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L'Oeil électrique #20 | Littérature / Kevin Canty: Etranger en ce monde

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Par Gianni Ségalotti, Romain Guillou.
Photos : Arno Guillou.

Certains écrivains se contentent de vous raconter des histoires et d'aller toucher leur chèque jusqu'à leur prochaine parution dont vous entendrez parler à grands coups de renforts publicitaires. D'autres passent du temps à façonner des textes jusqu'à ce qu'ils soient à leur goût : vrais et pleins de vie. Et Canty est de ceux-là. Avec son premier livre, le recueil de nouvelles Etrangère en ce monde, il donnait le ton d'entrée : des textes forts, vibrants et sincères. Des nouvelles aussi puissantes qu'un riff de guitare, qui touchent le lecteur comme seule la bonne musique semble être capable de le faire. Et pour cause… Le bonhomme se trouve être le frère de James Canty (guitariste des excellents Make up) et de Brendon Canty (batteur des non moins talentueux Fugazi) !
Dans son dernier roman Moins vingt-deux, il abandonne son thème de prédilection, à savoir l'adolescence, pour explorer les relations entre adultes ; et il situe son roman dans le Montana, Etat où il enseigne depuis quelques années l'écriture à l'université de Missoula.

Comment es-tu venu à l'écriture ?
J'ai toujours lu, c'est quelque chose de très important pour moi. Quand j'étais à la fac, j'ai suivi des cours d'écriture avec Richard Hugo et Bill Kittredge, deux écrivains de talent, mais à l'époque, je n'ai jamais eu la patience de finir quelque chose. Je n'ai jamais pu me poser et faire le travail, jour après jour, et finir mes projets... et puis je jouais de la musique. Je m'investissais davantage dans ce milieu. C'était génial ! J'ai bossé comme sonorisateur indépendant pour des concerts dans des clubs à Portland, dans l'Oregon.

Tu avais un groupe ?
Oui, les Pleasure Kings. C'est juste un petit groupe de blues, rien de trop sérieux... Mais j'ai bien aimé tout ça. A un moment, je me suis dit que si je voulais devenir écrivain, il fallait que je me mette au travail. Mais tout ce temps que j'ai passé à faire autre chose a fini par payer, parce que j'ai su que je serais capable de faire mon propre truc, et à ce moment-là, je me suis concentré sur l'écriture.

Quel âge avais-tu alors ?
En fait, je n'ai commencé à écrire sérieusement qu'à 32 ou 33 ans, mais je n'ai pas publié de nouvelles avant d'avoir pratiquement 40 ans. Ça a vraiment mis du temps : mon premier livre, je crois que j'avais 41 ans quand il est sorti, ça doit faire six ans maintenant.

Qu'as-tu étudié à l'Université ?
J'ai étudié l'écriture, et quand j'ai eu la trentaine, je suis retourné à l'école à l'Université de Floride, où, là aussi, j'ai suivi des cours d'écriture avec des écrivains très importants à mon sens. Et donc, j'ai repris mes études supérieures mais en étant plus âgé et j'ai appris beaucoup de choses là-bas.

Et quand es-tu devenu prof, si tu étais de nouveau à la fac à 31 ans ?
Hum... eh bien ça ne fait pas si longtemps, ça ne fait que sept ans que j'enseigne. (Pensif, après un court silence) Je me demande combien de temps on peut rester prof : c'est très fatigant. Il y a des gens qui continuent à donner des cours bien après avoir perdu l'envie de le faire... Pour l'instant, je prends encore du plaisir à enseigner.

Et tu donnes des cours d'écriture ?
Oui. A l'Université de Missoula, dans le Montana. Nous avons un très bon programme : nous recevons les meilleurs étudiants des Etats-Unis. C'est vraiment excitant ! C'est un super endroit car tu travailles avec des gens dont tu sais qu'ils ont de grandes chances de devenir des écrivains. Tu n'as pas l'impression d'aider quelqu'un à pratiquer un loisir.

Pourquoi es-tu venu à Missoula ? A cause de la réputation littéraire de la ville, ou parce que tu connaissais le Montana ?
Je suis souvent allé dans le Montana au cours de ma vie. Ma mère est originaire de Billings, de l'autre côté de l'Etat, et j'allais y voir ma famille. Je suis aussi allé au lycée là-bas et j'y avais donc déjà aménagé quand j'avais 17 ans. C'est un endroit que je connaissais et que j'aimais. Un autre attrait, c'est l'excellent programme universitaire de Missoula. La possibilité de travailler avec de très bons étudiants, ça, il ne faut pas le nier, c'est vraiment motivant ! J'aime ce que je fais : aider les gens à surmonter leurs problèmes. Aussi, on n'enseigne pas vraiment l'écriture, on coache les étudiants : c'est comme avec quelqu'un qui fait de la course de fond, tu ne peux pas courir à sa place, mais tu peux lui dire comment utiliser son énergie de la meilleure façon. Tu lui fais profiter de ton expérience pour qu'il concentre son énergie dans ce qui est important pour lui. Moi, j'ai fait les mêmes erreurs un millier de fois. Parfois il faut en faire, mais à d'autres moments, on peut éviter à quelqu'un d'autre de perdre autant de temps que soi.

Tu as mis l'écriture de Moins vingt-deux de côté pendant un moment, avais-tu besoin d'être installé à nouveau dans le Montana pour finir ce roman ?
Non. La plus grosse partie du texte a été écrite quand je n'étais pas dans le Montana. Ce qui m'a plus bloqué que le lieu de l'action, c'est une série de problèmes techniques. Moins vingt-deux est un livre difficile parce que j'ai essayé de garder la sympathie du lecteur pour ces deux personnages qui ne sont pas si attachants (Marvin et Justine). Le lecteur pourrait poser le livre et se dire : "Pourquoi je me soucierais de ces personnages ?" Alors, j'ai travaillé sur ce truc : comment garder la sympathie du lecteur pour ces personnages ? Pas sa complaisance, je ne veux pas qu'il soit désolé de ce qui leur arrive, mais je souhaite qu'il puisse ressentir ce qu'ils ressentent en même temps qu'eux.

Garder l'intérêt du lecteur alors que ces personnages ne l'intéresseraient certainement pas dans la vie ?
C'est ça.

C'est un défi.
Mais c'est ce que tendent à faire toutes les bonnes fictions : effacer la distance entre le lecteur et les personnages. On voit bien que mes personnages font des erreurs, des erreurs que nous serions d'ailleurs tous capables de faire. Et moi ce que j'essaye de faire dans mes histoires, c'est de mettre le lecteur à la place des personnages pour qu'il se demande : "Quelle décision je prendrais à leur place ?" Je veux qu'il puisse s'imaginer que s'il était confronté à ce genre de difficultés, il ferait des trucs qu'il espère ne jamais avoir à faire.

Tes personnages sont souvent des adolescents, or dans Moins vingt-deux, il n'y en a pas, c'est une nouvelle voie que tu explores ?
Le truc c'est que dans Moins vingt-deux, tous les enfants sont absents. Il n'y a qu'une adolescente mais elle grandit plus vite qu'elle ne le devrait : je voulais qu'il n'y ait pas d'innocence dans ce livre, je voulais que cela manque à ce roman. Mais à la base, je crois que les gens surestiment la façon dont un écrivain choisit ses sujets : on ne peut s'intéresser qu'à ce qui nous intéresse ! Et d'une certaine manière ce sont tes histoires qui te choisissent : pour Kenny aime Junie (son premier roman), je me suis mis à faire une première mouture, que j'ai écrite très rapidement, en six semaines, et puis après, je suis revenu sur le texte et j'ai passé deux ans à le travailler, à lui donner forme. Et c'est seulement quand j'ai eu tout fini, que je me suis demandé pourquoi des ados ? Quelque chose apparaissait, plein de vie, et en tant qu'écrivain je devais répondre à cet appel. Quand j'écrivais ça, je conduisais trop vite, j'écoutais du rock à fond en tapant le rythme sur mon volant... Je voulais aussi écrire sur les copains avec qui je bossais quand je faisais de la musique et certains de mes amis qui semblaient grandir sans avoir de parents, qui devaient trouver une façon de devenir adultes.

En lisant Moins vingt-deux, j'ai senti que tu utilisais davantage d'allégories. Il y a entre autres ce passage où Marvin et Justine sont dans la source chaude : la purification par l'eau et le feu. Là aussi, c'est quelque chose de nouveau dans ton écriture.
Je ne sais pas si c'est quelque chose de nouveau... c'est peut-être que je ne le fais plus très bien (rires). Parce que je crois que c'est présent dans tous mes textes. Les personnages font toujours des voyages. Il y a quelqu'un en haut des escaliers, un autre en bas, quelqu'un regarde le paysage et fait un rapprochement entre le paysage et quelque chose d'autre : il y a toujours des façons de donner un sens... et ce que j'espère faire, c'est que ça ne se voit pas ; au moins en première lecture. Cependant, je suis d'accord avec toi. Le truc dans l'écriture, c'est qu'une fois que j'ai fini mon travail, ce n'est plus mon livre, mais c'est le tien. Il appartient au lecteur. Quand j'écris, j'essaye de contrôler les impressions du lecteur, mais une fois que j'ai fini, ce qui est important, c'est ce que tu ressens en le lisant.

D'ailleurs, le non-dit a une place importante dans tes livres et cela renforce le travail d'interprétation du lecteur. En fait, c'est comme si tu donnais un dessin au lecteur et que ce serait à lui de mettre les couleurs, en utilisant sa vie et son passé.
J'espère que c'est bien comme cela que ça fonctionne. J'essaye de réduire au maximum. Et je crois que cela vient du fait que j'adore les nouvelles où la part de non-dit est très importante. Isaac Babel, un écrivain russe, écrit des nouvelles vraiment incroyables. Certaines d'entre elles font seulement quelques pages et c'est comme si elles avaient une vie après que tu les aies lues. Cette année, j'ai un nouveau recueil de nouvelles qui va être édité bientôt aux Etats-Unis, Honeymoon. Il y a des nouvelles dans ce recueil qui font 8 ou 10 pages : j'essaye juste de dire ce qu'on peut dire, pas en résumant, mais en allant à l'essentiel, pour que le lecteur ait une image complète dans son esprit ; mais il va toujours avoir besoin de remplir les trous avec son imagination : les histoires ont une vie, et toi tu leur réponds. Et ce que j'espère, c'est que tu ne poses pas le livre en étant sûr de tout savoir sur les histoires. Comme avec Belle Judy (une nouvelle d'Etrangère en ce monde, où un jeune garçon et une ado handicapée entretiennent une relation confuse…), je voulais que les gens soient dérangés par cette histoire, qu'ils pensent avoir vécu quelque chose de dangereux. Et cette idée que les gens vont, après avoir gardé cette histoire dans leur tête un jour ou deux, voire plus, se demander : "Qu'est-ce qui m'est arrivé ? Qu'est-ce qui s'est passé ?" C'est ça mon but. En réduisant au maximum, on laisse le lecteur participer aux histoires. Mais en même temps, j'essaye vraiment de contrôler mon lecteur, pas de tout contrôler, mais de m'assurer qu'il se passe quelque chose dans l'histoire. J'ai envie que mon lecteur ait l'impression d'avoir vécu une expérience, d'être allé quelque part. Mais le sens de tout ça, c'est au lecteur de le donner, moi je m'assure juste de l'y avoir emmené.

Dans cette nouvelle, Belle Judy, tu prends le point de vue d'une personne handicapée, et dans Moins vingt-deux, celui d'un aveugle. Tu décris ces handicaps d'une façon très riche.
J'essaye de faire attention aux gens autour de moi, j'essaye de m'imaginer ce que ce doit être... et puis j'ai 47 ans, je sais un peu ce que c'est que la dégénérescence physique (rires), rien de grave cependant ! Je pars de ma propre vie, mais pour moi ce qui compte, ce n'est pas de raconter mes expériences, mais de les utiliser comme un moyen d'entrer dans la peau d'un autre personnage. J'espère vraiment qu'en lisant mes livres, on ne voit pas un besoin psychologique d'exprimer ceci ou cela, mais que le personnage vit tout seul. Et mon imagination y est aussi pour beaucoup... je n'ai jamais eu d'enfant mort, comme dans Moins vingt-deux, mais j'ai eu des passages très difficiles. On ne peut pas imaginer ce que c'est que de perdre un enfant... enfin si, puisque je l'ai fait ! Mais tu ne peux pas sentir toute l'expérience, tu peux juste voir un peu comment ça fait. Justine (la mère de l'enfant mort dans Moins vingt-deux) est très dépressive, je ne savais pas ce que c'était quand j'étais à la fac... et puis quand j'ai su ce que c'était, j'ai découvert que j'étais dépressif quand j'étais à la fac. Et donc, le point de départ, ce sont ces moments. Après je les assemble… Justine, c'est une femme : je ne saurai jamais ce que c'est que d'être une femme, mais j'ai trois sœurs, une fille, et ça fait aussi maintenant pas mal de temps que je suis avec ma compagne ; j'écoute, j'essaye de faire attention. Je suis une oreille indiscrète, j'essaye d'entendre ce que les gens disent vraiment, entre les lignes. Au restaurant, par exemple, j'essaye d'entendre ce que les gens se disent et la façon dont ils le font. C'est comme ça que j'apprends beaucoup de choses que je ne saurais pas autrement. Car si tu poses une question à quelqu'un, tu n'auras jamais une réponse directe, mais en faisant attention à ce qui se passe, tu peux parfois apprendre beaucoup sur les gens...

C'est marrant car dans Moins vingt-deux, il y a beaucoup de ces dialogues où les gens ne disent rien, mais tu comprends ce qu'ils ont voulu dire.
Mais si tu fais attention, dans la vie, personne n'en vient jamais aux faits. Si tu écoutes une conversation entre deux personnes, jamais les gens ne parlent de la même chose. Ils se parlent l'un à travers l'autre, mais le vrai sujet reste dans le domaine du non-dit. Tout particulièrement quand on parle de choses importantes. Il y a tellement de façons de parler de ce que tu veux dire sans le dire.

De la nouvelle ou du roman, penses-tu qu'il y ait un genre que tu maîtrises mieux que l'autre ?
A chaque fois que j'essaye de répondre à cette question, je m'y perds un peu plus. J'en sais rien, j'adore les nouvelles, j'adore les romans, et au moment où l'on en parle, je pense peut-être mieux écrire les nouvelles - ça a vraiment été génial de faire ce nouveau recueil ! Ça me fait plaisir d'avoir des gens qui le lisent, je dois beaucoup aux nouvelles mais... quand je prends l'avion, j'apporte tout le temps un roman avec moi ! Et puis certaines des idées que j'ai en tête vont se terminer en roman. Donc, j'espère que j'écrirai toujours dans les deux modes. Et dans quarante ans, si les gens me lisent encore, un professeur d'université décidera si je suis meilleur pour écrire des nouvelles ou des romans (rires).

Tu jettes beaucoup de pages quand tu écris ?
Oh oui ! Je jette 19 pages quand j'en écris 20 ; enfin, j'en balance peut-être que 9 sur 10 maintenant. L'an dernier, j'ai écrit un roman et je l'ai jeté. J'ai écrit 250 pages pour voir ce que ça allait donner sur papier... c'était affreux, mais je ne pouvais pas le savoir. Les gens se jugent très vite pour ce qui est de l'écriture : "C'est génial !", " C'est de la merde !" Mais ce n'est pas ça qu'il faut faire. Il faut écrire. Et seulement après, quand c'est terminé, tu peux te poser et te dire si c'est bien ou pas. Mais quand tu le fais, il faut laisser ça de côté et te dire : "OK, j'écris un roman." Il y a tant de gens qui croient être écrivains mais qui n'écrivent pas. Qu'est-ce que c'est un écrivain qui n'écrit pas ? C'est comme si je me disais joueur de tuba, mais je ne joue pas de tuba (rires), ça ne veut rien dire non plus !

Je ne sais pas quelles sont tes influences, mais avec Moins vingt-deux on pense à d'autres auteurs américains contemporains : les situations étranges (comme celle où Marvin se retrouve face au cheval blanc qui se vide de son sang dans la neige) rappellent Déjà Mort de Denis Johnson. Et puis le côté social du roman fait penser à du Russell Banks.
Je n'ai pas lu Déjà Mort mais j'ai lu pas mal des premier textes de Denis Johnson. Jesus' son est évidemment un très grand recueil de nouvelles. Mais... je pense que mes influences pour les nouvelles sont très certainement différentes de celles que j'ai pour les romans. Banks... oui, Continents à la dérive est un livre génial. A mon avis, Denis Johnson est certainement meilleur pour les nouvelles que pour les romans. Je m'inspirerais donc plus facilement de ses nouvelles, mais sans succès certainement car lui seul peut avoir ce ton. Quand j'ai écrit Moins vingt-deux, je lisais Jane Austen et des écrivains du dix-huitième et du dix-neuvième siècles car je ne voulais pas avoir le style d'auteurs contemporains dans ma tête. Je voulais aussi savoir comment un roman se développe, comment se passent le rythme et la densité. Je crois que ce qui est important pour moi, c'est de lire le plus possible, des choses aussi diversifiées que possible et d'apprendre à lire des choses qui ne sont pas forcément à mon goût au départ. Et dans mes romans, je ne dirais pas qu'il y a des influences si importantes que ça, du moins pas consciemment, mais que je prends un peu à tout le monde.

Par rapport à la narration, quelle est la place du cinéma dans ton travail ?
Je pense qu'aucun écrivain de mon âge qui a grandi avec la télévision, avec les films, ne peut y échapper. On s'habitue à voir les choses scène par scène plutôt qu'en suivant une narration. Et je pense que pour beaucoup d'écrivains - Richard Ford, Raymond Carver, Tobias Wolff - les histoires sont basées sur la scène comme unité de narration. Nous avons hérité de cette façon de voir le monde car nous le voyons à travers la télé. Jusqu'à ce qu'on arrive à des films comme Run Lola Run (de Tom Tykwer), qui n'est pas du tout un film conduit par les scènes mais qui est complètement éclaté... et ce que je fais a été conçu par scènes, mais je vais essayer d'entrer dans la narration, de trouver de nouvelles façons d'aborder les histoires ; je ne sais pas si ce sera mieux ou non, c'est juste un besoin de travailler avec de nouvelles techniques.

Tu remercies une fondation dans ton dernier roman, quelle a été son importance ?
C'était important pour moi dans le sens où cela représentait un prix de 15 000 francs à une époque où je n'avais pas d'argent. C'était une forme d'encouragement quand je n'en avais pas beaucoup, mais ce n'est pas un truc primordial.

Y a-t-il beaucoup d'institutions pour aider les écrivains aux Etats-Unis ?
Non. Les gens passent des examens et s'en sortent financièrement par l'enseignement. Les jeunes écrivains reçoivent de l'aide après leurs études pendant deux-trois ans, mais après, ils doivent se débrouiller seuls. Tous nos anciens étudiants sont maintenant dans le e-business et essayent de se faire de l'argent avant que tout ça ne s'écroule complètement. A l'inverse, j'ai aussi des étudiants qui ont fait fortune dans le e-business, et qui veulent à présent devenir écrivains... mais on ne peut pas leur enseigner grand-chose, les riches, ils savent tout ! (rires)

Vu d'ici, on a l'impression qu'il y a une grande fraternité d'écrivains à Missoula, c'est vrai ou non ?
C'est un peu des deux. Il n'y a pas "d'école de Missoula" à proprement parler. Il y a des écrivains de polars comme Crumley, Bob Sims Reid et John Jackson ; il y a des auteurs qui écrivent sur l'Ouest de façon sérieuse comme Bill Kittredge et David Duncan. Il y a plusieurs genres d'écriture à Missoula, et elles n'ont pas grand- chose à voir les unes avec les autres. Mais aussi, quand il arrive quelque chose, les gens sont là pour t'aider : il y a une communauté dans le sens où il y a toujours quelqu'un pour discuter avec toi devant une bière. C'est un bon endroit pour vivre. Mais les gens qui sont mes compatriotes, qui sont mes amis, les gens pour qui je travaille et à qui je pense quand j'écris, sont disséminés à travers les Etats-Unis. Je n'écris pas pour faire plaisir à une certaine communauté, j'existe en tant qu'écrivain dans un plus grand contexte.

Est-ce que ça lance une carrière d'écrivain d'être à Missoula ?
Je ne crois pas... à un moment, il y avait peut-être un label Missoula, les gens se disaient : "Ah, ça vient de Missoula !" et maintenant c'est plus une blague qu'autre chose. Quand je suis retourné à Missoula pour prendre mon poste, mon éditrice à New York s'est tordue de rire : "Eh voila ! Tu vends quelques bouquins, et tu t'installes à Missoula... tu n'as rien de mieux à faire ?"

Cependant, à l'étranger, je crois qu'il y a toujours ce label Missoula.
Ça a sûrement été en partie rêvé par des éditeurs pour vendre des livres. D'un côté, c'est bien, car si les éditeurs ne vendaient pas de livres, les écrivains ne pourraient pas écrire... Si cela aide un livre à trouver un public, très bien ; si dire "Missoula" et donner trois coups de baguette magique sur le bouquin le rend plus facile à découvrir pour des gens en France, je suis pour. De toute façon, ce qui fait que quelqu'un prend un livre, c'est assez mystérieux : la couverture ? Ce que t'en dit un ami ? Une fille qui te plaît et qui en a un exemplaire à la main ?
Mais ce qui te fera vraiment aimer un livre, en fin de compte, ce n'est aucune de ces raisons. Alors la chose qui te fait prendre un bouquin au départ, qu'importe. Je pense que le foin autour de Missoula est en partie construit de toutes pièces mais je ne pense pas que cela fasse du mal à quiconque, que ce soit quelque chose de négatif.

Bibliographie :

  • Etrangère en ce monde, l'Olivier 1996
  • Kenny aime Junie, l'Olivier 1999
  • Moins vingt-deux, l'Olivier 2001