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L'Oeil électrique #16 | Métier / Jaff Raji est enseignant d’aïkido

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Par Arnaud Rupin, Morvandiau.
Photos : Maud Delavault.

Comment te présentes-tu quand on te demande ce que tu fais ? Comme un professeur, un artiste, un maître… ?

Socialement, je suis enseignant d’aïkido, de budo, c’est-à-dire les voies traditionnelles martiales. Cela regroupe déjà 3 disciplines (l’aïkido, le iaïdo – voie du sabre, et le jodo – voie du bâton) avec ce caractère traditionnel d’enseignement et de travail de longue haleine. Quant à dire artiste, maître ou toute autre définition, c’est plutôt les gens qui nous les collent, cela leur appartient.

Qu’est-ce qui différencie l’aïkido d’un autre art martial ?

C’est un état d’esprit et la primauté de la non compétition, ce qui permet un vrai travail, une vraie étude. Quand un sportif de haut niveau parle de travail sur soi, il le fait toujours en vue d’un résultat. Les jeux olympiques, une médaille, un titre, un temps, une hauteur, etc. Au niveau de l’aïkido, on le fait juste par rapport à soi : c’est nous qui importons dans l’évolution au travers de cette discipline. Même si vous pouvez y trouver des gens qui recherchent le grade, la performance par rapport à l’autre, à un moment donné ces choses-là s’arrêtent : si on veut y consacrer sa vie, on n’a rien à y gagner. Quand on commence à s’intéresser à soi-même, au travers de cette discipline, on découvre une richesse monumentale, inépuisable. Plus vous découvrez votre microcosme intérieur, plus vous élargissez votre champ extérieur dans votre relation avec les autres. Il y a toute une évolution, toute une compréhension psychologique de l’être humain qui devient intéressante parce que plus on se comprend soi-même, plus on comprend les autres, plus on a de compassion, plus on a de patience, plus on a de largesse d’esprit. On n’utilise plus le terme de "tolérer" les autres, ça n’existe même plus : on bannit ces termes-là de notre langage parce qu’à partir du moment où on tolère les autres c’est que déjà on y voit une différence. Quand j’essaie de voir si un sportif de haut niveau fait cette démarche intérieure, j’essaie de voir à quel niveau il en est de lui-même, par rapport à lui-même et pas par rapport à ce que l’on attend de lui : ce que toute la presse attend de lui ou toute la médiatisation qui existe autour de lui. Cette élite sportive est un modèle humain. Ce qui me semble frappant c’est qu’il apparaît normal, aux médias comme au public, que les membres de cette élite soient humbles mais que, paradoxalement, on pardonne des choses énormes à ceux qui sont orgueilleux, capricieux du moment qu’ils sont champions. C’est terrible : pardonner à quelqu’un tous ses travers simplement parce qu’il est champion, ce n’est pas un modèle d’éducation.

Comment en es-tu arrivé à faire ce choix : devenir professeur de budo ?

Comment j’en suis arrivé là ? Eh bien, je suis né le 22 mai 1960 (rires). J’ai pratiqué beaucoup de disciplines sportives, tous azimuts, toujours avec un caractère performant mais, au travers de la compétition, les relations humaines étaient très très pauvres et moi, j’avais un manque de ça, lié peut-être à mon éducation familiale, surtout aux côtés de mon père ; c’est ce que j’en comprends maintenant : l’éducation de mon père a été très forte et je l’ai vraiment comprise au moment où j’ai commencé l’aïkido sur le plan technique. Concernant le principe de l’aïkido, j’ai donc l’impression de l’avoir commencé quand je suis né.

De quel genre d’éducation veux-tu parler ?

Une éducation d’homme dans la vie : comment on se comporte, comment on n’est en rapport qu’avec soi-même sans jugement sur les autres, sans notion de désir, de jalousie, d’avidité par rapport à ce que les autres ont. C’est surtout un regard sur soi permanent qui fait que la notion de l’effort dans ce sens-là est permanente. Quand j’ai commencé l’aïkido technique dans un dojo, j’ai retrouvé les choses que je connaissais déjà : le caractère non compétitif et la notion humaine de la discipline dans ces voies martiales.

La notion d’exemplarité, de rapport au public semble être importante pour toi. Comment envisages-tu les démonstrations d’aïkido par exemple ?

Quand je suis amené à faire une démonstration, je me mets au diapason et je me dis : "De quelle manière je vais montrer l’aïkido ?" En fonction de la rencontre, on sait ce qu’on a à faire pour qu’il n’y ait pas de mauvaises interprétations, de malentendus. Est-ce qu’on le fait de manière martiale, totale, en exprimant la combativité, l’efficacité ? Est-ce qu’on veut démontrer que c’est une vraie discipline éducative avec tout le rituel que cela comporte, toute l’étiquette, tout le respect humain qui est très en valeur dans les dojo, ou est-ce que l’on veut le montrer en tant que gymnastique corporelle pour le bien-être ? C’est là la difficulté. Alors comment on peut faire pour réunir tous ça ? Cela peut être suivi d’un dialogue avec les gens. Ma recherche est aussi liée au fait que dans mon dojo, quel que soit l’individu qui vient, quelle que soit son attente, je suis là dans une relation privilégiée avec lui pour l’amener à comprendre toutes les facettes existantes. Même si j’ai 200 élèves, j’essaie d’avoir une relation personnelle avec chacun : tout le monde n’arrive pas au même stade, avec le même niveau de compréhension, avec les mêmes intérêts, avec les mêmes envies. Plus je comprends la personnalité de chacun, plus je peux lui proposer des choses ou bien carrément le détourner de notre dojo, ça peut arriver. Mais je demande toujours aux gens d’essayer : "Je peux vous en raconter pendant des heures mais c’est pas la peine de rester assis à nous regarder, vous enlevez vos chaussures, vous montez, vous allez goûter, vous allez sentir, vous allez avoir des émotions, vous allez avoir un tas de perturbations cérébrales, vous allez tout vivre et après vous pouvez décider."

En quoi l’aïkido en tant qu’art martial (et donc d’origine résolument guerrière) est-il formateur ?

L’aïkido est une vraie stratégie martiale : on tue ou on vit, il n’y a pas de demi-mesure. La discipline martiale telle qu’on la pratique, pour ceux qui s’investissent vraiment, est une vraie recherche de comment tuer rapidement pour qu’après on puisse étudier (rires). Parce qu’on ne peut pas mourir dans notre société comme cela, dans un dojo, on ne peut pas tuer des gens, on ne peut pas y aller pour mourir soi-même, on y va pour étudier mais il faut à un moment comprendre ce que c’est de tuer quelqu’un et, ensuite, on peut transcender cela. Pour revenir aux autres disciplines martiales, les gens y vont pour apprendre à se battre, pour être efficaces. Ils ont ce maître-mot "l’efficacité" sans cesse, alors que ce sont les disciplines où on est le moins efficace, parce que ce sont celles où on fait le moins attention à soi et autour de soi. On vous met sur un champ de bataille avec 1000 personnes autour de vous, si vous pensez qu’il n’y a que celui avec lequel vous allez vous battre là qui est important, vous allez mourir tout de suite. Donc la notion d’un ring, d’un combat de judo, de karaté ou n’importe quoi d’autre dans un domaine de compétition, ce n’est pas l’art martial. A l’origine de l’art martial, il faut tuer les gens. Aujourd’hui, la discipline est loin d’être martiale, elle est éducative en soi, elle est formation de l’être. On peut réfléchir sur ce qui a fait que les gens étaient vigilants sur un champ de bataille, pourquoi ils étaient éveillés, pourquoi ils avaient cette notion d’effort permanent, quelque chose qui n’était pas une paranoïa, on y allait et puis voilà, il fallait…

...il fallait survivre.

On était sûr de ne pas revenir. Quand on revenait, c’était la joie mais, comme

c’était leur métier, ils savaient qu’ils allaient y retourner le lendemain et qu’ils étaient sûrs de ne pas revenir et ainsi de suite. Et tant que quelqu’un est sûr de ne pas revenir, il vit bien. Constamment sa vie de tous les jours est une vraie vie, il vit les 24 heures par jour. L’aïkido ou le budo peut permettre de comprendre ça sans avoir l’accident ou la maladie qui nous révèle ça. Chaque instant de l’entraînement est un instant privilégié de vie, mais on n’est pas là que pour s’amuser. Le dojo est un lieu privilégié pour l’étude. Si vous décidez d’étudier une discipline avec un caractère particulier qui est un microcosme de l’humanité, un aspect concentré de tout ce qu’on peut faire dans la vie de tous les jours, concentrez-vous aussi !

Est-ce que l’aïkido qui était pratiqué lors de sa création au début du siècle est le même que celui pratiqué aujourd’hui ? Y a-t-il une évolution de la discipline ?

Pour faire évoluer la discipline, il faut d’abord comprendre son origine. Pourquoi c’est apparu au vingtième siècle alors que ce principe universel existait auparavant ? A un moment donné, un individu a donné ce terme "aïkido" qu’on peut résumer comme "la voie vers l’unité de l’être". Le but du fondateur Ueshiba était pacifique, l’harmonie mondiale et universelle, que les guerres s’arrêtent, etc. Il s’est dit : "On peut s’entraîner avec la guerre comme ça sans se tuer mais pour se transformer soi." Si on ne peut pas avoir cette unité de soi, on ne peut pas avoir cette unité avec les autres.

Tout ceci concerne le principe de l’aïkido. La partie purement technique a-t-elle évolué ?

A mon avis, à notre époque, là où l’on peut faire évoluer la discipline, c’est dans la capacité de transmission. Chacun a une bribe de compréhension, parce qu’on ne peut espérer atteindre la compréhension globale que si on passe sa vie à retourner à l’origine de la discipline… Il est évident qu’il n’y en a pas beaucoup qui font ce chemin là : c’est trop long. C’est pour ça que d’autres choisissent l’aspect sportif : aller gagner une médaille dimanche, plutôt que de consacrer sa vie à un travail intérieur. Comme les élèves évoluent techniquement, on change le niveau d’exigence. Plus ça va, plus c’est difficile, plus c’est infime. Et plus on rentre en soi : au départ on parle des os, comment ça bouge, puis il faut quand même qu’il y ait une musculature, des tendons, etc. Chaque étape amène à la compréhension de ce qui forme l’être humain sur son plan physiologique. Ensuite, le geste de l’aïkido devient intéressant parce qu’il se transforme. Cela demande du temps : là, je vous l’explique en 2 minutes, mais j’ai passé 40 ans de ma vie à comprendre ça. L’aïkido n’est pas une technique, c’est un principe. Et ce principe-là, il est dans toutes les disciplines, dans toutes les professions, et tout ce que l’on vit au quotidien. Le jour où quelqu’un a dessiné une chaise, sur laquelle on pouvait s’asseoir, combien a-t-il permis de formes de chaises dans lesquelles on peut s’asseoir à l’heure actuelle ? Il fallait découvrir ce principe. Les designers, ils ne font rien de spécial, hein (rires). Il n’y a rien de grand, c’est celui qui avait le principe qui était intéressant. Selon les civilisations, on a affaire à des gens qui ont besoin des chaises, d’autres qui n’en ont pas besoin. C’est ça l’idée de principe.

Ueshiba, le fondateur de l’aïkido, était un mystique. Tu parles de principe, de philosophie. Est-ce qu’il y a une connotation religieuse ou déiste dans l’aïkido ?

Par rapport à la notion de Dieu, l’unicité de Dieu ou un élément unique, non, c’est plutôt l’idée de principe universel qui permet à l’homme d’exister. C’est ça qu’on essaie de découvrir, qu’est-ce qui nous fait bouger, qu’est-ce qui nous fait respirer et pourquoi on en est là, quoi ? Mais de simplement rentrer dans une dévotion excessive par rapport à un des prophètes de n’importe quelle religion, peut-être que c’est un peu exagéré. Si ça aide sur le moment pourquoi pas ? Si c’est une étape de l’évolution, c’est intéressant, mais si ça devient juste ça, ce n’est plus intéressant du tout parce que la personne ne se transforme pas. Si on retourne à l’origine de celui qui a diffusé cette notion de l’aïkido, c’était, à ce moment-là, à l’égal d’une religion. Parce qu’il y avait une spiritualité qui était intense et énorme… pour transcender la guerre, il faut quand même qu’on réfléchisse (rires). Le fondateur Ueshiba qui dit : "Faites la paix, il faudrait un pont d’or entre tous les continents…" n’importe quel prophète a dit ça. Mais ça n’a fait que diviser l’humanité, donc il faut faire attention… L’aïkido est mon quotidien et ma vie mais je ne dis pas à mes élèves : "c’est ma religion" parce que ce serait leur mentir.

Tu es intervenu pendant 3 ans en suivant une promotion dans une école de théâtre. Quel était ton rôle et son lien avec l’aïkido ?

Le théâtre est un milieu très émotionnel. La première chose sur laquelle je voulais travailler, c’était le caractère de l’émotion négative, c’est-à-dire tout ce qui empêche l’individu de vivre et qui est trop important dans ce domaine artistique. J’étais plutôt le formateur au sein de gens qui vivaient une école de théâtre exclusivement comme des professionnels, face à des individus jeunes et pas formés. C’est très difficile, là où chaque metteur en scène est un paquet d’émotions. Si vous ne vibrez pas avec lui, vous explosez. J’ai dû, par le biais de l’aïkido, apprendre aux étudiants à avoir plus de recul par rapport à leurs émotions. ç’a été très intéressant et très dur. Cette distanciation avec l’émotion permet alors une véritable expérimentation de l’acte avec plus d’efficacité. A partir de là, ils peuvent essayer ou pas et l’on peut plus facilement savoir ce que l’on peut exprimer nous-mêmes et exiger d’eux. Dire "faites un triple flip salto" alors que je ne l’ai pas montré et que eux ne sont pas capables de le faire : ils ne peuvent pas l’exprimer. Si l’acteur s’identifie trop à ses émotions propres, il ne peut pas créer d’autres émotions chez les gens qui viennent regarder : ceux qui vont vibrer avec vous sont ceux qui ont les mêmes émotions que vous, ça veut dire 30%, 50% de la salle, peut-être, par chance, 100% de la salle. Mais, en soi, ce n’est pas du tout intéressant pour l’acteur d’avoir 100% de la salle. Parce que vous ne travaillez plus, vous ne vous développez plus. L’applaudimètre, ça veut rien dire. Je voyage de temps en temps à l’Est et il y a des pays comme la Roumanie où les gens étaient tellement habitués à applaudir pour rien, parce qu’ils y étaient obligés, qu’à la fin ils applaudissaient tout le temps. Quand ils étaient touchés, ils n’applaudissaient pas (rires). Les acteurs qui n’ont pas l’habitude de ça se disent : "La salle bouge pas, la salle est difficile…" A aucun moment, ils ne parlent d’eux-mêmes et de leurs capacités d’être et d’acte. Pour moi, être acteur, c’est faire vibrer et monter les gens avec soi pour qu’ils apprennent sur eux-mêmes. Mais cela nécessite une connaissance de soi et c’est une grande responsabilité parce que, comme le sportif de haut niveau, l’acteur véhicule aussi une image. Les gens, ils peuvent applaudir ou pas, on s’en fout. Qu’est-ce que vous pensez de vous, pensez-vous avoir atteint le niveau que vous vouliez atteindre ? Quand on est capable de rentrer à fond dans une discipline, on peut aller loin. Une seule suffit mais c’est bon de connaître les autres. Où est le principe commun à quelqu’un qui joue de la guitare, quelqu’un qui dessine, quelqu’un qui fait de l’informatique, un médecin ? Qu’est-ce qui anime ce que vous faites ? Plus on comprend ça, plus on revient à cette petite quantité qui n’est pas juste une gesticulation. Des petites choses qui peuvent être transposées, c’est déjà pas mal.

http://www.aikido-jaffraji.com