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L'Oeil électrique #18 | Société / Tazmamart, cellule 10

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Par Christelle Taraud, Rym Morgan.

Ahmed Marzouki a participé à son corps défendant au coup d'Etat de juillet 1971 contre le roi Hassan II au palais de Skirat. Il a été condamné en février 1972 à cinq ans de prison. Il en a effectué dix-huit dans des conditions inhumaines, au bagne de Tazmamart. Libéré en 1991 avec vingt-huit autres survivants (cinquante-huit personnes ont officiellement été détenues dans ce bagne mouroir), il a pris son bâton de pèlerin pour raconter leur calvaire commun et lever le voile sur un des secrets les plus honteux du régime de répression mis en place par le Roi, dans un livre poignant Tazmamart, cellule 10

Quelles sont les circonstances qui vous ont conduit à Tazmamart ?
J'ai embrassé la carrière militaire, faute de mieux et je suis sorti de l'Académie Royale Militaire en 1969. A cette date, j'ai rejoint l'école militaire d'Ahermoumou et j'y ai passé une première année sans encombre. Pendant la deuxième année, on nous a dit que nous allions effectuer une manœuvre à Ben Slimane, une petite ville qui se trouve à quelques kilomètres de Rabat. Tout se passait dans les normes. Chaque année scolaire était d'ailleurs couronnée par une manœuvre. Seulement cette manœuvre-ci était ambiguë parce que le directeur de l'école nous a dit qu'elle allait se passer à balles réelles, ce qui était rare. Et puis, il nous a fait un discours la veille du putsch, qui était vraiment intrigant. C'était confus et contradictoire alors que les missions militaires sont normalement très précises et très concises. On a discuté de cela entre nous. Certains de mes camarades ont d'ailleurs évoqué la possibilité d'un coup d'état. Pourtant, l'armée à laquelle nous appartenions était un des piliers du régime d'Hassan II. Nous sommes donc passés d'Ahermoumou au coup d'état, à la fusillade, au massacre, à la panique, au désordre total. A tel point que même les élèves, les cadets, s'entretuaient. C'était un cauchemar.

Vous aviez conscience alors d'être au palais royal ?
Vers la fin oui. Il faut témoigner pour l'Histoire. J'étais conscient et certains de mes camarades aussi. Surtout après avoir reconnu des invités et des personnalités éminentes.

Quelle place aviez-vous dans le dispositif ?
J'étais, comme sous-lieutenant, à la tête du douzième commando. Heureusement pour moi, je suis arrivé un peu en retard à cause d'une panne. Ce qui ne m'a pas empêché de me retrouver en pleine fusillade. Et j'ai eu beaucoup de mal à réaliser ce qui se passait. Avec le choc, les événements se sont succédés à une vitesse vertigineuse. Mais je n'ai pas tiré. Les procès verbaux sont là pour l'attester. Et je ne suis pas le seul. J'insiste sur ce point. Il y avait dans le même cas que moi des officiers, des sous-officiers et des élèves qui se sont très bien comportés, des invités aussi. Sans eux, le carnage aurait été encore plus important. Et je dis cela sans rien en attendre. Juste pour la vérité.

Combien y a-t-il eu de morts à Skirat ?
Il est difficile de déterminer le nombre. On a dit autour d'une centaine. Personne ne détient vraiment le chiffre exact. On sait par contre que des cadets innocents qui rendaient leurs armes sans savoir vraiment ce qui se passait ont été massivement descendus. Ils étaient en colonnes dans la rue El Brihi où se dressait la grande bâtisse de la RTM (Radio Télévision Marocaine)quand ils ont rencontré des chars qui ont ouvert le feu sur eux. Ces cent onze morts n'ont jamais été évoqués par le tribunal militaire chargé de nous juger au cours du mois de février 1972. Pour eux, c'était la fin et pour nous, Tazmamart. Heureusement à ce moment-là, nous ne le savions pas. D'ailleurs le tribunal était une sorte de tombola. Comment aurait-il pu en être autrement alors que le colonel Ben Ayada qui avait procédé à l'instruction se retrouvait procureur général ? Les jugements tombaient à la sauvette. Le gouvernement marocain faisait ça pour la forme. Et comme nous étions très nombreux, nos dossiers étaient examinés avec une rapidité extrême. Et nous n'avions souvent personne pour nous défendre. Le tribunal avait décidé, assez logiquement, de se concentrer sur les gradés. Ils nous ont condamnés et jugés au petit bonheur la chance. Les condamnations sont allées d'un an et demi à la peine capitale. Moi j'ai été condamné à cinq ans de détention. C'était le maximum et pourtant ils n'avaient rien contre moi. Ce qui prouve qu'ils avaient l'intention de faire des exemples. La longueur des peines a été pour nous déterminante parce qu'elle a tracé une frontière entre ceux qui se sont retrouvés à Tazmamart et les autres (toutes les peines entre trois ans et la perpétuité ont conduit les condamnés à Tazmamart).

Avez-vous été rejoints pendant ce transfert par les militaires qui avaient participé au deuxième coup d'Etat dit "des aviateurs" parce qu'il visait le Boeing royal d'Hassan II, en août 1972 ?
Oui, nous avons été déportés ensemble. Mais ce qui est dramatique dans cette histoire, il faut quand même le préciser, c'est que la majorité écrasante de ces amis "aviateurs" condamnés étaient des techniciens, des mécanos qui faisaient simplement leur travail quotidien sur la base militaire de Kénitra Il y avait des munitionnaires qui étaient appelés à transporter des munitions, des mécanos qui devaient assurer la révision et le ravitaillement en carburant. Comment pouvaient-ils savoir que les chasseurs dont ils s'occupaient allaient attaquer l'avion d'Hassan II ? Certains d'entre eux n'étaient même pas encore nommés sergents. Ils rentraient des USA. Ils ont pourtant écopé d'une peine de prison de trois ans et se sont aussi retrouvés à Tazmamart. Certains d'entre eux avaient à peine 19 ans, 20 ans. Beaucoup y sont morts.

Quand vous arrivez à Tazmamart, à quoi êtes-vous confronté ?
Tazmamart se trouve au sud-est du Maroc près de la frontière algéro-marocaine. C'est un lieu qui se caractérise par la dureté de son climat : des étés caniculaires et des hivers glacés. L'alternance de ces deux facteurs, avec une toute petite période de transition, a été pour nous à l'origine d'une lente entreprise de démolition et de ruine. C'était un véritable calvaire. A cela s'ajoutait le bagne en lui-même qui était composé de deux bâtiments installés sur un plan incliné. Le premier bâtiment, dans lequel j'ai eu la chance de me trouver, était plus ensoleillé, plus aéré et moins humide. Le second bâtiment était plus bas et a connu plus rapidement des problèmes avec les égouts constamment bouchés. Pour cette raison, il y a eu plus de morts dans le second bâtiment que dans le premier. Dans les deux bâtiments, les toilettes avaient des trous ridiculement petits. Nous étions contraints de nous servir de notre main gauche pour faire passer les excréments. C'était extrêmement éprouvant.

Quelles étaient vos conditions de détention ? Votre cellule ? Vos repas ?
Rien… Rien… Rien. C'est un trou. C'est le noir. La cellule fait trois mètres sur deux mètres et demi avec trois rangées de trous qui nous permettent à peine de respirer et qui donnent sur un couloir crasseux. Un trou dans le plafond à travers lequel s'infiltre une lueur très pâle. On arrivait à peine à voir les dix doigts de nos mains. Et tout autour, c'est l'obscurité totale. C'est le noir. Un broc de cinq litres d'eau par jour. C'était la ration, pour boire, pour se laver, pour tout. Une assiette en plastique. Un pichet en plastique. Et c'est tout. Ah si j'oubliais ! Deux couvertures sales, déchirées et qui sentaient le cheval. Confrontés à ce sort, on avait deux choix. Ou bien se révolter et tomber dans la folie. Ou bien essayer de lutter, s'organiser pour gagner un peu de temps. Jouer avec le facteur temps nous permettait de nous raccrocher à un espoir, nous raccrocher à demain, nous raccrocher à un événement futur possible qui viendrait bouleverser le cours de notre vie ici. Et surtout on savait, même avant la mort de la première victime (Le lieutenant Mohamed Chemsi, détenu dans le bâtiment 2 est décédé en février 1974, six mois après son arrivée. Les détenus du bâtiment 1 n'ont appris sa mort que trois ans plus tard), qui a eu lieu très vite, qu'on allait mourir, qu'on était là pour mourir. Mais on se mentait, on essayait de se convaincre du contraire. Et puis quand on a appris la mort de Chemsi , le malheur des uns faisant le bonheur des autres, on s'est dit qu'il allait y avoir un scandale, une enquête pour déterminer les responsabilités… Mais rien de tout cela ne s'est passé. Le jour où le premier contact entre détenus a été établi, pour quelques minutes, parce que des camarades du bâtiment 2 avaient été mutés dans le bâtiment 1 (un contre ordre immédiat ramena d'ailleurs ces détenus dans leur bâtiment), nous avons appris que chez eux il y avait déjà eu six morts alors que nous n'en avions qu'un. A partir de ce moment là, nous n'avons plus eu d'espoir… Plus d'illusions. A tel point que juste après, un camarade est devenu totalement fou. C'est Mimoune qui a fini par se suicider (le premier juin 1990). Il nous a fait passer une année terrible. C'était un véritable supplice de plus parce qu'il tapait sans arrêt à la porte…

Les contacts entre vous étaient donc très restreints ?
Oui, les contacts étaient rares, notamment entre les deux bâtiments. En novembre 1984, le Lieutenant Touil, qui était marié à une Américaine, a obtenu la permission de sortir dans la cour. Et grâce à lui, à partir de 1984, des contacts plus réguliers ont pu être établis entre le premier bâtiment et le deuxième. On savait que les détenus du deuxième menaient une vie vraiment horrible. Et puis pour parler entre nous, à l'intérieur d'un même bâtiment, nous avions inventé un langage, le tazmamarti. C'était un amalgame de français, d'arabe dialectal, d'arabe classique, de berbère, d'anglais et d'espagnol. Par exemple le "messager", on l'appelait "our friend". Pour parler d'Amnesty International, on disait Amina. Personne ne pouvait imaginer le sens que ça avait pour nous. Comme lorsque nous parlions des "Feddoulates"(gendarmes), nous avions construit ce mot sur le nom du colonel Feddoul qui supervisait notre répression…

Isolés les uns des autres dans vos cellules respectives, que faisiez- vous de vos journées ?
Au début on se racontait des histoires, des romans, des films. On faisait ça à tour de rôle. Mohamed Raïss et moi étions, de l'avis de nos camarades, de bons conteurs. Moi j'étais plus ou moins spécialisé dans les films égyptiens et les téléfilms d'horreur. Et lui il racontait les romans qu'il avait lus. On faisait durer le plaisir au maximum parce qu'on s'était rendu compte qu'il fallait quand même ouvrir une petite fenêtre pour l'imagination, pour oublier Tazmamart, ne serait-ce que quelques heures. Pourtant, physiquement, c'était dur. Il fallait garder le broc plein d'eau et mettre la couverture dessus. Monter sur le broc et s'accrocher à deux trous de la porte tout en faisant attention à avoir la bouche devant le troisième trou. Par la suite, quand nous étions épuisés, nous avons changé. On s'est contenté de raconter à travers les fissures de la porte. Et puis est arrivé le moment ou nous avions raconté toutes nos histoires, toute la mémoire de nos vies. Par exemple, le numéro 8 savait tout du numéro 29, son lieu de naissance, ses aventures, ses voyages, mais il ne connaissait pas son visage. Et même si le camarade se décrivait avec les yeux noirs et les cheveux frisés, lorsqu'on s'est trouvé face à face, après toutes ces années…

Surtout que vous étiez très abîmés. Vous êtes vous reconnu vous-même ?
Non… Quand je me suis revu pour la première fois, j'étais abasourdi. Il m'est arrivé quand même à Tazmamart d'avoir un bout de miroir. Mais dans le noir, c'était difficile. Ce qui m'a vraiment frappé, c'est que j'étais très maigre, vraiment squelettique. La chose qui m'a été insupportable, c'est de me trouver avec des oreilles énormes et un nez immense… Un véritable Cyrano de Bergerac… Parce que j'étais si décharné... et comme les oreilles et le nez ne changent pas… J'étais disproportionné…

Avez-vous eu la possibilité de sortir de votre cellule ?
Pendant l'essentiel de notre détention, jamais. Il nous est arrivé de sortir dans le couloir, à la fin seulement, grâce à certains de nos camarades qui avaient pu établir des contacts avec leurs familles. Familles qui ont fait pour nous un travail colossal. Moi, je n'ai pas réussi à faire ce travail de persuasion auprès de nos gardiens. Eux si. Ils ont ainsi pu ramener de l'argent et des médicaments à l'intérieur du bagne. Lorsque le contact a été établi, certains gardiens faisaient des gestes, en laissant les portes des cellules ouvertes le week-end. Bien sûr, ils fermaient la porte du bâtiment. .

C'est ce qui vous a permis d'établir une solidarité avec les malades et les agonisants ?
Non. Au début, lorsque quelqu'un tombait malade, il restait comme ça, livré à lui-même. Il passait par différents stades que nous connaissions parfaitement. Et puis il délirait et il mourait. C'était terrible. Par la suite, lorsque les gardiens se sont aperçus que nous étions totalement oubliés et que même le directeur ne venait plus contrôler la dureté de notre sort, les choses ont un peu changé. Les gardiens, par peur d'être contaminés, (c'est vraiment drôle dans ce contexte de parler de microbes et de verrues !) ont alors permis aux détenus de passer les uns chez les autres. D'abord pour aider à manger celui qui ne pouvait plus le faire seul. Et puis petit à petit, ils se sont mis à tolérer que certains d'entre nous restent une semaine, puis un mois, avec un agonisant, un mourant. C'est grâce à la peur qu'avaient les gardiens d'être contaminés que le contact avec nos agonisants a pu s'établir.

C'est le cas pour Mohamed Lghalou (décédé le 3 janvier 1989) qui est resté paralysé pendant 11 ans ?
Je me suis porté volontaire pour aller le voir. J'ai passé avec lui un mois. C'était vraiment éprouvant. J'ai été relevé par plusieurs camarades. Tous ces gens ont fait beaucoup. Je voulais aussi signaler le travail colossal et l'incroyable abnégation de trois de mes camarades : en 1984, le Lieutenant Touil est parvenu à convaincre le directeur de la prison de laisser trois camarades adoucir le calvaire de Mohamed Lghalou. Le Capitaine Ghalloul, le Sergent Abdelkrim Chaoui et le Sergent Ahmed Bouhida se sont occupés de lui. Ils ont fait beaucoup. Pour nous, Mohamed représentait le courage parce que c'était une charogne ("Lghalou s'était transformé en un amas pourri de sang, de sueur, d'urine et de saletés. Son corps s'était rétréci d'une manière inimaginable et il ressemblait désormais à un gamin de huit ou neuf ans, affublé d'une barbe à moitié blanche qui pendait sur les os de son thorax affreusement amaigri. Quand Ghalloul et moi lui avons enlevé ses vêtements, la chair est venue avec le tissu, laissant apparaître certains os. L'odeur était tellement pestilentielle, que pourtant habitué au pire, j'ai vomi tout ce que j'avais dans le ventre. Une fois complètement déshabillé, la vision était dantesque : Lghalou avait le dos et les flancs écorchés, ses côtes étaient abîmées, son thorax n'était plus bombé mais incurvé. Son bassin s'était complètement aplati de l'arrière. En un mot, il était devenu un squelette déformé, enveloppé d'une peau mince, déchirée et trouée de toutes parts " Tazmamart, cellule 10). Mais malgré ça, il nous racontait toujours des blagues, il chantait, il riait… A l'entendre, on croyait que c'était un homme normal, mais à le voir, c'était vraiment affreux. Ghalloul, Chaoui et Bouhida se sont occupés de Mohamed de 1984 jusqu'à sa mort en 1989.

Comment les premiers contacts avec l'extérieur ont-ils été vécus par les détenus ?
Bien, évidemment. Mais il y eut aussi des effets pervers. Et parfois la solidarité s'en est trouvée un peu émoussée. Ceux qui avaient fourni des efforts surhumains pour établir les contacts extérieurs ne comprenaient pas toujours les demandes des autres détenus. L'argent et les médicaments qui entraient grâce à eux n'étaient pas suffisants pour tout le monde. Et les gardiens qui avaient accepté, la plupart du temps en échange de compensations financières, d'établir un contact pour certains détenus ne pouvaient pas le faire pour tous. Evidemment, ça a créé de la discorde. Deux orientations s'opposaient. La première, portée surtout par le Capitaine Hachad, était de jouer sur le facteur temps, de rester en contact et d'essayer de faire bouger les officiels, les partis politiques. Pour les partisans de la seconde orientation, il fallait contacter Amnesty International, l'opinion internationale. Il va sans dire que c'est surtout les plus démunis qui optaient pour la seconde orientation. Comme on mourait comme des rats, on se disait : "Pourquoi ne pas contacter l'opinion internationale ? Et puis si on meurt tans pis. Il faut jouer le tout pour le tout."
L'entrée de l'argent aussi a fait beaucoup de mal. A Tazmamart, au début, on était tous sur un pied d'égalité et ça nous rendait calmes. On acceptait notre sort en rigolant et en racontant des blagues. Lorsque l'argent est arrivé, il a tout bouleversé. Il y avait les nantis, les moyens et les pauvres. Et automatiquement ça a débouché sur un conflit de classes. Mais quand même, il y a des gens qui ont fourni beaucoup d'efforts et qui ont fait un travail considérable pour faire triompher la raison sur la folie. On se querellait, on s'engueulait, on s'insultait… Et finalement il y avait toujours quelqu'un qui nous ramenait à l'ordre et puis ça s'arrangeait…

Comment jugiez-vous à l'époque le personnel qui vous encadrait ?
Ce qui nous a donné beaucoup d'espoir, malgré la méchanceté humaine, c'est qu'il existe toujours des gens extraordinaires. Larbi Louiz faisait partie de cette catégorie de gens, bien qu'il se soit toujours refusé à établir pour nous des contacts à l'extérieur. C'est quelqu'un qui nous a vraiment aidés et sur son propre argent. Il a fait tout ce qu'il a pu pour adoucir notre calvaire. Quand je suis arrivé à Tazmamart, j'avais le crâne rasé, lorsque l'hiver est arrivé… vous ne pouvez pas imaginer, c'était un véritable frigo, un congélateur… Et je souffrais tellement… En plus, j'avais un abcès dentaire dont le pus est sorti par là (il montre sa gorge couturée par une cicatrice )… J'ai souffert le martyre… Louiz en passant, a vu ma souffrance. Quelques jours plus tard, il m'a jeté un bonnet. C'était vraiment un trésor, quelque chose d'inestimable. Il a fait un geste pour presque tous les camarades. Lors de la première fête de l'Aïd El Kebir, nous l'avons vu pleurer en silence… Ca a été très émouvant. Un second gardien, Mohamed Mahjoubi, nous a beaucoup aidés et même pour certains sauvé la vie. C'est grâce à lui que toutes les familles ont pu être contactées et par son intermédiaire que toutes les lettres sont passées. D'autres ont accompli des contacts, mais seulement pour l'argent. Un jour, des gardiens ont été promus et ils nous ont fait un cadeau. Quand ils ont distribué la nourriture, ils avaient aussi une grande gamelle pleine de limonade. Un des gardiens, Moulay Saïd, qui était un voyou et une brute sadique nous a demandé, après avoir ouvert nos portes, de mettre notre quart en plastique dehors. C'était la première fois que ça arrivait. Il nous a distribué une louche de limonade. Pour nous, le goût était paradisiaque… Pourquoi ont-ils eu ce geste ? Venant d'eux, c'était tellement bizarre …

Vous brossez, dans votre livre, un portrait apocalyptique du Lieutenant colonel El Cadi, directeur de Tazmamart. Il a pour vous une place particulière dans la hiérarchie de vos tortionnaires ?
C'est un goumier (membre du contingent militaire recruté en Afrique du Nord parmi la population indigène pendant la colonisation). On nous a dit qu'il avait été arrêté par les Allemands et qu'il avait connu les camps de concentration. C'est la rumeur qui circulait et c'est ce que les gardiens répétaient. C'est un vrai démon qui s'est enrichi à notre détriment. Il a fait beaucoup de mal et il a manifesté un excès de zèle total. Finalement, quand il a vu que nous étions complètement démolis, il a arrêté de venir à Tazmamart. Il coulait des jours très doux à Meknès. A ma sortie, j'étais très curieux de le voir de près pour me rendre compte de quel genre d'homme il était. Un camarade, qui était avec moi à Tazmamart, savait où le chercher. C'est comme ça que nous sommes allés à plusieurs, à sa rencontre dans le bar où il se trouvait toujours. L'un d'entre nous n'a finalement pas voulu entrer. On a pris deux limonades. On est resté là, comme ça… On ne voulait pas qu'il se doute de quelque chose… Après quelques minutes, j'ai commencé à le regarder à la dérobée… J'étais très ému… Il buvait bière sur bière… Il se saoulait la gueule… Il était d'ailleurs dans un état lamentable. J'ai commencé à me poser des questions. Est-ce bien cet homme qui disposait de ma vie, d'un pouvoir discrétionnaire sur ma vie ? En le voyant comme ça, je me suis dit qu'il était en train de payer…

En train de payer la fouille de 1982 ?
Notamment. Les circonstances de cette fouille sont liées à l'amélioration de nos conditions de vie. Un camarade a fait entrer des revues religieuses et littéraires à Tazmamart. Ces revues ont circulé de cellules en cellules. C'était difficile parce qu'il fallait trouver le moment opportun pour passer la revue au camarade suivant. Dans la cellule 25, il y avait un camarade, le Lieutenant Haifi, qui avait perdu la raison (condamné à vingt ans de réclusion, décédé en 1989). Le pauvre Haifi avait dans la tête de trouver un moment, malgré l'état dans lequel il était, pour passer la revue. Il l'a fait devant le pire des gardiens, Ben Driss. C'est comme ça que la fouille a été déclenchée. Elle nous a beaucoup marqués parce que l'essentiel de ce que nous avions pu accumuler depuis notre arrivée à Tazmamart s'est volatilisé. Nous avons pu sauver quelques petites choses, notamment les transistors qui étaient une richesse inestimable.

Grâce aux transistors, l'humanité entrait de nouveau dans vos vies, comme avec Hinda ?
Hinda était une chienne qui appartenait à un chasseur français. Quand il a dû partir du Maroc pour la France, il l'a confiée au directeur de Tazmamart. Elle a été comme nous, incarcérée dans la cour de la prison. Il faisait un froid atroce. La température descendait en dessous de zéro. La cour était à ciel ouvert et la chienne n'avait aucun endroit pour s'abriter. Elle a fini par comprendre qu'il y avait une vie humaine, des êtres humains à l'intérieur. Mais chaque fois qu'elle voulait entrer, elle était chassée par les coups de pied des gardiens. Malgré cela, elle persistait… C'était extraordinaire… A chaque fois que les gardiens arrivaient avec la gamelle, elle faisait une nouvelle tentative. Et à chaque fois, elle était refoulée. Et quand les gardiens partaient, elle tentait encore d'ouvrir la porte avec son museau. Surtout quand elle entendait son nom qui montait de nos cellules : "Hinda, Hinda !"
Un jour, pendant l'Aïd El Kebir, les gardiens avaient fait un geste, ils avaient ouvert les portes de nos cellules, en nous demandant de rester sur le seuil. Ils étaient en train de nous regarder, de regarder l'image de la déchéance humaine puis ils se sont éloignés du seuil de la porte. C'est à ce moment-là que Hinda a trouvé l'occasion de rentrer chez nous. Elle est entrée comme un boulet. Elle a fait un va et vient rapide, tout en essayant de ne pas crier… C'était indescriptible… Et puis elle est passée pour voir les détenus. Ceux qui ne pouvaient pas se tenir debout, elle est entrée dans leur cellule, elle leur a léché le visage, la main… C'était incroyablement émouvant. Lorsqu'elle est arrivée à la cellule 19, l'émotion était si forte qu'un camarade l'a prise dans ses bras et l'a embrassée sur la bouche. Elle a eu le temps de finir son tour avant que les gardiens ne reviennent et qu'elle prenne son habituel coup de pied. Et puis elle est sortie. Pour nous ça avait une importante signification. Un animal qui entre dans notre détresse pour nous manifester tant de chaleur. On s'est dit : "L'humanité entière nous a balancés, nous a oubliés, mais Hinda, elle, a pensé à nous…"
Quant à Faraj (en arabe, Faraj veut dire délivrance), c'est un pigeonneau que j'avais recueilli parce qu'il était tombé à travers le toit dans ma cellule. Il est resté avec moi pendant deux mois avant de devenir adulte. Ensuite, il nous a posé beaucoup de problèmes parce qu'il ne supportait plus la cellule. Nous avons pris la décision de le relâcher. Mais pour cela il fallait tromper la vigilance des gardiens. Nous l'avons d'abord passé à travers la lucarne, dans le couloir. Il fallait voir la joie des détenus qui pouvaient se tenir debout… Faraj était devenu leur raison d'être… A tel point que Abdelkrim Chaoui a risqué sa vie pour lui en grimpant sur la porte de ma cellule pour me le passer à travers les barreaux. Et je l'ai relâché. Toute la journée a été calme, comme si nous avions perdu un camarade. Mais le soir, Faraj est revenu. J'ai souhaité qu'il reparte à nouveau. Finalement, quand il est revenu pour la dernière fois, il était accompagné d'un autre pigeon. Je lui ai dit : "C'est bien, tu as trouvé une fiancée."

Et comment s'est passée votre libération ? Avez-vous pensé qu'on allait vous exécuter ?
Lorsqu'ils nous ont distribué des treillis neufs, nous étions plutôt optimistes. Même si nous avions toujours un doute. D'autant qu'on ne nous a pas dit que nous allions être libérés. Nous n'étions rien d'ailleurs. Pourquoi auraient-ils engagé la discussion avec nous ? Le transfert a été un calvaire, un autre supplice. Nous étions décharnés et pourtant nos gardiens nous ont menottés, bandé les yeux, habillés d'une djellaba dont la capuche était rabattue sur nos visages. Nous étouffions à demi. Le voyage a duré 12 heures, dont une grande partie sur des pistes cahoteuses. C'est à Ahermoumou, que nous avons été retapés. Deux mois de soins intensifs. Des moniteurs de sport passaient et nous incitaient à marcher. On nous engageait à ne pas nous montrer "maladifs" parce que cela risquait de retarder une possible libération. Quand le Colonel Feddoul est passé, j'étais enrhumé et je me souviens de l'effort incroyable que j'ai dû fournir pour ne pas éternuer devant lui. Après, ils m'ont livré aux autorités de mon bled. Tazmamart, c'était fini…

Comment s'est passé votre retour à la vie civile ?
Au départ, lorsque je suis sorti, il n'y avait rien. C'était le vide. Ils nous avaient promis de nous réintégrer dans la société, de nous indemniser. Et finalement il n'y avait rien de cela. J'avais toujours mal de ne pas avoir terminé mes études universitaires. Les reprendre m'a beaucoup aidé. C'était une occasion de m'intégrer, de voir du monde et de fuir ma réalité.

Une réalité qui vous a rattrapé en 1995 quand vous avez été kidnappé après des rumeurs d'écriture d'un livre ?
On m'a arrêté et j'ai passé un peu de temps dans une villa prison. Mes geôliers voulaient parler de mon futur livre et de mon possible voyage en France. On m'a fait comprendre que j'allais trahir mon pays, qu'il fallait laver le linge sale entre nous. Ils m'ont confisqué mon passeport. Mais finalement, le livre est sorti quand même.

Que pensez-vous de Tahar Ben Jelloun qui a dit que vous êtes "légitime" pour écrire ce livre. Il est lui aussi l'auteur de Cette aveuglante absence de lumière, une fiction inspirée du témoignage d'un ancien détenu, Aziz Binebine ?
Franchement je ne trouve rien à dire. C'est un pur hasard si les livres sont sortis en même temps. Le seul reproche que je lui fais, comme tous mes camarades, c'est qu'il s'est tu au moment ou nous avions besoin de gens comme lui… Peut-être que nous étions insignifiants, que nous n'avions pas cette valeur… Ca nous a frappés et ça nous a fait un peu mal de voir que Tazmamart est devenu à la mode, est devenu un sujet riche et que c'est maintenant seulement qu'on en parle vraiment. Il fallait faire ça avant. S'il avait dit alors un seul mot en notre faveur, aujourd'hui, on l'embrasserait, on le porterait sur nos épaules.
Tous mes camarades ont été très reconnaissants pour tous les gens qui nous ont épaulés, qui ont fait quelque chose pour nous. Lui, ce n'est pas son cas. Je n'ai pas de rancune contre lui, loin de là. S'il veut écrire sur Tazmamart, il est libre parce que Tazmamart, maintenant appartient à l'histoire du Maroc. Nous n'avons pas la prétention de dire que seuls ceux qui sont passés par-là peuvent écrire dessus. La polémique a été un peu gonflée, elle ne m'a pas intéressé. J'ai dit ce que j'avais à dire. J'ai formulé mon reproche à Tahar Ben Jelloun. Et il y a un côté positif là-dedans. Tahar Ben Jelloun est très connu, son livre va toucher un public plus large. Ahmed Marzouki, un petit militaire de trois fois rien, ce n'est pas Tahar Ben Jelloun, une sommité de la littérature…

Maintenant, quelle est votre situation au Maroc ? Avez-vous obtenu des indemnisations ?
Oui, avec l'avènement du roi Mohamed VI, on a été indemnisé. Evidemment ce n'est rien par rapport à ce que nous avons vécu, rien par rapport à une jeunesse spoliée. Mais ça va peut-être nous permettre de revivre un peu décemment. Ce que nous réclamons en plus, ce que le roi a dit lui-même lors d'un discours officiel d'ailleurs, c'est une couverture sociale et médicale. On demande aussi une retraite. Et pourquoi pas aussi un logement ! On le mérite amplement après tout ce qu'on a subi à Tazmamart. Nous avons écrit au Premier ministre et au roi. On attend. Mais je crois qu'on peut être optimiste.



Maroc, ses plages, ses prisons

Les commentaires télévisuels des funérailles d'Hassan II et l'expression répétée de la déférence d'hommes politiques français très en vue pourraient faire passer le règne du roi marocain pour l'avènement d'une démocratie où il fait bon passer ses vacances. La réalité fut pourtant toute autre.
Placé sous protectorat de la France en 1912, et, après la défaite française en Indochine et le soulèvement des indépendantistes algériens en 1954, le Maroc voit son indépendance reconnue le 2 mars 1956. En 1961, le roi Mohammed V décède et Hassan II, son fils, prend sa succession. L'année suivante, il élabore une Constitution, approuvée par référendum, taillée sur mesure pour assurer son leadership. Le nouveau pouvoir assure sa mainmise sur le pays en élaborant un très large réseau de clientélisme.
Les mouvements de contestation du pouvoir durant les années soixante et soixante-dix sont réprimés très violemment, notamment à Casablanca en 1965 et 1982, et dans tout le pays, en 1982.
Le militant de gauche Mehdi Ben Barka est enlevé et tué en France en 1965. Abraham Serfaty, militant marxiste, est condamné en 1977 à perpétuité pour "complot visant à renverser la monarchie" et "atteinte à la sûreté de l'Etat". Il est envoyé à la prison de Kénitra.
De 1971 à 1973, deux putschs lancés par des militaires contre le pouvoir royal échouent et leurs instigateurs sont exécutés. Ceux qui échappent à la mort sont condamnés à mourir à petit feu dans des prisons inhumaines, victimes de la "colère" du roi. Lors du second attentat contre Hassan II, en août 1972, le général Oufkir, condamné par contumace par la justice française dans l'affaire Ben Barka, est abattu dans le palais de Skhirat. Son suicide est officiellement annoncé et toute sa famille emprisonnée.
Hassan II fait adopter une nouvelle Constitution, plus "libérale" en 1982, et "ressoude" son pays lors de la décolonisation du Sahara espagnol suite au décès de Franco en lançant la "Marche verte". Le régime semble se démocratiser mais les libertés sont en fait réservées à une partie de l'élite dans un régime policier très autoritaire. Au Sahara, les combats entre le Front Polisario et l'armée marocaine, qui commence à perdre le contrôle de la région, se multiplient.
En 1979 et 1980, puis 1982, en réponse à la situation économique qui se dégrade, les conflits sociaux vont croissant et se politisent. La réponse du pouvoir est violente : des manifestants tués, des syndicalistes et des enseignants arrêtés, des journaux syndicaux interdits... Le contrôle policier de la population devient de plus en plus serré.
En 1990, Hassan II crée le Conseil consultatif des droits de l'Homme.
Le 13 septembre 1991, suite à de nombreuses campagnes internationales dénonçant le sort des opposants au régime, Abraham Serfaty est libéré puis expulsé, les autorités ayant soudainement "découvert" qu'il était de nationalité brésilienne ! Une semaine après la sortie de prison du plus ancien détenu politique au monde, et à la veille d'un voyage aux Etats-Unis d'Hassan II, la destruction du bagne mouroir de Tazmamart est annoncée, les survivants libérés. Jusque-là, les autorités marocaines avaient toujours nié son existence.
En février 1998, Hassan II nomme un premier ministre socialiste, Abderrahmane Youssoufi. Il garde évidemment le pouvoir pour ce qui concerne les secteurs "sensibles" : la sécurité, la défense, la justice et la politique étrangère. Il décède en 1999. Son fils, Mohamed VI, lui succède.
En décembre 2000, il annonce la création d'un prix des droits de l'Homme.