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L'Oeil électrique #22 | Voyage / Haïti: Bidonville, vaudou et Montesquieu

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Par Jérôme Bouchez.
Photos : Jérôme Bouchez.
Maquette : Nadège Robert.

Toute la vie tourne autour de Texaco, la station essence : une ville de béton sommaire, de tôles attachées maintenues par des pierres, et de ruelles défoncées où les eaux usées, les urines et les jus d'ordures se mélangent dans la puanteur. Dans la maison de béton brut, deux pièces, aménagées autour d'une cour couverte où quelques poules faméliques se mêlent à la vie des hommes. Au fond de cette cour, trois petites pièces obscures. La première où l'on se lave avec une eau jaunâtre puisée dans une citerne rongée par la rouille, et où l'on urine directement sur le sol. La seconde qui fait office de cuisine, un feu à charbon de bois occupant une bonne partie de l'espace. Pas d'évier : la journée est rythmée par les seaux qu'il faut remplir. Enfin la troisième petite pièce qui ne sert à personne : les toilettes. Il y a là une cuvette et un lavabo en émail, abandonnés car raccordés à rien.

De l'autre coté de la cour, une petite pièce discrète dont la porte est toujours fermée et où n'ont le droit de pénétrer que quelques personnes : c'est la chambre aux esprits. Il y a là un autel sur lequel les initiés déposent des présents : talismans, nourriture, boissons alcoolisées et tous les vêtements qui servent aux cérémonies vaudoues. La vie s'organise autour de cette cour au sol de terre battue. Il y a toujours quelqu'un, car la famille est très nombreuse : enfants de pères différents, cousins et cousines, orphelins de parents disparus trop jeunes, fauchés par la misère, la maladie et les accidents de la route.

La nuit, la cour devient le domaine des rats, gros comme des chats. Ils attaquent les poules dans un concert de cris macabres qui remplit la nuit et donne une impression de fin du monde. La nuit est ponctuée de bruits effrayants, aboiements et hurlements de chiens errants parmi les ordures qui jonchent les ruelles, bruits indéfinissables, échos de bagarres, de rixes entre voleurs, junkies et alcooliques. Nul ne s'aventure dans ce faubourg à partir du coucher du soleil. Il n'y a pas d'électricité et les quelques bougies des habitations transforment tout être en ombre étrange. Les maisons sont cadenassées, les fenêtres barrées de grilles, la mort rôde dans la nuit. Les gens se regroupent pour discuter. Ici, pas de télévision comme dans les favelas des hauteurs de Rio, comment la ferait-on fonctionner sans électricité ?

Derrière la maison, collé en mur mitoyen, se trouve le péristyle d'un temple vaudou. Beaucoup d'Haïtiens sont "vaudouisants". Ici, trafiquants de coke et hougans (prêtres vaudous) ne font parfois qu'un. La vie du quartier est rythmée par ces cérémonies de sacrifices et d'appels aux loas (esprits). Tous se rassemblent, alertés par le bouche à oreille et le son des tam-tams. Enfants, errants, voleurs, personnes âgées, la plupart viennent "endimanchés". Les initiés, danseurs et danseuses ayant suivi un enseignement sur les rites secrets vaudous, sont habillés de vêtements blancs, comme le veut la coutume. La cérémonie passée, la bête sacrifiée est découpée et tous partagent l'un des rares repas constitués de viande.

Haïti est une terre de l'immatériel. La ferveur de tous les instants des Haïtiens donne une vraie matière au monde du surnaturel et l'esprit est présent en tout lieu, en toute chose. Pour un esprit cartésien occidental, c'est une impression déroutante. Le christianisme est très présent en ville (pas d'islam ni de bouddhisme en Haïti). La bagarre entre les innombrables confessions et Eglises fait rage : les protestants baptistes, adventistes, évangélistes, les catholiques, églises de Jésus, sectes, les mormons, les témoins de Jéhovah... Il y en a pour tous les goûts ! Partout dans les quartiers pauvres s'élèvent de nombreux temples et églises toujours bondés de gens pauvres habillés élégamment, comme pour un premier rendez-vous galant. Ils résonnent de chants de joie puissants, de danses et de musiques, ce sont les lieux de l'espoir. Il m'est arrivé souvent, marchant dans la rue, de me faire aborder par un homme ou une femme venant me parler de la venue prochaine de Jésus ou d'un miracle lui ayant redonné la vue… Les rues sont toutes traversées de banderoles aux messages bibliques et moraux, c'est plutôt sympathique, mais rapidement j'ai la désagréable impression d'un lavage de cerveau. Ici, la formule "La religion est l'opium du peuple" prend tout son sens.

Les "vaudouisants" également sont légion. Le vaudou offre un espace d'identité spirituelle fort pour les plus miséreux, analphabètes et exclus. Lors des cérémonies, voleurs, dealers, clochards, paumés de toutes espèces sont admis. Les rituels sont impressionnants, ils puisent dans l'inconscient collectif de ce peuple noir originaire du Bénin, et dans son histoire tragique d'esclavagisme et de déportation : sacrifices, appels aux esprits, relations avec les forces naturelles, évocation du panthéon ancestral. En cela le vaudou concerne tous les Haïtiens : c'est la racine africaine métissée de la culture blanche des colons qui apparaît dans chaque péristyle. Les cérémonies sont des temps de souffrance et de violence. Le peuple haïtien, contrairement au peuple béninois qui pratique un vaudou plus serein et pacifié, a le vaudou guerrier : il n'en finit pas de regarder ses plaies et blessures.

Ce quartier s'est construit en gagnant sur la mer. Il ressemble à tous les bidonvilles du Tiers Monde : la terre et les ordures constituent ses fondations. D'où cette boue noirâtre omniprésente, qui colle aux pieds, gicle sur les mollets et à même laquelle s'étalent les fruits et les légumes des commerces miséreux. Il n'y a ni poubelles, ni service de ramassage, ni égouts, et lorsque l'on décide de brûler les détritus, la ville se couvre d'un épais nuage toxique. Les gens se couvrent la bouche d'un chiffon et vaquent à leurs occupations comme si de rien n'était. Dans le lit de la rivière, pas une goutte d'eau mais des vieux pneus, des plastiques et boîtes de conserve à perte de vue. Parfois l'eau remonte de dessous la boue et inonde les rues, en se mêlant aux eaux usées. Sur le boulevard qui mène à la grande ville, il règne une ébullition incroyable. Les camionnettes vétustes, couvertes d'inscriptions bibliques, bourrées à craquer, se bagarrent pour avancer. Les gens crient, s'interpellent, les moteurs vrombissent. Parfois un 4x4 flambant neuf tente de se frayer un chemin, portières et vitres fumées soigneusement fermées, pour regagner le quartier résidentiel d'en haut, à flanc de montagne. Peut-être un homme d'affaire blanc, une famille haïtienne à la peau claire, des "tirés d'affaire".

Dans la rue, les gens se regardent droit dans les yeux. Lorsqu'ils voient un homme blanc marcher, leurs regards se fixent sur lui. Un Blanc qui marche seul ici, sans protection, est une vraie curiosité. Les enfants, avec leur insouciance et leur curiosité impérieuse, viennent me toucher les cheveux, des cheveux lisses d'Européen. Les quelques Blancs aperçus à Port-au-Prince lors de mes rares incursions dans le quartier résidentiel de Pétion Ville, affichent un regard hautain et méprisant et parlent un français des plus précieux, pour se détacher du créole des faubourgs.

Etrangement, les Haïtiens et les Haïtiennes que je croise à longueur de journée sont souvent bien bâtis et semblent en bonne santé. Comment font-ils avec ces problèmes d'hygiène, de nutrition et de pollution ? Leur alimentation se limite pourtant bien souvent à des plats simples à base soit de riz, soit de haricots, agrémentés de viande frite, bien souvent des abats, du porc, parfois du chat, le tout préparé en sauce et finement épicé. Ils mangent ces plats accompagnés de banane frite et écrasée : elle forme une sorte de galette consistante qui remplace un peu notre pain. Et puis il y a les fruits des tropiques, plus succulents les uns que les autres, mais ces trésors sont chers et on n'en consomme pas tous les jours.

Les habitants des campagnes semblent mieux lotis, ils se nourrissent du produit de leurs cultures et de leurs petits élevages, leurs maisons accrochées à flanc de montagne sont modestes mais toujours bien arrangées. La qualité de vie paraît bien meilleure, et les enfants jouent dans des paysages d'une beauté à couper le souffle. Les montagnes sont d'une splendeur sauvage, la diversité des plantes tropicales aux formes et aux couleurs extrêmement variées, contraste avec la terre aux multiples tons ocre rouge. Je retrouve la beauté et la richesse des paysages rencontrés dans la peinture naïve haïtienne. Ici tout est majestueux et serein. J'ai pourtant entendu parler des dégâts engendrés par la déforestation massive, mais mes déplacements ne m'ont pas permis d'en prendre la mesure moi-même.

En bas, les gens se massent dans la ville, quittant ces campagnes "panglosiennes" pour l'enfer. La condition des paysans est de plus en plus difficile car les prix agricoles sont très bas et la vente de leurs productions ne leur permet plus de vivre. Ajouté à cela que la ville, miroir aux alouettes, exerce un attrait important sur les jeunes, elle est pour certains d'entre eux une chance de réussir, un moyen d'accéder aux modèles occidentaux. Chaque soir, de nombreux adolescents se rendent sous les néons de la station essence Texaco, seul lieu bénéficiant d'électricité, pour y apprendre leurs leçons. J'assiste alors à une scène saisissante : des adolescents déambulant parmi les voitures, les épaves et les vapeurs d'essence, un livre à la main, lisent tout haut des textes de François Villon ou de Montesquieu. Ils se croisent, chacun absorbé dans sa lecture, formant une cacophonie fascinante.




La République d'Haïti souffre d'une instabilité chronique. Après des années de dictature et de violence politique (cf. les tristement célèbres Tontons Macoutes du dictateur Duvalier), l'élection du Père Aristide en décembre 1990 avait suscité un grand espoir populaire. Il fut de courte durée. A peine un an après, le nouveau régime est balayé par un putsch militaire. Dès 1993, les Etats-Unis mettent en place un blocus qui accroît la pauvreté des Haïtiens et fait fuir plus d'un million d'entre eux. En juillet 1994, ils reçoivent un mandat de l'ONU pour intervenir militairement et restaurer la démocratie. Les militaires cèdent leur place après qu'on ait garanti l'amnistie de leurs crimes. Le retour au pouvoir d'Aristide marque la levée de l'embargo et le retour de l'aide internationale, avec notamment la mise en place d'un plan de redressement économique défini par le FMI. En 1995, René Préval succède à Aristide qui n'avait pas le droit de se représenter. En 2001, après une élection présidentielle accusée d'être frauduleuse, Aristide est de nouveau aux rênes de l'Etat. Mais le processus démocratique est miné par les ex-militaires, les grandes familles nostalgiques du système Duvalier et les narcotrafiquants qui ont leurs relais dans tous les rouages de l'Etat. L'île est devenue en moins de dix ans la plaque tournante de la drogue entre la Colombie et les Etats-Unis, via Miami. Ce trafic qui servit la CIA pendant un moment, est pratiqué en toute impunité. La situation économique non plus ne pousse guère à l'optimisme. Après un embargo ravageur, l'économie du pays chancelle entre agriculture de subsistance, privatisations brutales des terres et exportations massives à prix cassés. Seule bouffée d'air frais (bouffée de dollars frais plutôt) : une diaspora très active qui de New York à Miami, de Montréal aux Antilles, verse près d'un milliard de dollars (trois fois le budget de l'Etat) par an aux familles restées sur place. Haïti fait partie des dix pays les plus pauvres de la planète.