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L'Oeil électrique #18 | Nouvelle / La baignoire

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NOUVELLE / LA BAIGNOIRE

Par Dominique Ségalen.
Illustrations : Jean-jean.

D'habitude, Elle n'éteint pas la lumière. Et puis, ça fait longtemps que je trempe. Là, la peau me secoue du haut en bas. D'où je suis, je la vois dans le petit reflet : la lumière du lampadaire de la rue sur le bord de la baignoire.
On dirait un fruit. Mon corps ressemble à un fruit blanc, genre chinois, qui baigne dans un sirop comme j'ai vu, une fois, dans un bocal que nous avait offert la vieille dame du palier, au fond, à droite. C'était une gentille dame qui sentait étrange, avec un sourire plissé et des mains chaudes. Ses vêtements étaient tous enfilés à l'envers avec les étiquettes dehors et les motifs brouillés ensemble, je me rappelle.
Mes bourrelets vanille sursautent si fort que toutes mes dents claquent. Je les entends en même temps que les clapotis de l'eau qui déborde.
Je le ferai plus. Ma bouche s'ouvre.
- Aaaghnhn ! je dis.
Rien. Elle m'entend pas. C'est l'heure de la série avec l'avocate qui pleure beaucoup dans le joli séjour avec les meubles brillants. Dès que ça commence, Elle monte toujours le son. Alors, j'attends. Je me balance. ?a clapote. Ma peau fripe. Le bain est comme une banquise toute petite mais qui me tient partout, même en bas, là où il faut pas toucher. Jamais.
Il fait nuit maintenant. Je vois plus l'arbre tordu que j'aime bien dans le carreau de la lucarne, à droite. Je tremble toujours. C'est l'heure des bruits du soir. Les voisins font la cuisine, ça sent la semoule par les petits trous de l'aération. ?a me plaît d'écouter les bouches de l'immeuble. C'est bien, elles parlent toutes du côté de la salle de bains, comme la nôtre. Est-ce qu'il y a des baignoires comme ici avec, dedans... ?
J'ai trop froid pour avoir faim, de toute façon. Mais je dois pas sortir : Elle se mettrait dans tous ses états. Je suis plus là, dans le dedans de ma tête. Je suis liquide, secoué tout entier dans mes oreilles. Je les laisse écouter les chiens qui gémissent, les gens qui se disputent, les musiques et les enfants qui crient. Moi est ailleurs.
La porte s'ouvre à la volée, lumière blanche, Elle hurlante, serviette humide jetée sur ma tête chauve.
- Allez, à table ! C'est l'heure !
Je suis content. Je vais manger. J'aime beaucoup manger. Mon sourire s'écarte sur les dents qui claquent. J'essaie de lever mon très gros corps mou hors de la baignoire. C'est difficile. Je souffle, je tiens mes ventres ensemble. Sur les côtés de mes bras, la chair claque comme le drapeau pour donner l'autorisation de se baigner, quand papa me portait à la belle mer verte, je me souviens, c'était il y a longtemps. Quand papa était vivant. Quand maman était vivante. Elle a laissé la porte ouverte et je vois le plat fumant sur la table, avec mon brouet dedans. Fumant. Mon brouet. Je me dépêche. Un pied sur le carrelage, aux ongles jaunes. Et deux.
- Rappelle-toi ce que disait Maman ! Tu dois obéir, autrement tu es puni ! C'est pour ton bien !
J'enfile la robe de chambre de papa, la vieille, celle qui a brûlé sur le devant. Et par-dessus, le tablier bleu.
- Les pantoufles ! Il faut tout te dire !
Le brouet m'attend. Je pose mes fondements sur la chaise et je me tiens tranquille dedans et presque dehors. ?a bouge beaucoup, sur la chaise. C'est à cause du froid, encore. Je suis prêt.
Seigneur-bénis-notre-repas-Amen, Elle récite.
Elle fait le geste et m'indique avec le menton que je peux y aller. Sur le bout de la table, Elle a posé les calices et les chandeliers pour les frotter tout à l'heure. C'est son travail. Pour que le curé soit content, il faut que ça brille et qu'on voie toute la cuisine dedans, en tout petit et tordu.
- ... comme ça, tu finiras par comprendre qu'il faut obéir !
Je mange. J'ai grande faim. Sur le dessus, il y a les carottes et je m'amuse à les mettre ensemble comme fait la directrice d'école dans la cour, en bas, le matin avec les enfants.
- Ooole, je dis.
- Tais-toi ! Mange !
Elle crie parce que le lait coule sur mes ventres. C'est parce que j'ai vu, là-bas dans la télévision, des bêtes (des singes, je crois) qui se font des chatouilles, et ma bouche a fait un sourire sans faire exprès. Là-bas il y a un soleil écarté loin sur le paysage. On sent qu'il fait bon comme l'après-midi si la lucarne est ouverte au-dessus du miroir. Quelques temps, le doigt du soleil brûle mon bras, quand j'attends dans la baignoire. C'est bon. Dans l'image, le singe se roule sur de la terre. J'aimerais ça, oui. Des chatouilles pour moi.
- Essuie-toi, voyons ! Un vrai porc !
Dans l'image, le singe met un doigt dans un trou de son nez.
Elle repousse fort mon bol bleu, celui que je range tout seul sur l'étagère du haut. Le lait se renverse. Je grogne, affolé. Mes doigts tentent d'attraper le lait mais il veut pas, il dérape sur la table. Elle me chasse vite vers la salle de bains. L'eau m'attend. J'y entre les yeux fermés. J'ai pas envie.
- C'est pour ton bien ! Elle hurle. Comme ça, tu apprendras ! C'est pour ton bien !
Elle éteint. Le temps passe. Le temps est grand comme la rue de la lucarne : celle que je vois quand Elle part faire les courses, le matin. Je monte sur le tabouret blanc, je me penche et là-bas, la rue fait comme un petit trou tellement le bout est loin. Le temps est comme ça. Il s'arrête de marcher et il faut attendre très très longtemps pour qu'il reparte. Je m'ennuie dans l'eau. Je pousse un long soupir pour m'occuper. L'araignée de ce matin s'est déplacée sur le miroir. Elle fait comment pour marcher dessus sans glisser ? Elle est punie aussi ?
Porte ouverte, lumière encore dans le tendre des yeux. Je les bouche serrés avec les mains.
- ?a y est ? Tu ne le feras plus ?
Je me rappelle plus quoi mais je fais non de la tête. Je la regarde pas.
- A la bonne heure ! Dépêche-toi d'aller te coucher, tu me fatigues !
Je sors de l'eau. Je me couvre et me dandine dans le couloir jusqu'à mon matelas. Couché. Je reste immobile, les yeux grands ouverts. Demain, j'ai cinquante ans. Je me demande si Elle me fera un flan à la pistache. J'aime bien le flan à la pistache. Je me demande si Elle est gentille. Jour-nuit-jour-nuit-jour… Comme le bouton électrique de la cuisine. Je sais pas si je suis vieux. Cinquante ans, c'est vieux ? Je sais pas le monde, sauf les bruits, dehors, les bêtes, les gens. Je sais pas la lumière. J'attends.
Je sais quand je dors. C'est différent complètement. Les lumières du paysage sont allumées avec le grand bouton, c'est autorisé. Il y a des couleurs qui barbouillent les figures des gens et ces gens rient beaucoup. Quelquefois, je passe du temps à coller un tas de feuilles pour enrichir les arbres : des vertes, des mauves (je sais bien faire le mauve), des orange et surtout des rouges. Après, la forêt s'étend partout mais il y a pas de coin ni de porte, d'ailleurs. Là, je suis petit, comme en vrai, mais personne le sait. Des musiques soufflent sur mes yeux, je connais chacune des bêtes, personnellement.
Réveillé. Il y a des cris. C'est le matin, je crois. ?a m'intrigue, ces cris. Mais j'ai pas la permission de bouger. Mais quand même. Elle crie, j'entends. ?a continue. J'ai peur. Mon cœur, dedans, frappe avec ses poings comme quelqu'un qui a peur aussi. Je me lève et... tant pis, je sors de la chambre.
La porte d'entrée est ouverte, on voit dehors, un peu. Le tapis qui pique sur le palier est tout de travers. Je sors la tête dans le couloir. Elle est là. Elle se dispute avec un petit enfant qui fait beaucoup de bruit aussi. Mais cet enfant est triste et il pleure en même temps. Il a peur peut-être ?
J'ai mal au cœur. Je grogne pour me rassurer.
Des cris encore. De grands cris toujours qui font mal à la tête et qui résonnent dans le couloir. J'hésite. Je décide d'aller quand même vers le petit enfant qui est si triste, mais Elle me voit et fait des gestes pour me chasser. Ses yeux sont vilains mais j'avance toujours. L'enfant fait silence, il a très peur et tous les deux me regardent. Maintenant, Elle en a après moi. Les cris me font très mal à la tête, ils cessent pas, j'en veux plus. Je grogne pour Lui demander de cesser mais Elle désobéit. Alors je pose doucement mes mains sur son cou. Il est chaud son cou, et je suis obligé d'appuyer un peu pour éteindre les grandes sonorités désagréables.
Voilà. Mais Elle est fatiguée, soudain, et s'appuie sur moi. Je suis content d'être utile et je l'emmène à la maison, tout doucement. Le petit enfant me regarde avec ses mains aux ongles rouges sur sa bouche, il ouvre ses yeux comme s'il avait vu une belle image à la télévision. Tout est calme. Elle, je l'emmène à la salle de bains, chez nous. Elle est lourde et je dois l'aider à s'asseoir dans la baignoire. Ses yeux sont fermés. Je suis content. Je range les bords de Sa robe grise à la surface de l'eau. Sa tête glisse et je me rends compte qu'Elle préfère se coucher dessous, alors je l'aide. Je suis utile.
C'est pour Son bien.
Je vais rester là, avec Elle, un moment. Je joue avec les bulles rigolotes qui remontent de Son nez.
Tout est silencieux, maintenant. Je suis tranquille. Elle est contente de se reposer un peu. J'éteins la lumière et je vais m'asseoir sur la chaise, à ma place. Tout à l'heure, Elle me fera cuire mon brouet.