’était pas écrire. C’était seulement respecter au travers d’un rituel immuable une hiérarchie des valeurs. Il n’y avait qu’un cérémonial.

écrire n’était pas davantage dire quelque chose sur la vie. Sur la réalité. Sur le monde. Il s’agissait au contraire de produire un autre monde plus simple et descriptible avec les seuls mots qu’on mettait à notre disposition. Le monde de la rédaction...

Un soir que je rédigeais un texte à sujet libre (!) à la maison, mon père vint se pencher sur mon épaule. Il renifla bruyamment, signe de perplexité sinon de désapprobation et s’étonna bien vite de la thématique de mon récit autographe : une visite chez le cordonnier.

De nos jours, me fit-il alors remarquer, on ne va presque plus chez le cordonnier ! Quand tu as usé tes godasses, tu les jettes et tu vas en acheter une autre paire au supermarché !

Commentaire frappé au coin du bon sens mais qui ne suscita de mon côté qu’un mépris souverain. Je me fichais bien de la réalité ! J’écrivais pour le monde de la rédaction où existent des cordonniers, des chaussures, des établis, des échoppes... mais ni supermarché, ni godasses ! Ce monde à la fois différent et familier dont je pouvais évoquer – j’avais les mots pour ça – tout ce qui plaisait tant à notre instituteur : l’atmosphère chaleureuse des vieilles boutiques, l’amour du travail bien fait, la qualité de la vie dans les campagnes, l’air corrompu de la cité contemporaine...

Il nous fallait aimer la vie au grand air, le sport, les travaux des champs, la toilette glaciale et vivifiante dans les brumes du petit matin, les grillées de châtaignes, les jeux innocents du jeune Pagnol et le château de ma mère...

Je les aimais donc puisqu’il le fallait mais contrairement à la majorité de mes jeunes confrères, je ne pouvais m’en satisfaire. De temps à autre, j’éprouvais le besoin d’aller au-delà, de me glisser dans cette marge d’incertitude qui enveloppe le monde de la rédaction.

Il ne s’agissait pas seulement de gagner quelques points ou de mériter les louanges du maître (même si ces préoccupations étaient indubitablement à l’œuvre, je l’avoue sans honte, un enfant travaille avant tout pour faire plaisir à ses parents et à son maître). Il s’agissait aussi pour moi de trouver une touche personnelle, de marquer une différence et de me frotter au danger de l’inconnu.

C’est là que commençait mon calvaire !

Parvenu dans cette zone illicite où l’on perd le soutien de l’institution, je piétinais. Je ne savais plus où aller. Je n’avais pas de don particulier et je doutais de moi. J’étais attiré par quelque chose que j’avais toutes les peines du monde à définir. Je faisais un pas dans la direction de cette lueur obsédante et aussitôt après, deux en arrière. Par crainte de la nouveauté elle-même ou du ridicule, ce qui revient au même. Par crainte aussi des jugements narquois de notre maître qui poussait l’amour de la littérature à lire devant toute la classe quelques textes de chaque fournée... en les commentant au besoin de façon idoine et souvent un peu abrupte.

Dans la plupart des cas, il me semble, honteux ou déçu, je suis revenu si vite sur mes pas qu’au bout du compte, le récit que je livrais à la sagacité professorale était parmi les plus ternes et les plus convenus. Syntaxiquement carré, orthographiquement irréprochable mais sans la moindre saveur. Elève plein de zèle, j’admirais en douce la fantaisie involontaire, hilarante et elliptique des plus mauvais...

Ainsi, alors que la rédaction aurait pu être un moment privilégié dans l’apprentissage de l’écriture – un moment de découverte, de plaisir et de jeu avec les mots, c’est-à-dire avec le monde – elle s’est bornée pour moi à une sorte de sacrifice poussiéreux, immuable, casanier et angoissant...

Jamais je ne le pardonnerai à l’institution.