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L'Oeil électrique #15 | Nouvelle / In vitro

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Par Denis Leroux.
Illustrations : Winshluss.

1

En ce moment, Paul ne me regarde pas beaucoup. Il travaille sans grande conviction sur notre projet ; malgré ses poses silencieuses de savant happé par ses découvertes, je vois bien qu'il se contente, certains jours, de reproduire jusqu'à la nausée l'expérience de Stahl et Meselson. Il va falloir que je foute au panier les souches d'Escherichia Coli qui traînent sur sa paillasse, nous ne sommes plus étudiants depuis longtemps.
A la maison, même phénomène. Depuis qu'il a viré la bonne, je lui mitonne des petits plats ; j'ajoute des épices pour relever la fadeur de ses compliments - mais où est ce Paul affable et rigolard qui me mettait tout le temps la main au tablier, et trempait ses doigts dans mes sauces en poussant des petits cris de plaisir ? - et je me barbouille de crème Chantilly au dessert pour lui arracher un sourire concupiscent.
Les insectes qu'il attrape dans la haie de conifères crèvent dans leurs bocaux. Il ne s'en occupe plus. Il n'a plus d'enthousiasme pour la bêche et le sarcloir, il se contente de s'asseoir dans le jardin, lève les yeux au ciel et essaye de faire correspondre la forme des nuages à ses aspirations. Que cherche-t-il dans les nuages ? Facile : la silhouette d'un poupon dodu.
Cet état d'esprit a commencé la dernière semaine de juin. Paul et Aline sont allés au Centre médico-social pour se plaindre. Le responsable de circonscription leur a accordé cinq minutes : leur combine était éventée depuis le dernier entretien avec la psychologue. Quand Paul m'a annoncé qu'il n'y aurait pas de recours possible, j'ai eu un pincement au cœur, bien sûr, mais un tout petit pincement. La vie devait reprendre son cours.
- C'est dégueulasse. C'est dégueulasse et injuste !
- C'est comme ça. Quand on triche, on peut être pris la main dans le sac.
- On ne devait pas être pris, Jean-Louis.
Paul s'est retourné vers Aline. Il lui a jeté un regard mauvais, a passé le palier et lui a claqué la porte au nez. C'est elle qui avait vendu la mèche.
- Tu ne peux pas la laisser dehors, lui ai-je dit.
- Je ne veux plus voir cette pétasse peroxydée chez nous. C'est de sa faute !
Paul se mettait rarement en colère. Si ça lui arrivait, c'était souvent, pour reprendre son expression, "dégueulasse et injuste". Il pouvait réagir comme un enfant gâté, trépigner sur place quand un truc doré trop onéreux brillait dans la devanture d'un magasin ou s'en prendre à quelqu'un pour atténuer sa mauvaise humeur. En l'occurrence, il aurait pu être plus indulgent avec Aline ; sans elle, nous n'aurions de toute façon pas obtenu l'agrément d'adoption.
On avait rencontré cette femme d'une trentaine d'années "Chez Colette", un bar pour homos argentés. Un ami commun nous avait présentés. Paul et moi parlions depuis longtemps d'avoir un enfant, mais notre aversion sexuelle pour les femmes nous empêchait de tenter la fécondation in vivo. Aline acceptait de nous servir d'alibi pour détourner les lois rétrogrades de ce pays. Elle était stérile et célibataire ; le profil idéal. Nous avons choisi l'adoption au détriment de la procréation médicalisée - Paul était angoissé à l'idée qu'Aline puisse porter notre bébé, il pouvait lui passer trop de choses par la tête durant la gestation, à commencer par de multiples manifestations hormonales encombrantes - et nous nous sommes assurés qu'elle n'espérait pas secrètement prétendre à une garde alternée.
L'affaire conclue, il ne restait plus qu'à domicilier notre bonne samaritaine chez nous, à faire la demande d'adoption et à recevoir de pied ferme l'assistante sociale et la psychologue du département. Paul s'était porté volontaire pour jouer le concubin, j'avais personnellement organisé notre expédition vers la Roumanie - mon doigt s'étant précisément posé sur la carte à Sibiù - et réuni les fonds nécessaires.
Les gloussements de Paul résonnaient du matin au soir entre les murs de la maison - à quarante ans ! Je me dis parfois qu'être pédé ralentit le vieillissement des cellules - et nous faisions l'amour tous les soirs. ça n'a pas duré très longtemps.

*

Son petit exercice sur la dénaturation de l'ADN achevé, Paul quitte le laboratoire sans me faire un petit signe de la tête. Encore une soirée de foutue. Je crois que je vais travailler toute la nuit sur les agents mutagènes appliqués à mes charançons…

2

Pendant que Paul achève son étude statistique sur les risques de mutation liés à une faible dose d'irradiation - de 0,3 à 1 sievert - en tapotant sur le clavier de son ordinateur, je m'éclipse vers l'unité C. C'est là que je fais ma dernière expérience en génétique moléculaire. Je peux laisser ma combinaison sur une patère et m'enfermer à double tour, après vingt heures. David m'a procuré la clef. Depuis qu'il sait que mon couple bat un peu de l'aile, il me fait de l'œil et je n'ai eu aucun mal à obtenir ce traitement de faveur.
David est un chercheur de la "porcherie". C'est comme ça que les salariés de l'Institut appellent l'unité où l'on décortique le patrimoine génétique des suidés. La "porcherie" bénéficie d'importants crédits : l'organe de cochon modifié va satisfaire les besoins croissants de greffes humaines. Une fois résolu le problème de rejet, il sera possible de noyer les chirurgiens dans des océans de bidoche clonée. Dans quelques années, j'aurai moi-même un
foie de cochon dans les entrailles, le mien est bien usé. Dans quelques années, nous serons tous des hommes-cochons, la législation nous interdisant pour le moment d'officialiser nos recherches sur les gènes humains.
La dernière fois que j'ai rencontré David en dehors de l'Institut, c'était en boîte de nuit. J'étais seul ; Paul ne réagissait plus beaucoup à mes câlins, ni à mes cadeaux. Les périodes de colères s'espaçaient et ses rêveries s'accentuaient. Je sortais régulièrement après le travail.
David buvait un cocktail violacé, dos au comptoir, les yeux rivés sur le torse glabre et couvert de sueur d'un gigolo de la boîte qui lui souriait en retour. Le gigolo était payé pour ça ; il se déhanchait sur un petit podium cylindrique au centre de la piste de danse. Je me suis campé devant David, l'ai salué, et nous avons passé une bonne heure à discuter, malgré le martèlement de la musique industrielle. Il n'a pas tari sur l'Institut ; il savait qui était bien noté et ne l'était pas, qui allait bientôt rejoindre le privé, qui s'envoyait en l'air avec qui. Il avait lui-même la réputation d'être un sacré suceur de bite et aimait conforter cette image à force d'anecdotes.
- Tu es au courant ? Le ministère va bientôt vous couper les crédits...
- Ah bon ?
- Restriction budgétaire oblige. C'est bien connu, la France repousse les retombées radioactives comme un aimant. Et Paul, ça va ?
J'ai éludé la question mais il a paru comblé par l'expression de mon visage. Il a posé sa main sur la mienne.
- Je t'ai déjà parlé de Zacharie Donadieu ? Il bosse à l'unité C.
- Non. Qu'est-ce qu'il fait ?
Le laïus de David achevé, j'ai commandé un autre verre. Il est parti danser.
Dès le lendemain, je suis allé à la rencontre de Zacharie. Il m'a présenté ses recherches et m'a permis de me familiariser avec le matériel. Je me suis mis rapidement au travail. La biotechnologie a ceci de passionnant qu'il ne s'agit plus

d'observer les mutations liées à des facteurs extérieurs mais de les provoquer directement en modifiant l'ADN des cellules. Je n'avais pas le temps, ni l'envie, de jongler avec une poignée de nucléotides. Zacharie m'avait donné un seul œuf fécondé pour mon expérience. J'ai donc injecté un fragment d'ADN dans le noyau. Un jeu d'enfant. Déchargé de la maintenance, je pouvais observer le développement embryonnaire avec le plaisir éprouvé au moment où l'on déchire l'emballage bariolé d'un cadeau. L'approche empirique crée du suspense et de l'enthousiasme : un jeu d'enfant, vous dis-je.
L'expérience a dépassé toutes mes espérances. Je ne consacrais pas beaucoup de temps aux analyses moléculaires, mais de visu, c'était déjà époustouflant. L'équipe chargée d'entretenir la cuve et d'apporter les besoins essentiels au fœtus ne posait pas trop de questions ; ils faisaient leur boulot avec froideur. Des types à qui on n'en montre pas. Pour leur part, David et Zacharie suivaient le programme pas à pas.
Je voyais Paul assez peu, au cours de ces mois, même si nous retrouvions nos marques. Il lisait beaucoup, et s'intéressait notamment à la psychanalyse. Ouvrages spécialisés et magazines people s'entassaient sur la table du salon bleu. Le complexe d'Œdipe n'avait plus de secret pour lui. Je crois qu'il cherchait entre les lignes une raison valable de ne plus croire à la paternité. En vain.

Hier soir, autour d'un apéritif - whisky écossais pour moi et champagne pour lui, comme chaque dimanche - il a découvert dans un journal la pensée synthétique mais troublante d'un psychanalyste. D'après ce psy, le docteur viennois avait mal lu la tragédie de Sophocle car, après analyse de la prose grecque, Œdipe n'était pas plus consentant que vous et moi, à la différence de ses parents, Jocaste et Laïos. Paul venait de découvrir que les enfants étaient sans pulsions et sans complexe, et les parents porteurs de la maladie ! Il a tenu des propos que je ne lui avais jamais connus sur sa mère puis il a balancé la revue par-dessus son épaule. Nous avons évoqué les vacances, hésité entre un séjour en Thaïlande ou en Australie. Cette conversation m'a décidé à lui parler de ma recherche. Ensuite, nous avons baisé comme au premier jour.

*

Je reviens chercher Paul au laboratoire et je l'emmène voir le fruit de ma dernière manipulation. Il touche la cuve comme une vieille relique. D'un signe de la main, je lui propose d'ôter son masque. Il obtempère. Il colle sa joue contre la paroi transparente. Il a l'air heureux.
Avant de repartir, je récupère mon flacon de charançons.

3

Nous avons enfilé nos combinaisons anti-radiations pour la dernière fois, Paul et moi. Notre unité ferme ce soir. L'Institut a décidé de nous muter sur un autre programme.
Avec sérieux et gaieté, Paul bâtit beaucoup de projets. Il envisage des travaux dans la maison, il organise pour l'hiver à venir les vacances que nous n'avons finalement pas prises. Je le laisse faire. Il redevient attentif, mange avec appétit et rougit complaisamment lorsque je lui raconte des blagues salaces. Il furète à nouveau dans notre grand jardin, en quête d'arachnides à nourrir. Je lui ai même découvert des qualités ignorées : je suis rentré dans la nuit de samedi à dimanche dernier, dans la prolongation de mon cours de tennis, sans l'avoir prévenu ; il ne m'a fait aucun reproche.
Avant de fermer pour la dernière fois la porte de notre laboratoire, je demande à Paul de m'accompagner voir Alex…

Depuis qu'il avait découvert l'existence du fœtus, Paul passait toujours une partie de sa journée de travail à l'unité C. Il me parlait de lui le soir ; il lui avait donné très naturellement le prénom que nous avions choisi ensemble au cours de nos démarches d'adoption : Alex.
Quand le petit Alex est né - c'est-à-dire dès qu'il est devenu viable hors de la cuve - il est tout de suite allé voir l'équipe médicale dépêchée sur place pour leur donner toutes sortes de conseils. Zacharie m'a raconté plus tard la crise de fou rire qui avait saisi l'infirmière et la pédiatre après son départ.
- Jean-Louis, il est vraiment de moi ? m'a-t-il demandé pour la énième fois.
- Aussi sûr que deux et deux font quatre. J'ai récupéré les échantillons qui étaient à ton nom pour féconder l'ovule.
- Incroyable. Si on m'avait dit que nos frasques d'ado attardé aboutiraient à ça un jour, je crois… Je crois que j'aurais quand même éjaculé dans cette pipette !
Et il se mettait à rire. Il s'étonnait constamment que j'aie pu penser à ça. Le procédé pouvait paraître douteux, mais la chambre frigorifique de l'Institut contenait les prouesses testiculaires de chaque chercheur.
Les préoccupations de Zacharie étaient très différentes : il me reprochait d'avoir abandonné prélèvements et analyses, et souhaitait des résultats au plus vite. C'était une des deux conditions qu'il avait posées à l'origine, et il devait rendre des comptes au ministère. L'autre condition ? Simple : il fallait modifier le patrimoine génétique de l'enfant. L'idée d'injecter une séquence ADN de coléoptère lui avait beaucoup plu.
Les mutations observables sur Alex rendaient l'affaire excitante ; restait à découvrir les modifications physiologiques et, plus précisément encore, les délétions sans manifestation apparente. Ma manipulation était grossière et pouvait entraîner une foule de réactions annexes. Alex était-il également phytophage ? Ses membres développeraient-ils des propriétés adhésives ? Etait-il programmé pour passer au cours de sa croissance par une ou plusieurs nymphoses ?
J'ai compris plus tard pourquoi Zacharie me pressait. David a vendu la mèche : il m'a montré un entrefilet dans Libération dénonçant certains agissements scientifiques, notamment sur le matériel humain. L'article brillamment intitulé "Freaks pour le fric" s'achevait sur une description partielle de mon rejeton.
Zacharie m'a avoué par la suite que cet article - pas l'article en soi, plutôt l'enculé qui avait vendu son histoire à l'extérieur - mettait le projet en péril, malgré le pouvoir de l'Institut. Il fallait donc recueillir le maximum d'infos en un minimum de temps et, si possible, pratiquer un examen post-mortem. En outre, il m'a annoncé que l'équipe médicale venait d'être rappelée.

*

Paul ignore tout des consignes institutionnelles. Pour le moment, il est rayonnant.
Malgré nos masques, Alex se tourne spontanément vers lui. Pressent-il dans mes bras que je le considère avant tout comme un cobaye ? Qu'il ne m'a pas été nécessaire, comme Paul, de m'interroger sur ma sexualité pour savoir que je ne suis pas encore père dans l'âme ?
Les derniers événements se prêtent bien au projet de Paul : faire disparaître le nourrisson et le ramener chez nous. Mais chez moi, depuis des mois, c'est en partie chez David. Il a acheté un pavillon, proche des cours de tennis, pour nos galipettes hebdomadaires. Ce type me plaît ; il rêve de vie commune.
En amour, il faut savoir choisir… Alors Alex, la chambre d'enfant ou le scalpel ?