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L'Oeil électrique #18 | Société / Jacques Rossi

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Par Eric Magnen, Muriel Bernardin.
Photos : David Balicki.
Illustrations : Jacques Rossi.

1917 : la révolution éclate en Russie. Le tsar Nicolas II abdique et les bolcheviks s'emparent du pouvoir. 1991 : un putsch raté des vieux apparatchiks du Parti communiste entraîne le démantèlement de l'Union soviétique. Entre ces deux dates, plus de 70 ans d'un pouvoir qui érigea la répression sanglante en système alors que le messianisme dont il était porteur avait suscité d'immenses espoirs à l'échelle mondiale. Jacques Rossi, comme beaucoup d'autres, fut de ceux qui succombèrent aux sirènes du marxisme-léninisme. Mais il en paya le terrible prix : arrêté en 1937 par le pouvoir qu'il servait, il fut condamné, déporté et passa près de vingt ans de sa vie au Goulag ! Cette expérience, il le dit lui-même, lui sera pourtant salutaire, lui permettant de comprendre de la manière la plus brutale ce qu'était le véritable visage de l'idéologie soviétique pour laquelle il s'était jusqu'alors battu, en tant qu'agent secret au service du Komintern.
Qui pourrait se douter à la vue de cet homme, aujourd'hui âgé de 92 ans et vivant tranquillement à Montreuil dans la banlieue parisienne, de la vie mouvementée qui fut la sienne ? Car ce rescapé du Goulag conserve, malgré cette expérience marquante, une jovialité des plus surprenantes. Ne comptez pas sur lui pour ressasser les mauvais souvenirs de ces années noires, il est heureux de s'en être sorti et d'être toujours debout.
Mais c'est aussi un homme que préoccupe le souci de transmettre son savoir de l'ignominie humaine. Il est l'auteur d'un encyclopédique Manuel du Goulag (écrit en russe, traduit en anglais, en japonais et en français) et de Qu'elle était belle cette utopie - Chroniques du Goulag. Ses écrits n'ont pour autre but que de rappeler à leur lecteur que la prudence reste de mise face aux systèmes et pouvoirs qui s'emparent des idéologies, fussent-elles porteuses des "plus belles utopies".
Jacques Rossi aime à filer la métaphore du mythe d'Icare pour raconter son histoire et celle de l'expérience soviétique. A ceci près que dans son cas, la chute fut certes brutale mais pas fatale. Quelques semaines après avoir clos le siècle qui a connu tous ces événements, il n'est pas inutile de s'arrêter quelques instants sur les textes et la parole de Jacques Rossi pour écouter ce qu'il a à nous dire sur nous-mêmes.

Comment et pourquoi êtes-vous devenu communiste, puis agent du Komintern (contraction de deux mots russes désignant la troisième Internationale communiste, créée en mars 1919 et dissoute en 1943) ?
Je suis né en 1909. A l'armistice de 1918, j'avais neuf ans, je ne savais pas très bien ce que c'est que la guerre. Mais je me souviens des grandes personnes qui disaient :"Plus jamais ça".. Des vieilles dames avec des yeux, avec des mains comme ça (il lève les yeux et les bras au ciel), ça m'est resté. Ensuite, ma famille est allée en Pologne, où les contrastes sociaux étaient beaucoup plus importants qu'en France. Dans le domaine de mon beau-père, les paysans, lorsqu'ils lui adressaient la parole, se découvraient. A l'époque, je commençais déjà à lire Rousseau. Je voyais donc ces contrastes sociaux. Et j'ai été convaincu très rapidement qu'il n'y avait qu'une seule voie, qu'avaient prédit Marx et Engels pour arriver à la justice sociale.
Alors pourquoi ai-je été choisi pour être agent du Komintern ? Probablement parce que j'étais quelqu'un de bien élevé ; pour avoir un agent de liaison, il fallait avoir quelqu'un de droit, et parlant plusieurs langues.

Dans quelles circonstances avez-vous été arrêté ?
C'était lors de la grande purge de 1937. Les lendemains refusant toujours de chanter, contrairement à ce qui avait été promis, le gouvernement cherchait des boucs émissaires. 1937, c'est la plus grande purge, celle qui a touché de vieux camarades de Lénine. Ensuite, quand on a arrêté certains de mes camarades, avec lesquels j'avais passé des années dans la clandestinité, ça m'a effrayé un peu, parce qu'il s'agissait de gens que je connaissais personnellement. Ma vie avait souvent dépendu d'eux. J'étais très inquiet face à ces arrestations que je ne comprenais pas.
Et puis on m'ordonne de rentrer d'urgence à Moscou. J'étais un bon communiste, j'obéis aux ordres. J'arrive, et on m'arrête. On me demande : "Vous savez pourquoi vous êtes arrêté ? " Je réponds : "C'est à vous de me dire ! " Et on me rétorque : "Vous êtes contre-révolutionnaire, vous êtes espion français, polonais..." Alors là, j'ai failli éclater de rire tant la chose était inouïe...
Le commissaire interrogateur était là pour envoyer au Goulag (Glavnoie Oupravlenie Laguerei : Direction principale des camps) des gens dont l'arrestation devait expliquer à l'opinion publique russe et mondiale si possible, que les lendemains ne chantaient pas parce qu'il y avait énormément de saboteurs.
Moi, je n'arrivais pas à comprendre. Parce que j'étais comme les braves communistes que vous rencontrez ici, les "vieux cocos", qui ne voulaient pas croire qu'il y avait le Goulag. Maintenant ils ne peuvent plus le nier, parce qu'il y a les archives russes qui le disent, mais ils disent que c'était pas tellement grave, etc. Parce que ça blesse l'utopie à laquelle ils s'accrochent. L'homme, contrairement à tous les autres animaux dans le monde, lui, il rêve. Parce qu'il a besoin de rêver. Depuis Icare jusqu'au Concorde, ça a pris à peu près quatre mille ans pour que l'homme vole. Au départ il y avait le rêve. Observez que c'était Icare qui s'était cassé la figure. Les philosophes qui invitent, par exemple, les Cambodgiens, les Russes, les moujiks (paysans russes) à faire le collectivisme, ce ne sont pas eux qui se cassent la gueule. C'est comme ça que les années que j'ai passées au Goulag m'ont permis de comprendre que c'était vraiment une utopie, que c'était vraiment irréalisable.

Une fois qu'on vous a arrêté, que s'est-il passé ?
Quand on arrêtait les gens, on les tabassait, pour voir ce qu'on pouvait en sortir, pour fabriquer un dossier, très grossier, pour donner une apparence quelconque de légalité. Alors si vous êtes philatéliste, eh bien, c'est évident, vous êtes un espion, parce que le philatéliste a des contacts avec l'étranger. Vous êtes ingénieur ? Eh bien, vous êtes un saboteur, parce que l'ingénieur, il peut saboter, c'est logique !
Le commissaire savait qu'il devait rafistoler une inculpation quelconque pour se justifier. Il s'agissait d'envoyer en masse des prisonniers au Goulag. Dans les archives on a découvert que c'est à peine trois millions, mais à mon avis c'était beaucoup plus que cela. En tout cas, ce que je voudrais que vous reteniez, c'est que ce système, le communisme, c'était vraiment la SU-PER-CHE-RIE du siècle.

Revenons à votre arrestation. Vous avez donc été torturé...
J'étais le dernier sur le plan hiérarchique dans mon organisation des services de liaison. Alors on ne m'a pas tabassé beaucoup. On m'a torturé pour pouvoir inculper quelques camarades, mais j'ai eu de la chance. Je ne veux pas dire : "Regardez, quel héros je suis."Tout simplement j'étais résistant, j'étais têtu, et pour des raisons que j'ignore, ils ont arrêté de me tabasser et je n'ai rien dit. A ce propos, je suis pas très sûr mais je me demande si la torture n'est pas plus dans le fait que cela casse votre personnalité que dans la douleur en elle-même. Quand vous êtes à terre, quand on vous tabasse un peu trop, alors les sphincters ne marchent plus, vous êtes dans l'urine, votre propre caca, vous vomissez... Vous devenez vraiment une merde... Et ça se fait tellement rapidement... Il y a quelques jours, vous étiez quelqu'un de propre, et vous avez conscience quand vous vous voyez de n'être vraiment plus rien ! Psychologiquement, c'est assez fort. Ca casse la personne, le sujet.

Vous avez été condamné ensuite ?
Oui, illégalement, puisque sans jugement, pour huit ans. Ensuite une fois les huit ans terminés, on m'a fait signer un petit papier disant que je restais prisonnier jusqu'à nouvel ordre, sans aucune date de libération. Après un an et demi, un nouveau procès tout à fait farfelu a été monté. On m'a accusé d'avoir envoyé, depuis l'Arctique, une lettre à l'ambassadeur de France à Moscou pour lui demander un avion pour me ramener en France ! Le commissaire qui faisait cet acte d'accusation savait très bien qu'il n'allait pas être contrôlé par le parquet. J'ai alors été condamné à vingt-cinq ans de prison de haute sécurité. Mais entre-temps, le camarade Staline a eu l'extrême gentillesse de casser sa pipe le 5 mars 1953. Quand j'ai appris ça, j'ai eu un quart de seconde de sympathie pour lui : "Ah qu'il est gentil, quand même !" (rires)
Tout le monde avait peur de Staline: les ministres, les généraux... tous le craignaient. Je me rendais compte, qu'après la mort de Staline les choses n'allaient plus être tout à fait les mêmes...

Par quelles prisons et quels camps êtes-vous passé ?
Tout d'abord, la grande prison de Moscou, la prison des prévenus, Loubianka. C'est la prison centrale, qui est toujours là. J'y suis resté un an et demi, quelque chose comme ça. Ensuite, j'ai été envoyé dans les camps de travail et de rééducation, ça s'appelle comme ça, sans être jugé, mais tout simplement après avoir signé un document m'informant que j'étais condamné pour espionnage et activité contre-révolutionnaire. C'était un voyage assez long. Pour nous amener à la prison, on voyageait dans les wagons Stolypine (d'après le nom du ministre de l'Intérieur de Nicolas II de 1906 à 1911, qui avait conçu l'aménagement de wagons pour le transport de détenus). C'était des cabines qui étaient aménagées pour quatre détenus par compartiment. Et les Soviétiques en mettaient jusqu'à trente. Les trains soviétiques roulent assez lentement - mais il est vrai aussi que les distances sont très grandes. En partant de Moscou, on ne savait pas où on allait. Il fallait toujours que le prisonnier ne sache rien. On est arrivé finalement au bout de je ne sais combien de semaines. L'univers goulaguien tout entier est énorme, il fait 12 000 kilomètres de long, avec des camps partout.

Dans quel état d'esprit étiez-vous en arrivant au Goulag ?
Ce que je n'ai pas compris immédiatement, c'est que le Goulag n'était pas une aberration, pas une perversion du système soviétique, mais justement un immense laboratoire socio-économique du bureau politique, où l'on faisait l'Homme nouveau. J'ai interrogé, comme vous m'interrogez maintenant, des milliers de mes co-goulaguiens, Contrairement aux "vieux cocos" qu'il y a en France, j'avais l'information de toute première source. J'ai beaucoup de sympathie pour ces "vieux cocos", je comprends combien il est beau d'avoir une utopie, et de s'accrocher à une illusion, parce que l'homme doit croire, c'est comme ça. Mais il ne doit pas croire trop à des choses absolument irréalisables, parce que ça...
En deux mots : il faut toujours chercher à améliorer la société, mais jamais par la violence. Ca, je l'ai appris à tout jamais. Le but de mon Manuel du Goulag et de mes récits, c'est justement de donner un avertissement. J'étais prêt avec toutes mes tripes, j'étais vraiment prêt à me faire couper en petites rondelles pour cet idéal. J'ai le sens des responsabilités. J'ai compris où ça mène, eh bien, c'est la conscience qui m'impose de dire : "Attention, braves gens, ne vous engagez pas sur cette route."
Moi je me souviens très bien quand j'avais dans les seize, dix-sept ans, je voulais vraiment que tout le monde vive bien. Et il y avait cette sirène de Moscou, qui nous chantait justement la beauté, la justice, etc. Et bien ma conscience et celle de nombreux intellectuels étaient alors satisfaites. Parce que quand on vit aussi bien qu'on vit ici, on a toujours cette mauvaise conscience par rapport à ceux qui vivent moins bien que nous.

En référence à ce besoin d'utopie, je pense à la phrase: "Il ne faut pas désespérer Billancourt" qui sous-entend qu'il ne faut pas trop dévoiler la réalité de la vie soviétique parce que ça annihilerait le désir de changement, de révolte des ouvriers français.
Alors ça, c'est criminel ! Cette hypocrisie ! Ces intellectuels qui s'engageaient à cautionner le système, je veux pas dire le plus terrible, parce qu'entre l'hitlérisme et le marxisme-léninisme, le réel, je ne vois pas beaucoup de différences. Ne disons pas que ce sont deux choses pareilles, ça n'est pas le cas, mais les deux sont basés sur la violence, sur la dictature, et avaient pour but la formation de l'Homme nouveau. C'est ça qui est dangereux. Ne tentez jamais de former un homme nouveau !
Et vous savez, ces mêmes intellectuels qui après coup ont pu dire : "Oui, on a été averti, mais c'était d'une manière hargneuse", cette tentative facile de se dédouaner, eh bien, j'ai envie de leur répondre : "Si je vous dis avec beaucoup de hargne que deux fois deux font quatre, eh bien ça fait quand même quatre, hein ! "... Sauf si c'est dans la Pravda soviétique, alors là, il faut se méfier ! (rires)
Pour faire mon Manuel du Goulag, qui était tellement important pour moi afin de pouvoir dire aux gens "Ne vous engagez pas sur cette route maudite", j'ai étudié Lénine, et j'ai trouvé dans Lénine tout ce qu'a fait Staline. Staline réalisait vraiment le programme de Lénine. Dans Marx, il y a cette notion de la dictature du prolétariat, qui me semblait tout à fait logique à l'époque : c'est brutal, mais puisqu'il s'agissait de la distribution des biens, il était entendu que ceux qui possédaient presque tout ne voudraient pas céder. Mais c'est beaucoup plus tard que je me suis rendu compte que dans Marx, il n'y a aucune notion de la durée de cette dictature... Et alors j'ai vraiment eu la conscience que j'avais fait quelque chose de très mauvais. C'est une chape de plomb qui aurait été versée sur la planète si le marxisme-léninisme avait gagné.

Durant toutes vos années de Goulag, vous le racontez, vous avez souffert de la faim, du froid, de l'humidité, des mauvais traitements...
Et de la promiscuité ! Dans les prisons, dans les camps, on n'est jamais seul. Je connaissais de quelle façon se torchait tel camarade avec des grosses lunettes, c'était un professeur, eh bien, il avait une façon particulière... Pendant des années, ça ne me gênait pas, on allait faire caca ensemble, parce qu'on est six face à face... Tout se fait ensemble, ensemble, ensemble.
La faim, c'est terrible. Parfois quand on déchargeait des aliments, on arrivait à casser une caisse, et on y trouvait des choses à manger, on avait le ventre plein. Mais on avait toujours faim, parce qu'au bout d'un certain temps, un an, deux, trois ans, c'était une faim qui était dans votre tête. Même quand on avait le ventre plein, on savait très bien qu'on aurait toujours faim, car on se rendait compte que ça ne finirait jamais.

Physiquement, vous avez pensé que vous alliez tenir pendant toutes ces années ?
Non, je ne pensais pas. Au départ, je pensais comme tous les imbéciles (mais je ne veux pas que vous répétiez que je suis un imbécile, car c'est un secret, alors vous couperez, hein ?) (rires), alors comme tous les naïfs, je m'accrochais à cette idée que j'étais la victime d'une erreur. A partir d'un certain moment, j'ai commencé à me rendre compte que ça ne finirait jamais.

Au Goulag, est-ce que vous aviez des informations qui vous parvenaient, qui filtraient de l'extérieur sur la situation politique ou est-ce que c'était vraiment le black-out total ?
Il y avait plusieurs systèmes de camps. Dans la plupart, il y avait l'information de Moscou, qui était une information très censurée, aucune autre source. Mais il y avait aussi des prisons tout à fait secrètes où rien ne filtrait. En décembre 1955, je me trouvais dans un transport de l'Extrême-Orient vers Moscou. Dans une prison de transit, je rencontre un prisonnier qui vient d'une prison où il avait été au secret. Il avait été arrêté comme moi en 1937, et c'est moi qui lui ai appris qu'il y avait eu la Seconde guerre mondiale ! Alors c'est pour vous dire quel pouvait être le niveau de secret.

Pendant ces vingt années, est-ce qu'il y a eu un moment où vous avez songé au suicide ?
Oh oui. La période la plus suicidogène, où l'on aurait le plus facilement envie de se suicider, c'est pendant l'enquête. On vous fait rester debout pendant six ou sept jours, sans sommeil. La période préventive, c'est là que vous découvrez que vous, communiste, vous êtes torturé par des gens qui sont les super-communistes, parce qu'ils appartiennent à la police politique, donc ce sont les plus purs dans votre imagination. C'est vraiment une chose terrible. Ensuite, une fois dans les camps, sur les chantiers, c'est dur, mais vous commencez à vous accrocher en vous disant que c'est une erreur. Ensuite, à partir d'un certain temps, on triche avec soi-même : on devrait se suicider , mais on réfléchit, on se dit : "Bon écoute, depuis tant d'années déjà passées..." J'ai été vraiment frappé par le faible taux de suicides.

Il n'y avait pas de révoltes possibles non plus ?
Des révoltes, non. Ca, c'est une différence entre les camps de concentration nazis et le Goulag. Pour terroriser les masses de prisonniers, entre autres, il y avait le mouchardage. Le commissaire du camp, qui nous rencontrait régulièrement en tête-à-tête, nous lâchait un petit mot sans aucune importance qui nous faisait comprendre qu'il savait tout ce que nous nous disions entre nous. Un détail quelconque, il le savait, et ça nous écrasait. Je me souviens combien ça me terrorisait. Dans les mémoires des prisonniers des camps de concentration nazis, j'ai lu assez souvent qu'il y avait une forme de résistance, il y avait donc une solidarité… Avec la terreur stalinienne, c'était impossible. Les révoltes ont commencé après la mort de Staline, et surtout après l'arrestation de Beria (Chef particulièrement brutal et cruel de la police soviétique jusqu'en 1945, Beria a longtemps été le bras droit de Staline. Celui-ci l'avait notamment chargé d'épurer les "épurateurs" en 1938. Beria a été éliminé juste après la mort du"petit père des peuples"dans des circonstances obscures). Et ceux qui se sont révoltés, ce sont surtout des Ukrainiens de l'ouest, parce que les Soviétiques eux-mêmes avaient déjà été tellement terrorisés... A moi, paradoxalement, on parlait. A un moment, j'ai demandé à un type : "Mais comment ça se fait que tu me fasse toutes ces confidences ?" Et on m'a répondu plusieurs fois : "Mais toi, tu es formé à l'étranger, tu n'es pas pourri."

A côté de cette absence de solidarité, vous racontez que vous êtes devenu ami avec des goulaguiens. Avec des Japonais, notamment.
Oui. Alors ce n'est pas dû au fait qu'ils étaient Japonais. Les camps sont scientifiquement faits pour transformer l'homme en merde. Mais, quand on reste dans son groupe solidaire, alors là, il y a un contrôle réciproque. Les Soviétiques ont voulu faire des efforts pour ne pas laisser le Japon se rapprocher des Etats-Unis. Ils s'étaient rendus compte que les prisonniers de guerre japonais pourraient être utilisés comme monnaie. C'est pour cette raison qu'ils ne leur ont pas fait subir le cursus normal mais qu'ils les ont laissés ensemble. C'était des officiers. Ils étaient une trentaine dans le groupe que j'ai rencontré, ils avaient toujours été ensemble sans jamais avoir été mélangés avec d'autres goulaguiens. Ils avaient un comportement discipliné, poli, etc. Il y avait une telle différence avec les autres goulaguiens que vraiment, je me sentais comme tout près de Paris. C'est vraiment avec ces gens que je me suis senti proche de la France, comme jamais. Ce n'était pas parce qu'ils étaient une race spéciale, mais tout simplement parce qu'ils ont été laissés ensemble.

Dans les camps du Goulag, entre un quart et un tiers des effectifs selon les années étaient des détenus condamnés pour activités contre-révolutionnaires. La majorité des prisonniers étaient des citoyens "ordinaires", qui avaient été arrêtés pour des motifs souvent futiles, proches de l'absurde et très variés. De l'abandon du poste de travail à la dilapidation de la propriété socialiste, les commissaires avaient un vaste choix d'accusations fantaisistes pour monter des dossiers. En 1947, une loi instaura une peine allant de cinq à dix ans de camp pour tout vol même insignifiant. Au début des années cinquante, la moitié des goulaguiens étaient détenus pour ce motif.
A l'intérieur des camps, il y avait donc une immense majorité de détenus qui n'étaient pas des droits communs, que vous appelez les caves, et les autres, qui avaient réussi à imposer leur loi (ils n'effectuaient pas les tâches physiques imparties aux détenus) : les truands.

Oui, c'était très facile pour eux parce que le truand est beaucoup plus courageux que le cave. Vous savez ce que c'est que le cave ? C'est vous, c'est moi : vous êtes un cave, vous aussi, et moi aussi. Moi, peut-être un petit peu moins que vous, car quand même je suis passé par le Goulag ! (rires) Le cave ne risque pas sa vie pour quelqu'un, tandis qu'un truand, s'il y a un autre truand qui est en danger, va prendre des risques pour le sauver. L'union fait la force. Le truand, normalement, ne vit pas vieux. Je me souviens d'une prison où il y avait cinq truands dans ma cellule, ils commandaient tout le monde, parce que les goulaguiens se disent : "Tu es mon ami, on a fait un parcours de je ne sais pas combien de prisons de transit ensemble, mais le cas échéant, tu ne sais pas si je vais risquer ma vie pour te sauver."

Et quand vous avez été libéré, vous avez eu des difficultés à vous réhabituer à la vie normale ?
En URSS, non. Il y a un petit proverbe goulaguien, qui dit à propos de quelqu'un qui est libéré : "Il est transféré du petit Goulag dans le grand", parce que l'Union soviétique c'était un Goulag pratiquement, il y avait très peu de différences.

Et ensuite, vous avez mis énormément de temps à revenir en France.
En sortant du Goulag, je me suis dit : "Il faut que je dise quelque chose pour empêcher les gens de suivre ce chemin qui mène vers la merde." Pendant cinq ans, j'ai dû vivre en Asie centrale. Une chose assez amusante : quand un prisonnier est libéré, il reçoit un certificat de libération, où sont marqués nom, prénom, date de naissance, nationalité et un lieu de résidence à choisir. Le sergent qui faisait le certificat m'a demandé où je me trouvais avant d'être envoyé au Goulag . Je réponds : "Moscou" et lui me dit : "Non, localité pas permise", alors je dis : "Stalingrad", et lui : "Non, localité pas permise." J'énumère une dizaine de villes et chaque fois, il me répond la même chose. Je lui demande alors de me donner le nom des localités interdites. Et lui me répond : "Pas possible. Ca, secret d'Etat." Finalement, au bout d'une énumération d'une cinquantaine de villes, j'ai choisi Samarkand.
Une fois arrivé à Samarkand, je devais m'adresser à la police locale pour qu'elle m'établisse une pièce d'identité, parce que le certificat de libération ne me permettait pas de quitter le pays. C'est à partir de cette pièce d'identité, que m'aurait faite la police locale, que je pouvais demander le visa de sortie. A la police de Samarkand, j'ai dû attendre pendant cinq ans parce que la police n'avait pas de formulaire !
Comme j'avais la double nationalité (franco-polonaise), un Juif très sage m'a dit : "Ecoute, demande à aller en Pologne même si là-bas aussi c'est communiste, c'est tout à fait différent de l'URSS." Les Français m'ont donné une lettre pour les autorités polonaises, et les Polonais m'ont envoyé un passeport au bout d'un an, après avoir fait des recherches. Pendant ce temps, je commençais à fabriquer mon Manuel du Goulag. Entre l'Union soviétique et la Pologne, il y avait une grande différence ! Alors là, c'est un choc, c'est ça la réponse à votre question de la différence quand on sort. Parce que vous arrivez dans un pays où tout le monde est anti-soviétique ! (rires)

Où était votre famille pendant toutes ces années ?
Ma mère est morte quand j'avais dix ans. Mon beau-père était un monsieur très haut placé, alors que moi j'étais pour la Révolution mondiale ; j'avais coupé les ponts avec lui très tôt. Plus tard, beaucoup plus tard, quand j'ai commencé à chercher ma famille, je me suis rendu compte que je n'avais plus personne.

Vous avez choisi d'adopter dans vos Chroniques un ton très ironique, avec parfois, même, un certain humour...
C'est un reproche ?

Non, juste une interrogation.
C'est moi qui m'en suis sorti et c'est Staline qui est mort ! Et moi, je suis toujours debout. Alors que ça devait être le contraire. Alors je suis tout à fait heureux ! (rires)



Bibliographie de Jacques Rossi :
- Fragments de vie, 1995, éditions Elikia, épuisé.
- Le manuel du Goulag, 1997, collection "Documents", Le Cherche-midi éditeur.
- Ce livre, dans sa première édition en russe proposait 3000 entrées permettant de comprendre les mots et usages de la langue russe au Goulag ainsi que les décrets, textes de lois et règlements régissant la vie des goulaguiens. Dans l'édition française, certaines entrées ont disparu parce que leur intérêt n'était que linguistique. Le lecteur découvre l'arsenal des lois et décrets qui régissaient la vie des détenus et déportés. Le manuel comprend aussi de nombreux documents permettant de comparer les conditions de "vie" des détenus entre l'époque tsariste et la période soviétique. Enfin, Jacques Rossi met en avant la langue en usage au goulag : les insultes, les blagues, les dictons, les mots détournés : "Dans l'argot des truands, la "vache" est un novice à qui des repris de justice ont proposé de participer à une tentative d'évasion. […] Il ignore […] que si les vivres viennent à manquer, il sera tué, et ses reins et son sang consommés tout crus (les fugitifs n'allument pas de feu de peur de se faire repérer)."
- Qu'elle était belle cette utopie ! Chroniques du Goulag, 2000, collection "Documents", Le Cherche-midi éditeur



"Une fois que nous aurons pris le pouvoir, nous ne le lâcherons plus."
Lénine

25 octobre 1917 : coup d'état bolchevique. Premiers décrets sur la paix et la terre. Premières répressions contre les opposants.
3 mars 1918 : traité de Brest-Litovsk qui fait suite à l'armistice signé le 15 décembre 1917. La Russie perd 800 000 km² de territoire très importants pour la production industrielle et agricole : "Perdre de l'espace pour gagner du temps", Lénine.
1918-1921 : Mise en place du communisme de guerre : confiscation par l'Etat de toutes les ressources du pays pour permettre le passage à la répartition communiste tout en faisant face à la situation de guerre sur différents fronts (armées blanches, Républiques voisines autoproclamées indépendantes, paysans opposés à la politique de confiscation).
1921-1929 : La NEP (Nouvelle politique économique) : Lénine estime que le passage au socialisme prendra du temps. L'Etat garde le contrôle des grandes entreprises, banques, ressources minières. La liberté du commerce intérieur est rétablie et les entreprises de moins de vingt et un salariés dénationalisées.
30 décembre 1922 : Fondation de l'URSS.
10 mars 1923 : Troisième attaque cérébrale de Lénine qui n'est plus alors en état de diriger l'URSS. Il décède le 21 janvier 1924.
1928 : Staline prend le contrôle du pays en pleine période de sous-développement généralisé.
1929 : Premier plan quinquennal qui relance la collectivisation forcée provoquant famines et déportations. Trotski est banni par Staline qui lance une fête nationale à l'occasion de son cinquantième anniversaire.
Août 1936 : Premier grand procès public de Moscou dont les accusés, condamnés à mort sont des compagnons de Lénine. Ces procès sont l'occasion d'une propagande fondée sur le culte de la personnalité visant à raffermir le lien entre le peuple soviétique et son "guide".
Août 1939 : L'Allemagne et l'URSS signent un pacte de non-agression et un traité secret sur la Pologne.
22 juin 1941 : Déclenchement de l'opération Barbarossa par les Allemands qui attaquent l'empire soviétique.
2 février 1943 : Après cinq mois de blocus allemand et la mort de 900 000 habitants, victoire de Stalingrad. L'Armée rouge poursuit sa contre-offensive et libère progressivement l'Europe centrale.
4 février 1945 : Yalta. Roosevelt, Staline et Churchill décident entre autres, de la partition de l'Allemagne en quatre zones.
8 mai 1945 : Les Soviétiques tiennent Berlin. L'Allemagne capitule. La moitié de l'Europe est occupée par l'Armée rouge. 26 millions de Soviétiques ont péri pendant la deuxième guerre mondiale.
1947 : Début de la guerre froide.
1948 : Blocus de Berlin-Ouest par les Soviétiques (juin 1948 - mai 1949).
1949 : Division de l'Allemagne.
5 mars 1953 : Staline meurt d'une hémorragie cérébrale. Ses obsèques reflètent l'ampleur du culte de la personnalité.
1953-1964 : Khrouchtchev dirige l'URSS. De totalitaire, le système devient autoritaire et policier.
Février 1956 : Vingtième congrès du PCUS, Khrouchtchev divulgue à la fin du congrès aux délégués soviétiques un rapport secret critiquant Staline.
27 mars 1956 : Une amnistie permet la libération de plus d'un million de détenus.
Août 1961 : Khrouchtchev fait ériger le mur de Berlin qui devient le symbole du communisme soviétique
Octobre 1961 : La dépouille de Staline est enlevée du mausolée où elle se trouvait, sur la place Rouge à Moscou. Toutefois, les résistances à la déstalinisation au sein du Parti restent importantes.
Octobre 1964 : Khrouchtchev "démissionne", renversé en fait par les cadres importants du Parti suite au camouflet reçu lors de la crise de Cuba (1962). Il est remplacé par Brejnev. Sans que ses dirigeants s'en rendent compte, l'URSS bouge et une forme de société civile émerge .
1968 : Les chars soviétiques mettent fin au "Printemps de Prague".
1979 : L'URSS occupe l' Afghanistan.
11 mars 1985 : Après les directions et les morts successives de Brejnev, Andropov et Tchernenko, élection de Mikhaïl Gorbatchev au poste de secrétaire général du Parti.
Début 1986 : Deux nouveaux mots d'ordre. La glasnost (transparence), et la perestroïka (restructuration du système). Le niveau de vie général de la population ne s'améliore pas et le mécontentement monte.
8 décembre 1987 : Signature entre les Etats-Unis et l'URSS d'un accord de démantèlement des missiles nucléaires à moyenne portée.
Mai 1988-février 1989 : Retrait soviétique de l'Afghanistan.
9 novembre 1989 : Chute du mur de Berlin.
1990 : L'URSS se disloque.
12 juin 1991 : Election au suffrage universel de Boris Eltsine à la présidence de la Fédération de Russie.
Fin août 1991 : Huit républiques proclament leur indépendance. Le Parti communiste soviétique est désormais interdit.
8 décembre 1991 : L'URSS n'existe plus.
25 décembre 1991 : Gorbatchev démissionne de son poste de président de l'URSS.

Merci à Narbi



Purges et exécutions massives

Quelques épisodes marquants de la terreur qui accompagna le "communisme de guerre" puis l'arbitraire et la paranoïa staliniennes

- Le 28 février 1921, des marins de Cronstadt se révoltent et adoptent une résolution demandant l'élection des soviets au suffrage universel et secret et des libertés fondamentales pour les ouvriers, les paysans, les socialistes et les anarchistes. Le lendemain, lors d'un meeting, 12 000 habitants adoptent cette résolution. La commune ou révolte de Cronstadt dure quinze jours. Moscou demande la reddition des marins et devant leur refus, envoie un détachement de l'Armée rouge (fondée par Trotski) qui prend d'assaut la ville le 18 mars et fait 10 000 morts.

- En décembre 1934, l'assassinat de Kirov, membre du Politburo, premier secrétaire du comité régional du Parti de Leningrad et considéré par beaucoup comme l'héritier de Staline fournit un prétexte au déclenchement de la Grande Purge qui commence en 1936 et dure deux ans. Plus d'un million d'hommes et de femmes sont fusillés durant cette période, accusés d'être des espions, des trotskistes, des contre-révolutionnaires…
En 1956, suite au vingtième Congrès du PCUS, la grande majorité des victimes de la Grande Purge sera réhabilitée, mais à titre posthume.

- Pendant la deuxième guerre mondiale, devant l'avancée des troupes allemandes, le pouvoir soviétique exécute par milliers les détenus qui ne peuvent pas être évacués. Par la suite, tous les civils ayant été dans des zones occupées par l'Armée allemande deviennent suspects (ils ont échappé au regard de la Police politique), ils sont donc souvent exécutés. Les Tchétchènes et d'autres peuples caucasiens, accusés de collaboration avec les nazis, sont soumis à des déportations massives vers l'Asie centrale.
Après 1945, les Soviétiques ayant été libérés des camps allemands par les Alliés et remis à l'URSS parfois contre leur gré, en vertu des accords de Yalta, sont considérés comme étant des traîtres à la patrie et de ce fait, arrêtés.

D'après les articles Arrestations massives, Assassins, Déportations massives, Exécutions massives, Grande purge, Purge du Manuel du Goulag.