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L'Oeil électrique #23 | Nouvelle / Wezonloo

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Par Anne-Sophie Boivin.
Illustrations : Marine Frugès.
Maquette : Kate Fletcher, Marine Frugès.

La seule chose à dire, c'est qu'on s'ennuie ici. Il n'y a rien à faire. On n'a rien envie de faire. Le Paris agité est devenu le Paris poubelle dont plus personne ne veut. Moi la première. Ils ont tous déserté. Moi, j'ai loupé le coche et maintenant, me voilà réduite à prendre l'air sur le toit de mon immeuble, c'est pitoyable. Je me lève et trace dans la pénombre. De toute façon, il n'y a pas âme qui vive. Aucune voiture n'est passée ici depuis plus d'un an. Je ne sais même pas où aller. Il n'y a qu'un endroit qui soit quelque peu animé : l'aéroport. Il y a toujours le bruit rassurant d'une ou deux machines encore en fonctionnement qui nettoient la même surface depuis plusieurs heures parce que personne n'est venu les guider vers un autre espace crasseux. Rares sont les avions qui décollent encore de la piste. Je me plante devant l'écran pour me renseigner sur les vols en partance de Paris pour… peu importe. De toute façon, je n'ai plus rien à faire ici. Dernier coup d'œil vers l'immeuble insalubre où je vis depuis 15 ans avant de jeter les clés de ma chambre sordide dans le caniveau.
"Togo. Départ imminent à destination de Lomé avec une escale à Abidjan. Les voyageurs de ce vol sont priés de se présenter hall n°2 pour l'enregistrement des bagages."
Un aller pour Lomé, sans retour. Qu'est-ce que je vais faire là-bas ? J'en sais rien, mais je ne peux plus rester ici. Crise d'asthme assurée. Sans plus attendre, je me poste devant le guichet et attends le moment où l'avion m'emportera vers une nouvelle vie. Ce pays nous assourdit parce qu'il est laissé en friche, comme un champ qui, à force de ne pas être cultivé, devient stérile, sec, qui ne peut plus nourrir ses plantations car sa terre n'a plus de vie.
"Bonjour, bienvenue à bord du vol Air Afrique en partance de Paris Charles de Gaulle et à destination de Lomé-Tokoin. Nous vous souhaitons un agréable voyage."
Je n'arrive pas à dormir. Une sensation étrange. Du bonheur ? Non, c'est une sensation que j'ai oubliée. Une envie ? Une peur ? Plutôt une appréhension comme dans toute intrusion en terre inconnue. Je veux trouver le bonheur si bonheur possible il y a. Pour cela, je dois partir. Pour combien de temps ? Pour découvrir quoi ?
Départ imminent.
L'avion prend son envol, les hôtesses apportent les plateaux-repas. Des sardines en boîte, des asperges en tube. Aucun goût. Comme dans cette vie amère... Mes yeux se ferment. Les roues de l'avion frôlent le sol. Des secousses. Un nœud inextricable dans l'estomac me lance des signaux d'angoisse, à quoi dois-je m'attendre ?
Lomé… Atterrissage. Je dois avoir un air salement inquisiteur en descendant de l'avion parce que les gens me regardent en coin, un rictus au bout des lèvres. C'est comme si je sortais d'une bulle de verre qui se serait brisée ; comme si je retombais ici dans les tribulations du monde humain. Je charge mes sacs sur mon dos, mais une main me retient :
"Eh toi, tes papiers ! passeports, vaccins.
- OK, on va procéder à la fouille."
Une, deux, trois personnes s'approchent en me proposant de me guider. Non, je n'ai pas besoin d'être guidée. De toute façon, je ne vais nulle part.
"We zon loo, bonne arrivée", me lance un porteur.
Je ne le regarde même pas de peur qu'il veuille m'accompagner lui aussi :
"Eh, yovo ! Viens, viens avec nous jouer. Eh ! t'en vas pas. Reviens ! Tu connais le darbuka ? Eh !
- Laissez-moi, je ne vous ai rien demandé.
- Oh, mais qu'est-ce qui se passe ? Ça ne va pas mam'selle ? J'm'appelle Joël et toi ?"
Je veux juste me retrouver loin de chez moi, seule, sans parler à personne, pourquoi m'agresse-t-il ? C'est bien la première fois qu'on me demande si j'aime jouer des percussions ! J'en sais rien. On ne m'a jamais posé la question.
"Pourquoi est-ce que vous prendriez le temps de m'apprendre à jouer ? Je vous ai dit que j'avais pas d'argent !"
Je lève le bras. Un taxi s'arrête près de moi. Ils sont déjà cinq à l'intérieur. Le chauffeur, trois femmes et un vieil homme qui tient résolument une poule sur ses genoux. Je m'assois, la voiture s'affaisse un peu plus. Le moteur toussote et le véhicule prend de la vitesse. Les paysages défilent. Toujours une grande route de sable rouge à l'infini.
"Eh, yovo ? Yovo ? Où vas-tu ?
- Je ne sais pas.
- Bien. Je t'emmène au quartier Be ? Un ami va t'accompagner au marché des fétiches."
J'acquiesce d'un signe de tête. Un éventail de stands défile. Je paie le taxi et descends rapidement de peur qu'il ne redémarre avant que j'aie posé le pied par terre. Le guide, ami du chauffeur, se précipite vers moi afin que personne n'ait le temps de lui voler son gagne-pain.
"Bonjour, moi, c'est Léonard, regarde d'abord et après on ira rendre visite au féticheur."
Des crânes à perte de vue, des enfants qui courent autour de cet univers morbide, un sanctuaire d'animaux morts… Un homme s'approche.
"C'est quoi ces crânes, à quoi ça sert ?
- Chaque crâne a une signification et un rituel y correspond. Par exemple, il faut placer une tête de vache ou de crocodile pour que la maison soit protégée. Un serpent contre les morsures. Un caméléon séché dont l'odeur, mélangée à un certain parfum, amène l'amour."
L'homme me conduit dans une petite hutte où se trouvent des roues de vélo et des objets hétéroclites.
"Tout d'abord, je vais te bénir, toi et ton nom."
Il s'agite autour d'un petite amulette et récite plusieurs incantations vaudou.
"Je vais te présenter les principaux fétiches et tu vas en choisir plusieurs.
- Comment ça choisir ? Je ne suis pas venue pour acheter.
- Chut, ne vexe pas les esprits des fétiches. Je t'explique : la statuette aux trois cheveux protège la famille. Il faut lui mettre une cigarette allumée une fois par an dans la bouche et lui verser quelques gouttes d'alcool sur la tête. Ensuite vient la chance en portant ce collier avec une bourse contenant 41 sortes d'épices différentes et deux coquillages. Tiens ! Une branche d'arbre qui ne paraît d'aucune utilité mais qui fait office de viagra. Tu émiettes son écorce dans un liquide et tu le donnes à ton ami, il deviendra robuste comme un taureau ! Tiens la graine d'ébène, tu y déposes trois gouttes d'eau, tu la frottes trois fois dans tes mains, trois fois contre ton front en signe de croix. Tu la glisses sous ton oreiller pour avoir de la mémoire...
- Je choisis celui-là.
- Très bien. Tiens. Il y en a un dernier qui serait bon pour toi, c'est un fétiche en forme de cocon de papillon à qui l'on demande la sécurité lors des voyages.
- Non, je choisis la graine d'ébène.
- Bien, suis-moi. Je bénis ton fétiche afin qu'il ne puisse offrir ses dons qu'à toi, dit-il en le levant au ciel. Voilà. Prends-le. - Merci, mais je suppose que ce n'est pas un cadeau.
- Non, c'est 6000 Francs CFA. Comment veux-tu que je vive sinon ? Je t'ai fait découvrir tous les fétiches vaudou et toi, tu veux même pas en acheter un ? Si, il faut.
- D'accord, mais 3000 Francs CFA.
- Non, 6000 on a dit, vous êtes durs en affaire, vous les Français.
- 3000 Francs ou je ne prends rien.
- OK."
Connaissant l'attachement des religieux aux rituels vaudou, je m'éloigne en me demandant si ce marchand de gri-gri est réellement animiste. Je me dirige vers un petit garçon qui tient un caméléon en laisse.
"Eh, petit, tu sais où je pourrais trouver un hôtel pour cette nuit ?"
L'enfant paraît sortir d'un monde imaginé par Tim Burton, un personnage mi-homme, mi-enfant. Impressionnant : il a un visage calleux, supportant des yeux hagards et déjà fatigués, creux. Le tout nonchalamment déposé sur le corps d'un enfant de dix ans, qui serait censé ne pas encore être mis à l'épreuve, ayant gardé un zeste d'innocence. Le jeune garçon me prend la main, je le suis docilement. Un petit homme bourru et pressé me présente ma chambre. Une pièce propre, avec quelques nids de moustiques et les toilettes et douches communes. Parfait. Un ventilateur pour faire fuir les moustiques les plus acharnés et le tour est joué. Exténuée, je m'allonge et m'endors sans plus tarder, sombrant dans un sommeil agité. Je me retrouve au milieu d'une communauté noire, rassemblée pour honorer le départ d'un défunt.
"C'est un enterrement ! Pourquoi vous dansez ? Vous semblez si sereins, si joyeux alors qu'un membre de votre famille vient de mourir...
- On est tous là pour lui. Tu aimerais voir pleurer tous tes proches ? On danse pour lui, on est tous là pour lui montrer notre attachement une dernière fois."
L'homme se met à danser, à tourner, il entraîne dans la danse toutes les femmes agitant un tissu blanc. Elles chantent en éwé. Les danses ensorcelantes, les couleurs et les odeurs ajoutent à cette ambiance un air surréaliste et inhabituel qui invite à la fête. Une troupe de percussionnistes joue un rythme endiablé sur lequel les danseurs s'époumonent. Leurs costumes forment un grand pan coloré et les cris les accompagnent dans leur valse effrénée. Aucune amertume, aucune tristesse. Personne ne me dévisage. Je ne suis pas blanche, ils ne sont pas noirs. Personne ne prête attention à ce détail. C'est l'euphorie. L'un d'eux s'approche et m'entraîne dans la danse, plongeant dans une sorte de transe. J'aimerais tellement tout garder pour ramener cela chez moi et faire partager à mes amis l'expérience que j'ai vécue.
Mais là, au milieu de cette foule en émoi, brisant l'harmonie de la fête, une masse bleue et blanche surgit, affublée d'une robe de paille. Elle tournoie au milieu de nous et nous bouscule en poussant des cris stridents. Elle porte un écriteau sur lequel est inscrit "agbobo". Des hommes montés sur échasses arrivent à sa suite et m'encerclent. Le charme est rompu. Ils avancent, résolument. J'ai peur qu'ils interprètent ma présence comme une profanation de leurs rites sacrés. Ils me poursuivent dans la rue et sont sur le point de me rattraper quand...
Je crie, hors de moi : "Aghhhhh ! Où suis-je ?"
La sueur colle mes cheveux sur ma nuque, je ne supporte plus le contact du drap. Mon regard balaie obstinément la chambre pour me rassurer et vérifier que je suis bel et bien seule. Il me faut un long moment pour m'extirper de mon rêve. Un objet m'attire, juste à côté de moi sur la table de chevet. Un petit tam-tam.
Comment est-ce possible ? Je n'aurais donc pas rêvé ? Qu'est-ce qui aurait pu provoquer la venue du monstre ? Mes pensées…C'est la seule chose qui a pu me trahir. Oui, matérialiste, je me suis dit que je voulais tout ramener chez moi. J'ai eu cette vision de possession des couleurs, des gens, de cette bonne humeur. C'est bien à partir de ce moment-là que le monstre s'est rué sur moi. Je prends le tam-tam dans mes mains, c'est un signe. Il fallait que je vienne jusqu'ici voir ce qui existait ailleurs et me rendre compte de cette chance qu'on m'a donnée de vivre. Une sorte de révélation aussi étrange que l'apparition de ce tam-tam, seul souvenir de cette fête magnifique. Il est 6 heures du matin, je n'arrive plus à dormir, je me dirige sur la terrasse après avoir enfilé un boubou. Considérant le marché au loin, je m'empresse de m'enfouir dans cet amas de couleurs qui s'agite au gré des visiteurs.
"Madame, madame, vous voulez du pain ?
- Des épices, madame, très bon !"
Tout se vend ici, des tapis aux vêtements, des légumes aux plats préparés. "Ils savent tout faire par eux-mêmes, me dis-je, en regardant une femme piler le mil. Ils ont des instruments pour chacun de nos appareils ménagers hyper perfectionnés. Moi, sans électricité, je suis perdue."
Des enfants se bousculent au milieu des stands et des paniers épars sur le sol. Dès qu'ils me voient, ils se rassemblent autour de moi et chantent "yovo, yovo, bonsoir, ça va bien, merci". Puis une deuxième chanson prend le relais en sourdine mais compréhensible : "yovo, yovo, cadeau, yovo, yovo, argent."
Ils tendent une main fébrile, me touchent les cheveux, la peau. Pour certains, c'est la première fois qu'ils rencontrent une blanche. L'un d'eux tire sur mon sac. Il se fait rapidement rabrouer par une femme :
"Ils sont jeunes encore, ne le prends pas mal, dit-elle. Moi, c'est Fatima, et toi ?
- Marie.
- Comment es-tu arrivée là ?
- Je me promenais.
- Et tu es toute seule ici ?
- Oui, je m'ennuyais terriblement chez moi.
- ..."
Je m'éloigne du stand, l'esprit vagabond, et fais le tour du petit marché. Un jeune homme assis sur une paillasse tresse des feuilles de palmiers. Il semble agité et se contorsionne : "Bonjour ! Bonjour mademoiselle." Il n'a pas l'air fou. Pourtant il déblatère toutes sortes de phrases, de proverbes sans lien apparent. Je m'assois à côté de lui et lui tend la main. Un sourire éclaire son visage : "c'est quand on se perd qu'on se trouve", dit-il calmement. Etonnée, je le fixe un moment, comme pour tenter de lire dans ses pensées. Mais rien n'y fait. Je prends deux autres feuilles dans le tas recueilli et essaie de suivre le mouvement régulier du jeune homme. Doucement, tout doucement, il se penche vers moi et me murmure à l'oreille "Un jour on quitte tout, pour un autre, tout retrouver ".