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L'Oeil électrique #20 | Cinéma / Henri-François Imbert: Carnets de voyage

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Par Eric Magnen, Philippe Baron.

Face au tout puissant robinet à image qui nous rend amnésique, Henri-François Imbert nous rappelle que chaque image, si mineure soit-elle, est porteuse de mémoire. Et ça nous fait du bien. A la frontière de la fiction et du réel, ses films inclassables mélangent le carnet de voyages et le récit du film en train de se faire. A la fois auteur, réalisateur, caméraman et producteur, il travaille seul. Avec une économie de moyens qui rend chaque plan précieux.
Sa seule richesse : le temps qu'il prend. Des tournages de 6 mois, des montages étalés sur une année. A 20 ans, il captait ses premières images en super 8 : son père dans le jardin. Depuis, le travail d'Henri-François Imbert se situe toujours entre le film de famille et le ciné-journal. Et il ne s'est jamais séparé de cette petite caméra-film des années 60, à la fois outil et personnage de ses récits : Sur la plage de Belfast part de sa découverte d'un bout de pellicule dans une caméra achetée non loin de Belfast. Après l'avoir fait développer, fasciné par les séquences qu'il y trouve, il part en Irlande du Nord, à la recherche de ces gens - pour leur rendre ces morceaux perdus du puzzle de la mémoire familiale.
Trois ans après l'Irlande, le Mali : Doulaye, une saison des pluies est à nouveau, un documentaire-quête - à la recherche de Doulaye, un ami africain de sa famille, dont il est sans nouvelles depuis 20 ans. Est-il encore vivant ? L'occasion de reprendre une histoire familiale là où son père l'avait laissée en exerçant son regard de voyageur solitaire, plus poétique qu'informatif. La magie opère. Est-ce sa voix inoubliable ? Est-ce sa façon unique d'appréhender les relations du filmeur et du filmé ? De nous interroger sur la responsabilité de l'un envers l'autre ?

La conversation qui suit est constituée d'extraits d'une rencontre organisée entre H.F. Imbert et un groupe de documentaristes de l'association L'Arbre (réunissant des réalisateurs qui résident en Bretagne). Chaque trimestre, ces cinéastes organisent un atelier Désir de film : une rencontre professionnelle avec un auteur autour de son travail, pour "remonter à la source du désir", décortiquer les méthodes d'approche et de travail (l'écriture, les relations aux personnes filmées, les conditions de production et de diffusion des films). Ce jour-là, autour d'Henri-François Imbert, se trouvaient Philippe Baron, Ariel Nathan, Arno Laplagne, Bénédicte Pagnot, Brigitte Chevet et Philippe Lucas, tous réalisateurs de films documentaires pour la télévision (Arte, France 3, La Cinquième, Planète...) ou ayant collaboré à des magazines (Strip-tease, Faut pas rêver, Littoral...).

LES FILMS :

Sur la plage de Belfast 1996, 35 mm, 39 minutes
Réalisation, image et son : Henri-François Imbert
Musique : Silvain Vanot
Production : Libre Cours

A l'origine, il y a une caméra super-8 achetée chez un brocanteur de Belfast par l'amie d'Henri-François Imbert. Lorsqu'il ouvre le réservoir de la caméra, ce dernier y trouve une pellicule impressionnée. Après l'avoir faite développer, il découvre des images d'une famille filmée sur le bord d'une plage, ainsi que deux autres séquences. Intrigué, Imbert décide de se rendre en Irlande du Nord, afin de tenter de retrouver les propriétaires du film et le leur rendre. A son arrivée à Belfast, le seul élément dont il dispose est donc ces quelques mètres de pellicule. Il parvient pourtant à retrouver le brocanteur. Celui-ci se souvient à qui il avait acheté la caméra : un couple de personnes âgées chez qui Imbert se rend. En voyant les images, ceux-ci pensent y reconnaître une femme. Quelques coups de fil plus tard, Imbert est chez cette personne : c'est effectivement elle qui se trouve sur le film super-8. Encore quelques coups de fil, et toute la famille est réunie pour visionner un film qui a fixé un moment de leur vie, onze ans auparavant. La démarche d'Henri-François Imbert est très touchante de par le télescopage entre le côté très anecdotique du point de départ et l'importance que ces quelques images revêtent aux yeux des protagonistes. Lorsqu'Imbert explique à la famille comment il est venu en Irlande du Nord dans le seul but de les retrouver, on sent passer l'émotion dans le regard humide du père de famille, et c'est pour ces instants-là que le cinéma d'Henri-François Imbert est précieux. Comme plus tard dans Doulaye, une saison des pluies, Imbert alterne séquences vidéo et images cinéma (super-8 ou 16 mm). En outre, à de nombreuses reprises, les images en super-8 du film trouvé viennent contaminer le film qui se tourne : ces images anodines prennent une importance à nos yeux, et lorsqu'on revoit un plan déjà vu dix minutes plus tôt, il a acquis une signification supplémentaire et véhicule désormais une nouvelle émotion. Rythmé par la belle musique de Silvain Vanot, Sur la plage de Belfast est un film sur l'Irlande du Nord qui ne cherche pas à parler des évènements politiques qui touchent le pays, ce qui semble interloquer les gens qu'Imbert rencontre. Ce qui l'intéresse n'est pas de parler d'un pays d'une manière globale, mais de façon indirecte, en s'attachant à quelques individus même pas emblématiques : des gens tout simplement ordinaires.

Doulaye, une saison des pluies 1999, 35 mm, 80 minutes
Réalisation, image et son : Henri-François Imbert
Musique : Silvain Vanot
Production : Libre Cours

Dans les premières instants du film, Imbert raconte que le seul souvenir qui lui reste de Doulaye Danioko remonte à 1971 : il avait alors 5 ans, vivait avec ses parents à Châteauroux, et Doulaye, l'ami de son père, venait souvent à la maison. Lorsqu'Imbert a 8 ans, Doulaye quitte la France et part travailler à Oran, en Algérie. Il continue à correspondre avec son père. Deux ans plus tard, il annonce dans une ultime lettre qu'il rentre au Mali. Et depuis cette date, plus aucune nouvelle. Lorsqu'Imbert entame le projet de ce film, vingt ans se sont écoulés. Les quelques éléments dont il dispose sont bien maigres pour retrouver Doulaye. Il part pourtant au Mali pour tenter de le retrouver. Le film se décompose en deux parties égales : la quête, puis les retrouvailles. Dans la première moitié, Imbert rencontre des personnes à qui il explique son histoire et essaye d'obtenir des informations. Il est frappant de voir à quel point les gens s'investissent dans son histoire, prennent la chose très au sérieux, émettent des hypothèses, essayent de deviner ce que Doulaye a bien pu devenir... La seconde partie, celle des retrouvailles, révèle ce qui est arrivé à Doulaye depuis sa dernière lettre : il s'est marié, a eu plusieurs enfants, et est devenu député de l'Assemblée nationale au début des années 90. Très rapidement, la complicité s'installe entre Doulaye et Imbert, et l'on devine que l'amitié entre Doulaye et le père d'Imbert, interrompue pendant ces deux décennies, va pouvoir reprendre, en s'enrichissant d'une nouvelle amitié avec le fils. Doulaye, une saison des pluies alterne les séquences filmées en DV (Digital Video : vidéo numérique) et celles en 8 ou 16 mm. La vidéo est utilisée pour filmer les témoignages, les dialogues avec les personnes qu'Imbert rencontre, tandis que les images cinéma filment les paysages, les rues, les gens croisés le temps d'un regard. Les séquences en vidéo sont souvent statiques, alors que celles en 8 ou 16 mm sont très dynamiques, très montées, et filmées avec une caméra tremblée. Cette opposition entre l'aspect trivial de la DV et celui plus pictural des images cinéma confère au film son véritable caractère, mélange d'un journal intime et d'une vision documentaire sur le Mali d'aujourd'hui.

L'ENTRETIEN

Philippe Baron : Pour moi, ton film Sur la plage de Belfast nous dit : "regardez comme l'image est précieuse, comme un petit bout de film au fond d'une caméra, cela compte, cela vaut." Je trouve que dans la masse d'images par laquelle on se trouve assailli aujourd'hui, ton film nous prend à rebrousse poil...
Henri-François Imbert : Pour moi en effet, l'image est précieuse. Je tourne en super-8 ou en 16 mm, et chaque fois que je monte, sur une table 16 ou super-8, je récupère les chutes. Je n'ai jamais pu me résoudre à jeter un seul photogramme (une image de la pellicule, qui en compte 24 par seconde). Cela veut dire que lorsque je monte, j'ai 2 films qui se font : le film que je monte et la bobine à côté, sur laquelle je colle les chutes. C'est un peu obsessionnel ! Mais cela veut dire pour moi que chaque bout d'image est précieux et que, à partir du moment où il a été imprimé sur la pellicule, je ne me sens pas le droit de le détruire. Je fais peu de films et je les fais lentement. Par ailleurs je n'ai pas la télévision, ce qui fait qu'il y a peu d'images qui rentrent dans ma vie, à part les images que je tourne, la peinture que je vois dans les galeries et les musées, et les films de cinéma. Il y a donc pour moi une sorte de rareté des images qui va à l'encontre d'un flot.

Philippe Lucas : On le sent aussi dans Doulaye, une saison des pluies dans la façon dont tu filmes ton héros avec sa caméra super 8. Tu ne coupes pas entre le moment où il appuie sur le bouton et le moment où il le relâche.
H-F. Imbert : Il y a à ce moment-là un très beau sourire, d'une petite fille qui est très grave, mais qui laisse échapper un sourire. Elle sourit parce qu'elle est très heureuse de faire quelque chose avec son père. Prendre une photo, c'est quelque chose ! Cela rejoint la préciosité de l'image dont on parlait. L'image est rare, donc elle est précieuse et l'expression de quelque chose de solennel et d'heureux.

Bénédicte Pagnot : Au sujet de cette importance que tu attaches à l'image, peux-tu nous parler du rôle de ta monteuse ? Est-ce qu'elle a le droit de faire ce qu'elle pense ?
H-F. Imbert : C'est vraiment un travail à deux, même si la monteuse est plus un garant de mes désirs. Elle est là pour me dire : "mais tu ne voulais pas faire ça !" C'est quelqu'un qui questionne pour voir si mes nouvelles envies sont une progression ou si elles témoignent que je suis en train de perdre le fil. Elle n'est pas là pour monter le film seule. D'ailleurs elle n'a jamais passé une heure seule avec le film dans la salle de montage. Pour moi c'est la somme de l'attention à chaque coupe qui fait le film, donc je monte chaque plan moi-même. Doulaye, une saison des pluies a été monté très lentement : il y a eu un premier "ours" (montage) de 4 heures, 3 mois plus tard un de 3 heures, puis de 2 heures 35, etc.

P. Baron : Ces temps de repos étaient imposés économiquement ou c'était une volonté de ta part ?
H-F. Imbert : C'est un désir de ma part. A un moment du montage, le film Doulaye fait 2 heures, par exemple, et je ne vois absolument pas ce que je peux enlever. Et pourtant je sais bien que dans telle séquence avec tel personnage il y a 8 plans, que dans ces 8 plans il y a 8 idées, je sais bien que l'on ne va pas pouvoir garder tout ça, mais je ne sais pas lesquelles sont les vraies idées du film. Ce n'est pas un choix esthétique, c'est un choix sur les idées du film. On part avec une matière énorme et il faut du temps pour découvrir les redondances de cette matière. Le film se fait ainsi, par exclusion des plans les uns par rapport aux autres. On est parti, avec la monteuse, de simplement 2 ou 3 idées : l'idée de ce début sur la pluie, l'idée d'une fin avec Doulaye qui filme ses enfants, je voulais finir sur ce passage de témoin. Mais entre les deux, qu'est-ce que l'on va mettre ? Cela évolue tout au long du montage.

P. Baron : La fin de Doulaye, une saison des pluies est semblable à celle de Sur la plage de Belfast : tu lâches le film, tu le donnes aux acteurs, c'est eux qui prennent la caméra.
H-F. Imbert : C'est la même fin, mais dans Sur laplage de Belfast, j'explique ce qu'il faut penser de tout cela, avec des propos très explicites. Dans Doulaye, une saison des pluies il n'y a plus aucun commentaire. Pour moi, le travail était là : 3 ans plus tard, arriver à revenir sur ce type de schéma, une rencontre autour d'une caméra, et faire en sorte qu'il n'y ait plus du tout besoin de mes mots, faire en sorte que cela tienne simplement par le cinéma. C'est là que moi j'ai le sentiment d'avoir avancé, d'apprendre un métier.

P. Lucas : Ce n'est plus seulement toi qui es le réalisateur, derrière la caméra, et celui que tu filmes qui est devant...
H-F. Imbert : Faire les films avec les gens, non pas sur les gens. Quand on fait le film avec les gens, on crée quelque chose qui est la trace du temps que l'on a passé ensemble.

P. Baron : Je trouve que c'est une façon d'expliciter ce contrat que tu passes avec les gens que tu filmes. A la fin, c'est comme si tu disais : "voilà votre image, mon film avec votre image. Et votre image je vous la rends. Vous avez un "droit à l'image", c'est important."
H-F. Imbert : C'est un contrat implicite. C'est une façon d'être avec eux. C'est une façon de dire : "on va faire quelque chose ensemble. Vous n'allez pas être l'objet de quelque chose dont moi seul j'aurais la maîtrise, on va ensemble être à la fois sujet et objet d'une expérience, avec cette caméra qui est là entre nous." De la même manière, j'ai envoyé des maquettes du film à Doulaye...

Brigitte Chevet : Lorsque tu dis : "c'est votre film, vous avez le pouvoir", est-ce que tout cela ne constituerait pas une façon de se dédouaner d'une sorte de culpabilité d'utiliser les gens pour faire ton film ? Le pouvoir que l'on a en tant que réalisateur, lorsque l'on filme, est-ce qu'il ne faut pas l'assumer ?
H-F. Imbert : Lorsqu'un journaliste publie ce que j'ai dit sans me faire relire, je râle. C'est la même chose. Il s'agit à un moment de permettre à une personne de revoir ce que l'on a fait ensemble. Bien sûr que c'est moi qui fait le film. Bien sûr que même si l'on a été ensemble au moment du tournage, par les choix du montage, c'est moi qui fais le film. C'est peut-être pour me rassurer. Mais c'est bien de se rassurer ! Cela veut dire qu'on est dans le doute, que l'on n'est pas dans une maîtrise absolue, aveugle, voire méprisante, des autres. Il s'agit d'aller vers l'idée que ce que l'on construit nous dépasse et qu'on est responsable devant les autres, à commencer par la personne que l'on filme.

B. Chevet : Mais est-ce que cela doit toujours être dans l'empathie ? Cela peut être dans le conflit, aussi...
H-F. Imbert : Les questions que je me pose sont de l'ordre d'une responsabilité pour des propos qui engagent la personne. Dans Sur la plage de Belfast par exemple, le moment où Jack parle de l'Irlande du Nord, c'est un moment plus long dans le rush (l'ensemble de ce qui a été tourné) et où il tient des propos un peu plus engagés. Je me suis demandé si je devais garder ce qu'il disait, parce que cela le met en porte-à-faux par rapport à sa communauté. Le jour où le film passerait en Irlande du Nord, peut-être que ses voisins le regarderaient de travers, ou peut-être que cela irait un peu plus loin, c'est-à-dire que les paramilitaires qui sont au bout de sa rue mettraient le feu à sa voiture. Ma responsabilité, elle est là.

Arno Deplagne : En te posant ces questions, tu fais le contraire de ce que fait la télévision actuellement. Ce que tu dis est le contraire de ce que disent les producteurs à propos de ce qu'ils veulent des films, où il faut avoir la phrase choc, inédite, le scoop...
H-F. Imbert : Il y a un moment où le cinéaste qui filme demande aux gens d'être plus courageux que lui. Si je garde Jack en train de dire des choses très précises sur la façon dont marche le conflit en Irlande du Nord, alors je l'expose, plus que je ne m'expose. Ma lâcheté serait de faire un film fort en exposant quelqu'un. J'en ai parlé avec une amie, Sarah Benilouche, qui vient de faire un film très engagé à Cuba. Elle a 2 personnages qui parlent du régime à visage découvert : un jeune de 22 ans et une vieille intellectuelle qui mesure un peu plus ses mots. Je demandais à Sarah : "qu'est-ce que tu proposes à ces personnages ? Est-ce que tu leur a demandé de parler du régime devant ta caméra ? Qu'est-ce que cela engage pour eux ?" Et elle me répondait que c'était son problème essentiel tout au long de ce film. Elle a essayé de faire en sorte que ces personnages soient très conscients du risque qu'ils prenaient ; ensuite elle a décidé, avant le mixage, de montrer le film à des gens qui connaissent bien Cuba et peuvent lui donner leur avis sur la question de savoir s'il y a vraiment un risque pour ces gens. D'un autre côté, lors d'un récent débat avec Jean-Marie Teno, le réalisateur camerounais du film Chef, quelqu'un dans la salle lui a demandé : "est-ce que vous pouvez retourner dans votre pays avec ce film si critique contre le gouvernement ?" Il a répondu qu'ils savent très bien que ce n'est pas un film qui fait une révolution. Ici, la question du courage du réalisateur se pose. Alors que pour la plupart d'entre nous il s'agit de la question du courage des autres.

Ariel Nathan : Sur la question du politique, Doulaye est un film d'aujourd'hui. Il y a 20 ans, on aurait fait un film militant sur Doulaye travailleur immigré, militant maoïste. Aujourd'hui, on ne voit plus la politique que par le filtre de notre histoire personnelle, et c'est la force de ton film de l'avouer. Ton film dit beaucoup sur la distance d'aujourd'hui avec les problèmes politiques. Il actualise la question de la possibilité de faire de la politique avec le cinéma . Comme à Belfast où tu assumes ta position de modeste voyageur. Pour moi, le succès de tes films vient en partie de là. C'est aussi un fait de génération, d'une nouvelle façon de faire du cinéma documentaire. Je voudrais par ailleurs aborder la place de la voix, dans tes deux films. Ta voix est une instance de narration très importante. Elle porte toute la démarche, tout un récit.
H-F. Imbert : Tes deux questions se rejoignent. La question du politique, d'une sorte de retrait, rejoint le fait de raconter sa propre histoire avec sa propre voix, c'est-à-dire de ne pas faire un cinéma qui prétende voir les choses pour les montrer, qui prétende donc à une sorte de vérité, d'objectivité ; mais plutôt un cinéma qui prétende plus modestement vivre quelque chose et le raconter. De manière beaucoup plus partiale, personnelle, sans prétention à comprendre le monde mais le récit simplement d'un endroit où l'on a été. Je ne sais pas exactement ce qui se passe en Irlande du Nord, mais voilà, j'y étais ! Tout ce que je peux dire, c'est ce que j'y ai fait, un peu de ce que j'y ai vu, même pas ce que j'en ai compris mais ce que l'on m'en a raconté. Le monde est plutôt une énigme et les mystères se révèlent par petites bribes, par petits éclairages, par les différents personnages du film. A aucun moment je ne reviens dans la salle de montage en disant : "voilà, j'ai compris !"

A. Nathan : Dans les carnets de tournage de ton film (Doulaye, une saison des pluies : carnets de tournage, Scope Editions), on lit comment les questions du film se posent pendant le tournage et pendant le montage. Ce sont des questions que l'on se pose tous dans nos films. On part avec une idée, un scénario et la réalité nous inflige constamment des doutes sur ce que l'on est en train de faire. Cela va nous amener au travail de production : comment on négocie cela ? Avec un producteur ? Un diffuseur ? Après 2 films comme Sur la plage de Belfast et Doulaye, une saison des pluies, quelles questions de méthode penses-tu avoir résolues ?
H-F. Imbert : Je crois que c'est le rapport au temps qui détermine tout. Le temps qu'il faut pour apprécier une image, pour apprécier le rush que l'on a tourné et que l'on regarde au montage. S'il faut un an, il faut un an ! Et dans ce cas, il ne peut pas y avoir de producteur, car aucun ne peut avoir un an devant lui. Je pars sans certitude de faire un film. Je sais que je vais filmer, c'est tout.

P. Lucas : Tu es résolument pour l'auto-production ?
H-F. Imbert : Je crois que je vais vers une situation de co-production avec un co-producteur qui irait voir les télévisions, les institutions difficiles avec lesquelles il y a un rapport de force violent. Mais ce qui me paraît important c'est de rester le producteur délégué (la personne qui gère le temps et l'argent), c'est-à-dire de rester celui qui signe un contrat d'auteur avec moi-même. Un contrat d'auteur c'est effrayant, cela signifie que l'on cède une idée à un producteur ! Je travaille sur des projets qui sont trop personnels, c'est de l'ordre du ciné-journal. Je ne peux pas céder un journal intime, je ne peux pas céder l'histoire de Doulaye et de mon père. La matière de mes films c'est un souvenir : l'histoire de l'amitié de Doulaye avec mes parents, ou l'histoire de ce petit film trouvé dans une caméra. Et j'aime bien cette situation de producteur. Notamment ne pas avoir de compte à rendre sur le devenir du projet dans le temps. Le fait de pouvoir travailler un an sur quelque chose et ne pas avoir à rassurer quelqu'un en devant lui dire : "oui je vais y arriver."

B. Chevet : A t'écouter on a l'impression que le film s'écrit complètement au fur et à mesure. C'est ce qui fait sa force et sa liberté de ton.
H-F. Imbert : Je ne savais même pas si Doulaye était vivant. Mais si j'avais fait la recherche avant de partir, la recherche aurait été faite par quelqu'un d'autre. Il y avait nécessité que ce film soit clandestin. Au début, à Bamako, je ne disais même pas le nom de Doulaye. Je disais que je cherchais quelqu'un qui s'appelait Drissa, parce que j'avais connu un Drissa à l'église St-Bernard (en 1995 pendant l'occupation de l'église par le mouvement des sans-papiers) ! Je l'ai trouvé au bout d'un mois, Doulaye. Si j'avais préparé le voyage, il m'aurait attendu à l'aéroport !

A. Nathan : Cela pose la question des repérages. Souvent avant de commencer à tourner, on repère les lieux, les gens, sans caméra .Toi non.
H-F. Imbert : En arrivant au Mali, je me suis forcé à filmer tout de suite. C'est compliqué de filmer au Mali : qu'est-ce que c'est que ce blanc avec des dollars plein les poches, qui sort une caméra sur le marché. C'est dur d'être ce personnage-là.

B. Pagnot : J'ai été frappé par le fait que l'on ne voit pas les clichés de l'Afrique : les étalages d'épices, les boubous, etc.
H-F. Imbert : Moi je m'en sors en essayant de rester accroché à mon histoire. S'il n'y a pas d'étalage d'épices, c'est que les étalages d'épices n'avaient rien à voir dans mon histoire. Je sais que cela peut être frustrant pour certains spectateurs.

B. Pagnot : Comment tes parents se sont retrouvés dans cette histoire ? Est-ce que c'était leur désir à eux de faire ce film ?
H-F. Imbert : Je ne sais pas. Disons que là on ne parle plus de cinéma, c'est l'histoire de la famille. Mes parents sont depuis longtemps dans mes films. Dans L'Invention de la solitude, Paul Auster dit : "il y a un moment où devenir adulte c'est reprendre l'histoire de son père là où il l'a arrêtée." A un moment mon père a arrêté cette histoire avec Doulaye, parce qu'il n'est jamais allé le chercher. Il y a aussi ce désir de l'enfant de prendre son père par la main et de l'amener jusqu'au bout.

B. Pagnot : D'autant que tu as le même âge que ton père au moment où il a connu Doulaye...
H-F. Imbert : Oui, et c'est quelque chose qui me plait beaucoup. Travailler sur une brisure, venir raccommoder, rafistoler, c'est quelque chose qui m'est cher.

B. Pagnot : Est-ce que la relation entre ton père et Doulaye a continué ?
H-F. Imbert : Oui. Ils s'écrivent des lettres assez fréquemment. Ce qui est fort c'est de constater que le temps n'a rien brisé de cette amitié.