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L'Oeil électrique #15 | Photo / Laetitia Battaglia

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Par Katell Chantreau.

Il y en a de la vitalité dans les yeux de la Sicilienne Letizia Battaglia. Cette vitalité, elle l'a dépensée sans compter dans la lutte qu'elle a engagée contre la mafia il y a près de trente ans. A 65 ans, Letizia a été journaliste, photographe, élue politique, éditrice… mais elle est avant tout une militante, obsédée par la justice et la liberté. Simple et sensible, elle explique les liens qui unissent son travail de photographe et ses engagements de femme.

Comment as-tu découvert la photo ?
J'écrivais des articles pour gagner ma vie et j'ai pensé que je devais utiliser la photo pour mieux les vendre. J'étais une femme séparée avec trois enfants ; la photographie n'était pas un amour mais une nécessité. Mon journal, L'Ora, un quotidien communiste palermitain, m'a demandé de diriger ses services photographiques. Je devais organiser le travail des photographes. Peu à peu, j'ai commencé à aimer la photographie, à découvrir ses magies, et aussi à comprendre, avec la photographie des crimes, de la violence, de la douleur, des mafiosi, ce qui se passait autour de moi. J'ai compris que l'on devait faire plus et plus pour dénoncer la mafia, la pauvreté, la corruption.

Pendant 20 ans, tu as photographié les crimes de la mafia. Est-ce que tu as eu peur parfois en faisant ce travail ?
Toujours. La peur existait mais j'ai continué. La peur peut te bloquer ou te pousser. Moi, j'étais obligée de travailler pour mon pays, j'étais obligée de témoigner parce que ma conscience me disait comme ça… La peur était là, mais je m'en foutais. Je n'ai jamais pensé que je risquais ma peau. Je ne pouvais pas le penser. Si je le pensais, c'était la fin. Chaque matin, j'attendais le coup de téléphone de mon quotidien. Il y a beaucoup de choses à photographier pour un quotidien : les maisons, les personnes, les poubelles dans les rues, la mer polluée… et la criminalité était la part la plus terrible de mon travail.

Comment était diffusé ton travail ?
J'étais obligée de donner mes photos à mon quotidien, mais pas mes négatifs. Après, si d'autres journaux italiens ou du monde me demandaient des photos, je les vendais. Ça c'était le travail pour vivre. Mais j'ai compris qu'il fallait faire des expositions aussi pour montrer au monde ce qu'il se passait. Et là, c'était une militance, faire des expositions sur les places des villages, dans les rues de Palerme, c'était des gestes qui comportaient quelques risques.

Est-ce que tu pouvais mesurer l'impact de ces expos à visage découvert ?
C'était selon les endroits. Une fois, nous sommes allés à Corleone, une ville connue comme étant le fief de mafiosi très célèbres et très cruels, presque tous en prison aujourd'hui. C'était dimanche sur la place, il y avait un beau soleil et tous les gens se promenaient. Nous sommes arrivés dans une petite voiture, avec des panneaux et des photos de la mafia, de la mort, des victimes. Nous sommes descendus et les gens étaient très curieux de savoir ce que nous étions en train de faire. Alors ils sont venus tout près de nous, et, deux minutes après que nous ayons fini d'installer les photos, il n'y avait plus personne sur la place. Tous étaient rentrés chez eux parce qu'ils avaient peur de montrer aux mafiosi qu'ils étaient complices de notre dénonciation.

Penses-tu que ton travail a favorisé la prise de conscience populaire de la nécessité de dénoncer la mafia ?
C'est pas possible que les gens changent à cause de simples photographies. La photographie a fait sa part : choquer les gens. Les photos, on les voyait chaque jour, il y avait un mort, des morts, une arrestation… mais si tu les vois toutes ensemble, c'est plus choquant que de les voir chaque jour dans les quotidiens. La photographie, c'était une partie de la lutte qui se mettait en place dans ma ville et dans ma Sicile. C'était la dénonciation, faire comprendre aux gens où nous en étions arrivés. Après, c'était la politique, la magistrature et la police qui devaient changer.

Après l'assassinat du juge Falcone, tu as arrêté de faire des photos de crimes. Cet événement a été une coupure dans ta vie et dans l'histoire de la Sicile. Pourquoi ?
Pour tous les Siciliens, c'était trop ! La douleur était tellement féroce que tous les gens sont descendus dans la rue en criant, en manifestant. Les femmes ont beaucoup lutté. On a fait une grève de la faim pour dénoncer le chef de la police et le chef de la procure. Moi, j'étais trop triste, j'étais désespérée. Après 17/18 ans de chroniques noires, j'avais vu trop de morts, trop de sang, l'odeur très forte du sang m'avait… Le juge Falcone était un homme que nous aimions beaucoup parce que c'était l'un des premiers juges à arrêter les mafiosi et à les juger. Nous l'aimions parce qu'il nous défendait, après des années de solitude. Face à Falcone, mort avec sa femme jeune et belle et des jeunes policiers, je me suis dit : la photographie, c'est pas suffisant, il faut dénoncer de manière plus directe par le biais de la politique. A ce moment-là, de nouveaux politiciens étaient déjà arrivés, et parmi eux, Leoluca Orlando, mon maire, que j'aime beaucoup, que je respecte et admire. Il a travaillé avec nous, il était la force pour construire un futur d'espoir et pas seulement un futur de défense.

Les journalistes de L'Ora avec qui tu travaillais ont compris ta réaction ?
Les journalistes n'ont pas compris parce qu'ils attendaient seulement les photos. Je me suis arrangée avec les autres photographes, et c'est mon copain Franco Zecchin qui a pris la responsabilité de faire les photos les plus dures. Moi je n'avais plus l'énergie ou la volonté. Je pensais que j'avais déjà témoigné et qu'il fallait que je donne toute mon énergie à lutter.

Avant cette histoire-là, tu n'avais jamais pensé t'engager politiquement ?
Je suis entrée dans la politique parce que j'ai été photographe et que j'ai eu conscience de ce qu'il se passait. J'ai commencé avant l'assassinat de Falcone, en 1985, comme élue municipale des Verts. Avec Orlando, on a mis en place une administration municipale contre la mafia. Pour la première fois, la mafia ne pouvait plus faire des affaires avec la mairie, avec l'argent des citoyens. Je suis très fière d'avoir participé à ce projet, c'était un moment héroïque et une période très dure parce que nous étions attaqués, menacés : la peur continuait. Mais on a eu des résultats.

Après, quand tu as commencé à faire davantage de politique, as-tu continué à faire des photos ?
J'ai mélangé, j'ai toujours mélangé ma vie. Bien sûr, par rapport aux 19 ans que j'ai passés à faire la chronique de la ville, la photo est passée en deuxième plan. La photo était devenue mon amour, mais je ne pouvais pas m'offrir le luxe de continuer à faire des photos qui auraient raconté ce que je suis, ma sensibilité, mon être femme. Je faisais des photos quand je pouvais, mais j'étais engagée dans la ville.

Est-ce que ton activité d'élue politique a changé ton regard de photographe sur les choses ?

Non. Aujourd'hui, j'aime beaucoup la photographie créative, artistique. Mais j'aime les choses sérieuses, les choses qui sont en rupture avec le passé, ou qui soutiennent quelque chose. Les petits jeux intellectuels, je m'en fous. La photographie pour moi, c'est autre chose. J'ai photographié Palerme, mais c'était pas mon objectif de photographier Palerme, je devais combattre pour ma ville… Je peux aussi aimer photographier un petit garçon du Zaïre ou de Bolivie.

Tu t'es aussi attachée à photographier les femmes, comment as-tu mené ce travail ?
Hier, j'étais ici à Douarnenez, il y avait un garçon et une fille, tous les deux gentils et jolis, mais j'ai photographié uniquement la fille. Je me suis excusée auprès du garçon. Je photographie toujours les femmes, parce que je crois qu'elles ont besoin d'être valorisées. Pour la photographie elles sont mieux que les hommes. Je m'en suis rendue compte il y a quelques temps. A New York, j'avais gagné le prix Eugene Smith (le plus grand prix en matière de photographie sociale, ndlr). Suite à cela on a fait un livre et, alors qu'il était déjà en vente, je me suis aperçue que je n'avais choisi que des femmes et des filles comme présence positive. J'aime beaucoup photographier les filles à dix onze ans, elles ne sont pas vraiment femmes mais ne sont plus des enfants, elles ont beaucoup d'espoir, beaucoup de futur dans les yeux.

Quelles relations as-tu avec les gens que tu photographies ?
Il faut faire attention. Moi je prends des photos sans demander aux gens. Si ce sont des choses positives, les gens ne disent rien. Chaque fois c'est différent. En général, je fais un sourire, et je fais la photo. Il faut toujours peut-être se faire pardonner d'être là, à prendre une image qu'ils ne verront jamais. C'est difficile, mais je crois qu'il faut faire les choses les plus basses pour prendre une photo, une bonne photo. Mais il faut les faire, même sans permission, parce que si on ne les fait pas, il ne reste rien. Si je photographie le groupe de filles là, avec les cheveux au vent, je ne demande pas parce que je ne veux pas qu'elles posent. Chaque photographie est une aventure, un geste d'amour. Je n'aime pas photographier une personne en état d'arrestation : ça m'est arrivé et j'ai eu beaucoup de honte à le faire. Ça m'a toujours beaucoup choquée, même si c'était le pire des mafiosi, le pire des assassins, car il n'était pas libre.

Tu as créé une maison d'édition…
Je me fous des robes et j'ai besoin de peu d'argent, alors avec ce que j'ai gagné en faisant de la politique, j'ai fait des choses pour la culture et les personnes en difficulté. La première fois, j'ai monté une revue qui s'appelait Grandevú, un magazine qui a duré cinq années, très vivant avec de très belles photos, hommes et femmes écrivaient dedans. Après les meurtres de Falcone et Borsellino, j'ai voulu organiser un autre espace d'écriture, de réflexion pour que des gens ordinaires puissent s'exprimer contre la mafia, pour montrer que la société s'engageait dans la lutte.

Parce qu'on ne le faisait pas dans les journaux qui existaient déjà ?
C'était un espace supplémentaire. Et puis les journaux siciliens étaient souvent liés à la mafia (pas mon journal communiste), donc ils limitaient les témoignages gênants. Alors j'ai créé une petite maison d'édition, les Edizioni della battaglia, c'est mon nom mais c'est aussi la bataille. La première année, on n'a publié que des textes sur la mafia ou sur la Sicile. Maintenant, on fait aussi des livres avec des photos et des livres sur le sud du monde. J'aimerais amener à Palerme les gens et les pensées des gens ordinaires du monde. Si tu écris quelque chose qui est fort, qui coupe avec la tradition, qui est contre une misère morale, politique ou sociale, je publie. J'aurais aimé ne publier que des femmes mais il y a plus d'hommes qui écrivent.

Une maison d'édition féministe ?
Je ne suis pas une féministe qui veut être séparée des hommes. J'ai aimé beaucoup d'hommes et j'ai été beaucoup aimée. Mais les femmes, on a eu en Sicile un espace mineur, on n'a pas eu la possibilité de s'exprimer dans ce siècle. J'ai aussi un autre journal, Mezzocielo, conçu, financé, pensé seulement par des femmes ; mais je voudrais que ça change : je vais faire quelque chose avec des hommes aussi. En septembre, j'ouvrirai à Palerme un espace pour les petites expositions, pour les débats, pour les lectures de poésie, parce que j'aime beaucoup la poésie et je veux que les gens retournent à la poésie. En Italie, il y a beaucoup de problèmes avec la poésie, contrairement à l'Angleterre et aux Etats-Unis où elle est soutenue. On n'a pas eu la possibilité d'être poète.

Est-ce que tu te considères plus comme une journaliste ou comme une artiste, par rapport à ton travail de photo ?
Je me considère comme une militante de la vie. Pas journaliste, pas photographe, pas artiste. Non, je ne veux pas d'étiquette. Je fais des choses pour aider mon peuple à avancer : je fais des photos, je publie des livres, je chante une chanson… J'ai peut-être une fatigue dans mon corps, mais j'ai la volonté de faire la vie belle, de participer à la création d'une vie meilleure. J'aime beaucoup la vie, et c'est pour ça que je combats contre la mort et les choses qui amènent la mort.