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L'Oeil électrique #20 | Société / Triste pêche

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Par Nathanaël Tribondeau.

La mort annoncée d'une autre économie

Il ne peut même pas vendre son bateau , alors il va le faire brûler, la prime lui rachètera ses dettes, mais rien de plus. Il va ensuite essayer de s'engager sur un pétrolier, ou s'il a plus de chance, sur la "gravière", le navire qui exploite les quelques bancs de sable de l'estuaire, relique industrielle de la région. Lui est un patron pêcheur comme l'appelle l'administration. C'est une histoire réelle et exemplaire. Il rentre dans le petit port vaseux, juste un chenal et quelques appontements. Un de ces petits ports que possèdent tous les bourgs de la côte, le rivage saintongeais de l'estuaire de la Gironde, les trente derniers kilomètres avant Royan et l'Océan, quand le rivage se transforme doucement, quand de fluvial il se fait maritime, quand l'estuaire s'ouvre grand pour déverser ses eaux sur le phare de Cordouan. Il gare sa petite camionnette remplie de bacs à poisson, vides. Il se prépare à repartir pour une nouvelle nuit de pêche, à longer les marais, "à quoi... cinquante mètres du rivage, pas plus", à racler le fond des eaux pour remonter quelques centaines de grammes de "pibales", comme on appelle ici l'alevin de l'anguille, civelle en bon français. Ils sont plusieurs comme lui, harassés par leurs dettes, ils sont tous comme lui, tous, c'est-à-dire les 20 ou 30 derniers de la profession. Mais quelle profession ? Les patrons pêcheurs ou marins pêcheurs. Ici, on les appelle tout simplement les pêcheurs, et c'est vrai qu'ils sont plus pêcheurs que marins. Ce sont des hommes d'estuaire avant tout, mais d'un estuaire qui se meurt, sous les coups d'une surpêche sauvage et d'un vide juridique inacceptable. Victimes et coupables, ces derniers fermiers de l'eau risquent bien de disparaître doucement, dans le désintérêt le plus flagrant. Pêchant une douzaine d'espèces différentes de poissons migrateurs, suivant les saisons, les marins utilisent de petites embarcations individuelles propres à la région, les "Yoles". Avec des techniques encore largement artisanales, vendant directement leur pêche en embauchant l'épouse comme commerçante, ces pêcheurs sont donc les derniers survivants d'une certaine pêche, loin des fantasmes salins des cap-horniers. Une pêche de subsistance pourtant largement répandue il n'y a pas 100 ans sur tous les fleuves, côtes et estuaires de France. Leur métier conditionné par les marées, la météo et les migrations, ils étaient les derniers à vivre sur l'antique mode de l'attente, récoltant les fruits de la mer sans les provoquer, à une époque privilégiant à outrance les engrais, les bateaux-usines et les élevages. N'allant pas chercher le poisson comme les chalutiers de l'Atlantique mais cueillant ce qu'ils voyaient passer, ils perpétuaient alors une longue tradition de pêche côtière organisée par une corporation réduite vivant de ces réserves naturelles que sont les estuaires, lieux de passage pour les migrateurs entre la haute mer et les fleuves, lieux de ponte. Désormais c'est ce plus grand estuaire d'Europe qui recèle les tout derniers survivants de ces pêcheurs condamnés. La disparition de cette profession est largement entraînée par la raréfaction de leur plus grosse source de revenu, "les pibales". Ce grand migrateur se vend cher, très cher, parfois plus de 2000 francs le kilo, au plus grand froid de l'hiver. Ces prix exorbitants, on les doit à l'arrivée, à la fin des années 80 d'un nouveau marché s'ajoutant aux classiques débouchés local et espagnol. A cette époque les "Japonais", comme on les appelle dans la région, achètent en masse ces alevins. Que font-ils avec ? Cela n'intéresse personne, à part que les cours sont multipliés par 10 en raison de cette concurrence effrénée entre Espagnols toujours friands de civelles et Asiatiques. Mais le poisson est incertain et surtout, il requiert un matériel spécifique tout à fait différent du rustique matériel polyvalent utilisé le reste de l'année. Pour 4 mois de pêche ce sont de nouveaux filets, de nouveaux bateaux qu'il faut acheter. Le bricolage était de règle quand ce poisson ne se pêchait qu'en petite quantité, quand "on le mangeait quand il n'y n'avait vraiment plus rien à bouffer". Mais désormais, source de trop gros profit potentiel, du matériel spécifique s'impose. Toujours plus imposant au fur et à mesure de la raréfaction du poisson. Raréfaction bien trop rapide : en quelques années, 10 ou 12 ans à peine, la pibale est passée d'abondante à rare. Trop peu pour rembourser les crédits mais déjà assez pour briser les liens sociaux traditionnels. Entre pêcheurs et hommes des terres, au sein de la communauté même, s'était instituée une relation basée sur une absence totale de concurrence, sur des prix fixes proches du troc, et sur un apprentissage, grâce au groupe, des techniques de pêche, ensemble, par répétition des gestes et de la parole. De quoi enthousiasmer pas mal d'ethnologues et de syndicalistes paysans ! Mais il est déjà bien trop tard, et de toute façon personne n'y pouvait rien. Passer en deux générations de la pauvreté chronique à l'opulence, le réveil est terrible. Il y a quelques temps, il n'était pas rare de voir ces nouveaux riches sortir les "Pascal" comme de la petite monnaie, acheter des voitures cash et ponctuer leurs week-end de night clubs et des meilleurs restaurants. Une attitude basée sur une confiance en un avenir qu'on croyait exponentiel. Ce fut, c'est tout le contraire. Leurs revenus sont maintenant inexistants, ou presque et le matériel (et ses factures) reste sur les bras, inutile, futile. La cause du désastre : les explications les plus folles circulent. La "tempête de 99" selon certains porte paroles autoproclamés dans ce pays où prime encore le ragot et le bouche à oreille, "la centrale nucléaire Braud St Louis" selon d'autres. Rien de cela malheureusement, juste du classique, du trop classique : une pêche harassant l'espèce, sur une population non encore reproductive… Rajouté à cela, un braconnage intensif par des pêcheurs à pied, encouragé par, n'ayons pas peur des mots, une véritable mafia pratiquant le marché noir généralisé avec son lot de braquages de pêcheurs et de "courtiers" (plusieurs cas ont été rapportés), d'intimidation des gendarmes (pour preuve, les multiples tentatives de dissuasion des forces de l'ordre, allant de la menace verbale de mort au saccage des voitures de patrouille en vengeance de saisie de matériel de pêche) et de règlements de compte entre trafiquants ( outre les nombreuses dénonciations, certains "trafiquants" se garantissent des territoires par l'intimidation et le port de fusils de chasse). Il y a quinze ans, tout le monde allait pêcher le week-end de quoi faire une friture. Il y a cinq ans, avec la hausse des prix, chacun s'y est mis, de façon systématique et pas uniquement pour une consommation personnelle. "On en voyait à toutes les écluses, en toute illégalité évidemment, personne ne disait rien. De toute façon tout le monde le faisait." Le résultat : "Cette année, avec mon bateau, j'en ai pêché soixante kilos, en y allant presque toutes les nuits." Il y a 3 ans, un simple pêcheur à pied avec une éprouvette pouvait en prendre jusqu'à deux kilos par nuit. 20 ans après la mort annoncée de l'esturgeon français, l'estuaire de la Gironde est à nouveau le théâtre d'un massacre obscur, sans filet pélagique (ces nasses de grands fonds qui ne laissent rien passer) ni pollution d'hydrocarbure, mais tout aussi terrible. Les responsabilités sont ici beaucoup moins claires. "Ils ont bouffé leur casquette" s'écrie un retraité. Et on a la pénible impression que le réel s'approche fort de l'image. En introduisant des techniques de pêche trop peu appropriées, bien trop massives, dans un contexte écologique fragile, à l'équilibre subtil, les pêcheurs furent bien des chiens dans un jeu de quilles. Et se retrouvent avec un espace mort, vide, dépeuplé, là où il y a quelques années coexistaient marsouins et esturgeons, lamproies et anémones. Ici donc, les rancœurs sont à leur paroxysme. Auparavant, paysans et marins se retrouvaient sur le port, où les "bicanacs" (hommes de la terre en saintongeais maritime) y achetaient le poisson au retour de la pêche. Désormais, les pêcheurs amènent directement leur poisson à la criée de Royan ou même à La Rochelle. Celui-ci va plus vite à Rungis qu'aux marchés des alentours, là où il y a 20 ans les femmes des pêcheurs allaient vendre au porte à porte la pêche de leurs maris, faire la chine, comme on l'appelle. L'économie familiale, avec cet antique partage des tâches a actuellement disparu, et le taux de divorces et de séparations est bien supérieur à la moyenne, la vie de couple ne supportant plus le double poids du travail nocturne (la pêche à la civelle, au contraire des autres espèces, se fait de nuit) et des emprunts multiples. Et la clochardisation plane comme une ombre pour ces marginaux, sans aucune qualification reconnue, héritiers d'un long savoir technique mais inutile au delà des 30 kilomètres de côtes de Saintonge. Savoir repérer les "maigres" grâce aux grognements des bancs de ces poissons carnassiers qui peuvent atteindre jusqu'à 50 kilos ou connaître les courants où passent les aloses, poissons migrateurs qui vont frayer en eaux douces: tout ceci est inutilisable pour rechercher un nouvel emploi. Uniques, ils l'ont toujours été, ces drôles de personnages moitié marins moitié terriens, passant le jour en mer, la nuit sur terre, préférant le café à la maison. Le bistrot est pour eux le lieu social primordial, lieu de réunion et de dialogue, de cohésion surtout. C'est ici, entre chaque marée, que les nouvelles se propagent, que les ragots se créent et que les rancœurs explosent. Les pêcheurs sont sociaux, ultra sociaux, à l'inverse des taciturnes "bicanacs" renfermés dans leurs hameaux isolés. Mais depuis quelques temps, l'ambiance au bar est plus que maussade et de nouveaux conflits font rage, jalousie entre pêcheurs et contre les retraités, ces pères qui dans leur jeunesse ont connu la misère mais qui, au moment de leur retraite, profitent d'un statut juridique privilégié dû à de dures conditions de travail (les pêcheurs ont historiquement un système de sécurité sociale très intéressant). Ils ne sont pas riches mais n'ont aucune dette…C'est peut être à l'ombre de ces bistrots que va disparaître ce dernier reliquat d'un mode de vie bien oublié ailleurs, en silence, alors que dans les ports que ces pêcheurs investissaient au gré des campagnes de pêche, désormais déserts, les plaisanciers s'extasient sur du caviar d'élevage. Voici l'histoire d'une profession terrassée par un désastre naturel engendré ni par l'effet de serre ni par la montée des eaux. Une tragédie, conséquence d'un vide juridique complet (les lois françaises ou même européennes concernant la pêche en estuaire ont vingt ans de retard par rapport à la situation) répétant vingt ans plus tard l'affaire de l'esturgeon. L'esturgeon de Gironde avait été classé espèce protégée alors qu'il n'y avait déjà plus vraisemblablement que quelques centaines d'individus. Ce silence abandonne les pêcheurs à eux mêmes, face à la pression de la demande et sans le frein technique traditionnel. En dix ans, ces attitudes irresponsables, de la part des professionnels comme des autorités incapables de faire respecter les quelques arrêtés locaux interdisant les pêches à pied, ont causé ce double drame environnemental et social. Ce cercle hautement vicieux laissera un des derniers lieux de foisonnement humain et animal que sont les estuaires en Europe dans un état de mort écologique et économique. Une région désormais laissée aux seules mains des hérauts d'un tourisme tout prêt à utiliser ce nouveau vide pour refaçonner la côte, arasant ces riches paysages lacustres pour une bien plus présentable carte postale.