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L'Oeil électrique #27 | Société / Rony Brauman : L’Ethiopie, Arendt et moi

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Par Pauline Marc, Sophie Rétif.
Photos : Mathieu Saura.

Un lundi matin au siège parisien de Médecins Sans Frontières. Effervescence générale et sacs de voyage en attente dans le hall plantent un décor quelque peu intimidant. Après avoir interviewé la sociologue Johanna Siméant à propos de ses travaux sur les acteurs de l'action humanitaire (Voir OE n° 26), nous sommes ici pour rencontrer Rony Brauman, figure éminente s'il en est du monde des ONG.
Cet ancien président de MSF, particulièrement médiatique, n'a a priori pas besoin d'une interview de plus. Cependant, s'il nous a semblé intéressant de le rencontrer, c'est qu'au-delà de son action dans l'aide médicale d'urgence, il a développé une réflexion critique sur de multiples sujets. Président de MSF de 1982 à 1994, il fut l'un des premiers à poser la question des effets contre-productifs de l'aide humanitaire. D'origine juive et né à Jérusalem, il s'oppose à la politique extérieure d'Israël et au monopole de la parole que s'octroient certaines organisations juives en France. A travers son travail comme auteur de documentaires (notamment Un Spécialiste, sur le procès Eichmann à Jérusalem, qu'il a co-réalisé avec Eyal Sivan), pour lequel il est moins connu, il parvient à faire le lien entre ses différentes activités et à enrichir ses apports théoriques par ses expériences pratiques.
L'efficacité de son discours laisse parfois ses interlocuteurs dans l'expectative, car il est difficile de réagir face à une rhétorique aussi parfaite. Mais en se remettant perpétuellement en cause, Rony Brauman affiche une posture intellectuelle finalement très convaincante. A l'écouter, lier réflexion et action semble pouvoir être autre chose qu'un simple vœu pieux.

Vous avez un parcours très diversifié : militant politique, président d'une ONG, auteur de documentaires, aujourd'hui membre honoraire du conseil d'administration de francetélévisions… Comment percevez-vous une unité dans l'ensemble des choses que vous avez faites ?
Il y a des liens entre les différentes activités que j'ai pu exercer au cours de ma vie. Je me suis investi dans l'aide médicale humanitaire dans les années 70 comme prolongement d'un parcours politique que j'avais abandonné. Je n'étais plus "gauchiste" mais je m'intéressais au tiers-monde. J'ai milité dans un groupe très tiers-mondiste, la Gauche Prolétarienne, qui se réclamait de la Chine Révolutionnaire. Nous n'étions pas spécialement pro-chinois : la Chine était un peu notre référence lointaine et abstraite mais on s'en fichait quand même un petit peu. Toujours est-il que la Chine était le lieu où se produisait un discours politique sur le tiers-monde : l'invocation des formes de l'exploitation des pays du Sud était permanente dans notre discours théorique. Dans la pratique ce n'était pas tellement le cas, on était aux portes des usines avec des syndicalistes ouvriers et ce qui se passait dans les montagnes de Bolivie n'était pas essentiel dans nos actions militantes. Mais malgré tout, ça occupait de la place, c'était un arrière-fond. On était tous plutôt familiers de l'ensemble des guérillas, mouvements politiques qui se déroulaient dans le monde et dans le tiers-monde en particulier. Il ne faut pas oublier que toute ma génération a grandi dans l'opposition à la guerre du Vietnam, l'anti-impérialisme était notre sorte d'espéranto politique. Donc de l'anti-impérialisme au militantisme politique, du militantisme politique au tiers-mondisme, il y a une relation de proximité très forte. J'ai quitté le gauchisme en 72-73 parce que je me rendais compte, comme beaucoup d'entre nous, qu'on était à côté de la plaque et qu'on n'accrochait plus sur les réalités sociales et politiques. Mais mon militantisme actif a duré 7-8 ans, et mon militantisme quasi-professionnel 5 ans, de 18 à 23 ans, ce qui est relativement long.

Quasi-professionnel, c'est-à-dire ?
C'est-à-dire que j'y consacrais tout mon temps. Je n'étais pas payé, ce n'est pas la question, mais c'était quasi-professionnel dans le sens où quand je commençais ma journée, c'était une journée militante.

Tout en suivant des études de médecine…
Oui, d'assez loin… J'ai bénéficié de circonstances particulières. S'il n'y avait pas eu un système post-soixante-huitard aussi facile, aussi peu sélectif, je n'aurais jamais fait ces études. J'ai été rattrapé honteusement en deuxième année, alors que j'étais nettement en-dessous de la moyenne, parce qu'il y avait des profs et des assistants gauchistes. Ensuite en deuxième cycle, il suffisait de valider les stages, j'allais à l'hôpital parce que ça m'intéressait, j'étais un bon étudiant hospitalier. J'ai validé tous mes stages mais je ne me présentais pas aux examens. Par contre, je me suis retrouvé en fin de cinquième année à devoir passer tous mes certificats. Là, ça a été un peu raide. Mais vous voyez, c'était très facile et aménageable.

Vous êtes né en Israël. Est-ce que vous êtes arrivé tôt en France ?
Oui, je suis arrivé à l'âge de 4 ans. Je n'ai pas de souvenirs personnels de ma vie en Israël, mais évidemment j'ai une relation particulière avec ce pays et sa région. Mon père était très sioniste et est allé faire la guerre de 1948 là-bas. Il venait juste de devenir français au titre de la Résistance. Mes parents étaient des immigrés polonais, qui sont arrivés jeunes adolescents en France avec leurs parents respectifs. La famille de mon père, qui venait d'une grosse ville industrielle de Pologne, fuyait la crise économique. Celle de ma mère fuyait plutôt l'antisémitisme : elle était originaire d'une zone rurale dans laquelle vivaient de très importantes communautés juives, yiddishophones, qui étaient confrontées à de gros problèmes d'antisémitisme, ce qui était moins le cas dans les villes industrielles. Enfin, toujours est-il qu'ils ont fui dans les années 30, mon père a été résistant dans les FFI (Forces Françaises de l'Intérieur), et à ce titre il a été naturalisé français. Je suis donc né français en Israël. Mais à cause du départ de mon père nous avons perdu la nationalité française et il a fallu ensuite tout recommencer. Quand nous sommes revenus en France, nous étions apatrides. J'aurais pu faire le choix à 18 ans de demander la nationalité israélienne, mais ça ne m'intéressait pas, je n'avais pas envie d'aller faire mon service militaire en Israël.

Vous n'avez jamais eu la nationalité israélienne finalement ?
Non. Je suis rentré en France avec ma mère en 1953-54, mon père est revenu un ou deux ans plus tard, lui est donc resté presque 10 ans là-bas.

Ce sont des années très particulières dans l'histoire d'Israël.
Ce sont les années de construction, des années héroïques, celles des pionniers, des bâtisseurs d'Etat, des défricheurs de terre et tout ce que vous voulez…

Dans l'histoire de votre famille, il y a beaucoup de choses qui laissent des traces : plusieurs expatriations, la Résistance, un projet comme le sionisme… Est-ce que vous avez l'impression que ça a eu une influence déterminante sur votre engagement dans l'humanitaire ou sur votre choix de réaliser un documentaire sur le procès d'Eichmann à Jérusalem ?
Ça ne m'a pas spécialement marqué. Si vous voulez, quand vous êtes enfant, tout vous paraît normal. L'histoire de vos parents c'est une histoire normale de parents, je n'ai jamais vécu ça comme quelque chose qui soit marqué d'un mérite particulier. Il y a sans doute une partie de la culture familiale dans le film que j'ai fait sur le procès Eichmann, mais je pense que c'est second par rapport à un autre enjeu. Le procès Eichmann est lié pour moi à la lecture du livre d'Hannah Arendt, et cette lecture elle-même est liée non pas à ma biographie ou à mes origines familiales, mais à mon parcours dans l'humanitaire et à un moment particulier de l'histoire de Médecins Sans Frontières (MSF). Ce moment, c'est celui de notre intervention en Ethiopie pendant la famine de 1983-84, lorsque nous avons été confrontés à des opérations de transferts forcés de population. Les populations du nord du pays étaient déportées de façon massive vers le sud. Le gouvernement éthiopien tentait d'asservir les organisations humanitaires sur ce projet en particulier. On s'est donc trouvés dans une situation où on était là pour aider des gens, mais face à un projet criminel présenté comme un projet émancipateur. Selon les dirigeants éthiopiens, il s'agissait de sortir la population du cycle de famines récurrentes dans lequel elle était enfermée : c'était un projet de rééquilibrage démographique vers un sud plus fertile, un projet assez présentable et rationnel finalement. Pendant longtemps les transferts de population n'ont pas eu lieu, ils ont commencé vraiment en janvier 85. La première année on a fait notre travail de médecins dans des conditions décentes, enfin presque décentes. Et puis à partir de 85, ça s'est transformé, on a été pris dans ce mouvement sans voir vraiment où on allait, on était très perturbés mais il y avait des tâches de sauvetage au sens le plus concret du terme. Alors dans des circonstances pareilles, on est très investis dans ce qu'on fait et on a tendance à perdre un peu de vue l'environnement. On a donc mis du temps à réagir, d'autant plus que le discours du gouvernement éthiopien était tout sauf propagandiste ou idéologique, c'était un discours rationnel de rééquilibrage démographique, de modernisation sociale, des tas de mots qui veulent dire quelque chose, une sorte de musique douce à nos oreilles. Tout le monde ne demandait qu'à acheter ce programme. Les ONG n'avaient pas envie d'entendre un autre discours parce que de toute façon elles étaient là pour bosser. Le secours aux victimes ne devait pas être politique, en quelque sorte il devait être innocent. Cette vision très abstraite, dans le meilleur des cas très cul-cul, et si l'on veut être plus sévère, très cynique, a amené l'essentiel des ONG à se comporter en bons petits soldats du gouvernement éthiopien. Elles désapprouvaient éventuellement le projet mais disaient qu'elles n'étaient pas là pour approuver ou désapprouver, mais pour agir. On s'est rendu compte au bout d'un certain temps qu'avec le concours de l'aide internationale, ces transferts de population devenaient de plus en plus massifs et que ça devenait la première cause de mortalité dans le pays, tuant bien plus que la famine. Si on entrait un peu dans le détail de cette énorme opération, on devenait fou. MSF a protesté, et s'est fait expulser en décembre 1985 après presque deux ans sur place. Pour moi, ça n'a pas été un détail dans mon parcours, ni dans celui de MSF, mais un moment fondateur, critique, parce qu'on a compris de manière concrète que l'aide humanitaire, à mesure qu'elle devenait efficace, pouvait être négativement efficace. Comme on intervient souvent dans des pays où la principale nuisance c'est le gouvernement, le problème de l'instrumentalisation par le politique est central. C'est un problème qui concerne aussi bien l'aide publique au développement que l'action d'urgence des ONG.

Vous discutiez avec les autres ONG sur place de ce problème ?
Bien sûr, on échangeait des informations et on se rendait compte que ce qu'on observait chacun dans notre coin était représentatif de ce qui se passait dans l'ensemble des zones affectées par la famine : seuls les gens qui acceptaient de partir recevaient de la nourriture, on capturait et on enlevait des centaines de personnes.
Mon but n'est pas de retracer tout cet épisode, mais de montrer qu'il y avait à la fois une véritable cohérence dans les discours et les pratiques du gouvernement, et une totale inconsistance dans nos propres vues, nous les "aideurs". On a été entièrement mis au service de cette stratégie qui visait à détruire totalement les structures sociales du pays. Il s'agissait de fabriquer la société nouvelle, de construire l'homme nouveau, de briser les liens traditionnels de la société rurale, qui était dite attardée, obscurantiste, rétive à la révolution qu'on lui apportait. Il ne s'agissait pas seulement de déportation du nord vers le sud, mais aussi, dans le centre du pays, de déportation de populations sur quelques kilomètres : les villages étaient détruits et reconstruits un peu plus loin, de manière très ordonnée, avec des rues qui se coupaient à angle droit, et au milieu l'école, le centre de santé et le parti.

L'Ethiopie était un cas particulier ou c'est un constat que vous auriez pu faire pour d'autres opérations ?
C'était une situation particulière, mais il se trouve qu'avec l'Ethiopie, on s'est rendu compte qu'on pouvait devenir des instruments au service d'un pouvoir criminel. Pour moi en tout cas ça a été déclencheur. A partir de ce moment-là je me suis dit que l'on ne pouvait plus continuer comme ça. MSF, en dénonçant ce qui était à l'œuvre en Ethiopie, est devenu une sorte de messager de la mauvaise nouvelle, et chacun sait que c'est une position très inconfortable parce qu'on est confondu avec la mauvaise nouvelle. Au moment où tout le monde était heureux de contempler les effets de sa propre générosité, de se voir soi-même sous une lumière très valorisante, on est venus dire : "Oui vous avez envoyé plein de fric, plein de volontaires, mais tout ça est mis au service d'une politique criminelle, et pendant que la fête bat son plein à Wembley et à Philadelphie, on déporte et on crée des camps de travail en Ethiopie."
Le débat autour de tout ça a été extrêmement agité. MSF a accepté délibérément de mettre son existence en péril en prenant position dans le débat. Il y a toujours eu beaucoup de protestations, beaucoup de barouf à MSF qui est une organisation de grandes gueules, mais là-dessus, ça a tout de suite été clair. Même sans se concerter, tout le monde était d'accord. Par contre dans le milieu des ONG, ça a été affreux. Une partie de l'agressivité dont je peux faire preuve contre les comportements corporatistes des ONG est née à ce moment, même si je ne veux pas en faire une affaire personnelle. Je trouve que les ONG font parfois preuve d'aveuglement délibéré, de bonne conscience arrogante, et qu'elles se considèrent toujours comme des solutions, alors que les problèmes viennent toujours des autres. On voit qu'elles ne sont pas du tout préservées des travers qu'elles dénoncent : opportunisme financier, stratégies de communication... Donc depuis cette période, je suis persuadé que la principale réflexion critique que les ONG peuvent avoir, c'est sur elles-mêmes et leurs propres pratiques, et qu'elles ne peuvent pas s'exclure de la critique qu'elles adressent au monde. La question de la responsabilité est souvent posée à un tel niveau d'abstraction qu'on ne peut pas y répondre. Mais elle a des effets très concrets. Par exemple, je viens de voir la dernière campagne d'Action contre la faim qui dit : "Un mort toutes les quatre secondes". J'ai la rage qui me monte au ventre quand je vois ça. Qu'est-ce que ça veut dire : "Un mort toutes les 4 secondes" ? Ça ne veut rien dire, c'est de la démagogie, l'instrumentalisation d'une représentation. Ce n'est pas ça la faim dans le monde. Et il n'y a pas une organisation qui soit capable de lutter contre la faim, ce n'est pas vrai. On peut "re-nutrir" des affamés, ça oui. Mais lutter contre la faim, non. Il y a comme ça des passages en force permanents, qui vont toujours dans le même sens. La question de la responsabilité se pose à différents niveaux. Mais quand on mène une action d'urgence à l'étranger et qu'on s'aperçoit que cette action est retournée contre ses bénéficiaires, alors là on est pleinement responsable.

La question de la responsabilité vous a semblé être au cœur du problème ?
En revenant d'Ethiopie, plus perturbé que jamais, j'ai lu Eichmann à Jérusalem, d'Hannah Arendt. Je m'interrogeais sur les déportations, le rôle des ONG, le cadre politique dans lequel on intervenait… Ce qui me perturbait aussi, c'était que ces questions ne se posaient qu'au cercle des initiés des ONG, qu'à nous, alors qu'elles concernaient tout le monde, et en premier lieu les Ethiopiens. En lisant cet ouvrage, j'ai vu d'emblée ce qui se rapprochait des questions que je me posais. Ce qui m'a frappé, c'est la question de la responsabilité telle que la soulève Arendt. Eichmann n'était pas un décideur nazi, ni un stratège de l'antisémitisme, c'était un homme qui faisait son travail. On pourrait presque dire qu'Eichmann travaillait, mais n'agissait pas, au sens où il ne mettait pas en œuvre une volonté. Tout au long du procès, l'accusation a été incapable de démontrer ce qu'elle entendait démontrer, c'est-à-dire qu'Eichmann était un véritable décideur (pour certains, Hitler était une marionnette entre les mains d'Eichmann !). Cependant il était parfaitement au courant de tout ce qui se faisait, du programme de destruction des Juifs et de ses modalités. Il était à la tête d'une agence de renseignements et de communication et donnait des ordres. Un de ses savoir-faire a été la question des Conseils juifs, c'est-à-dire la mise en place d'organismes imposés aux communautés juives rassemblées de force pour transmettre et relayer les ordres des Nazis. Quand on est arrivé au dernier stade de la Solution Finale, les Conseils juifs ont été chargés d'établir les listes, de rassembler les gens et de les livrer à la Gestapo. Ils sont donc devenus en quelque sorte des collaborateurs, et ont gardé le silence sur les informations qu'ils détenaient. Ils n'ont jamais voulu dire que les gens qui étaient livrés aux Nazis allaient à la mort. Ils ont préféré le silence, l'ordre et l'organisation à l'anarchie, la pagaille, la parole, qui auraient sans doute permis à des gens de se sauver. Il ne s'agit pas de confondre ceux qui sont instrumentalisés par les bourreaux avec les bourreaux, mais la question de la responsabilité morale est fondamentale. Ces Conseils juifs font partie de la zone grise dont parlait Primo Levi, cette zone entre la victime absolue et le bourreau absolu. Ce qui m'a frappé en lisant ce livre, c'est que je voyais les ONG à mi-chemin entre les Conseils juifs et Eichmann, c'est-à-dire du côté des Conseils juifs parce qu'elles voulaient le bien des populations, et du côté d'Eichmann parce qu'elles exécutaient les ordres, qu'elles considéraient que leur devoir était de s'en tenir à ce qu'elles avaient à faire et à ne pas regarder ailleurs.
Ce sont les réponses à toutes ces questions que j'ai voulu trouver dans le film sur Eichmann. Ce documentaire est une réflexion sur la responsabilité. De quoi Eichmann avait-il à répondre ? Le grand paradoxe, la grande ambiguïté de ce film, c'est qu'il s'inscrit dans un genre particulier, qui est le genre des "Shoah movies", or c'est la dernière chose qu'on voulait faire. Mais on a travaillé à partir des archives du procès d'Eichmann, et il n'y avait pas eu à l'époque d'autres grands procès de criminels de guerre filmés en intégralité. Là-dedans, ce n'est pas la question de la Shoah qui compte. Ce qui compte, c'est qu'il y a une politique de massacre, il se trouve que c'est la politique nazie, et il y a, dans le cadre de cette politique industrielle de massacre, un type qui est logisticien en chef et qui explique son boulot.

Ce film a dû être un travail long et compliqué : comment vous êtes-vous organisés pour construire un documentaire à partir d'archives ?
Ça s'est étiré sur 5 ans, entre 1994 et 1999, donc déjà pendant 5 ans, vous avez le temps de réfléchir. Les deux premières années on n'avait pas d'images, on savait qu'elles étaient disponibles (aux Etats-Unis) mais qu'il allait falloir payer pour les avoir et les restaurer. Ç'a été très compliqué sur le plan de la production, mais aussi exigeant sur le plan de la réalisation. Le montage a été très long. Une des choses les plus surprenantes a été la confrontation avec les témoignages de gens qui étaient encore jeunes. Le procès a eu lieu 16 ans après les faits, et on n'a pas l'habitude d'entendre des jeunes qui témoignent sur la Shoah. Enfin, il y a beaucoup de témoins qui sont, comme le dit très justement Arendt, des témoins professionnels, qui racontent quasiment pour la centième fois leur histoire, on sent ce côté professionnel, et puis il y en a d'autres qui parlent pour la première fois. Ça, ç'a été la partie un peu dure psychologiquement. Et puis pour des raisons financières, ça a été également très stressant, on s'est battus avec des bouts de ficelle pour un film qui était très cher, mais c'était absolument passionnant. Ça m'a permis d'entrer de plain-pied dans cette histoire.

Vous continuez à travailler avec MSF aujourd'hui ?
Pas sur le terrain, mais en relation avec le terrain. Là, par exemple, je reviens d'Angola. Quand je pars, c'est pour une dizaine de jours, je m'informe, je discute, j'ai des réunions avec les équipes. Comme je suis un vieux de la vieille de l'aide humanitaire, ma contribution à MSF consiste à porter un regard critique qui est nécessaire pour se séparer de certaines habitudes et éviter les routines contre-productives. Quand j'étais président de l'organisation, j'ai recruté deux personnes, qui sont encore là aujourd'hui : une qui est juriste, et l'autre qui fait de la sociologie politique. Toutes deux avaient des expériences de terrain dans l'humanitaire, et nous aidaient à penser les problèmes, à porter un autre regard sur ce que nous faisions. Ce petit groupe a été, après mon départ de la présidence, réorganisé sous la forme d'un centre de recherche. On est maintenant 5 à travailler dans ce centre : 4 personnes qui sont à plein temps et moi qui suis à temps partiel et dans une position un peu particulière puisque je n'ai pas de spécialité. On travaille par exemple sur les évolutions du droit international humanitaire, sur la façon dont on peut l'appliquer, ou sur les conflits en général, le problème des réfugiés. Ce sont donc des choses à la fois théoriques et pratiques. Je ne veux plus avoir de fonctions opérationnelles et décisionnelles dans une organisation parce qu'on ne peut pas les avoir à mi-temps, et que je ne veux pas faire de l'humanitaire à temps plein jusqu'à la fin de ma vie. J'assure plutôt une fonction de conseil, comme une sorte de consultant.

Est-ce que le fait d'avoir une réflexion en continu sur votre propre action, avec ce centre de recherche, a des effets concrets et observables ?
Bien sûr. Je pense d'ailleurs que c'est l'une des grandes forces de MSF. Une de ses forces également, et cela c'est dû à la fois à la volonté des fondateurs et à celle de leurs successeurs, a été de ne pas devenir une organisation d'activistes. Peut-être qu'en tant que médecins on était moins dupes des concepts d'urgence, d'intervention rapide, parce que c'est relativement familier pour nous. On en connaît les limites. Toujours est-il que MSF a, au cours des années 80, bâti son action sur une démarche où l'action positive et la réflexion critique sont inextricablement mêlées. A des degrés divers parce qu'on ne peut pas réfléchir sur tout en permanence, mais la réflexion critique qu'on mène sur un sujet peut avoir, par des effets de percolation, une diffusion dans le reste. Ça peut d'ailleurs être parfois paralysant : on a connu des périodes assez dures de valse-hésitation où on avait presque peur de notre ombre. Le risque, c'est que la réflexion tue l'action alors qu'on cherche plutôt à l'irriguer.

Vous intervenez beaucoup dans les médias sur de multiples sujets : comment vous positionnez-vous par rapport à cela, quelle légitimité pensez-vous avoir pour vous exprimer ainsi ?
Je ne m'exprime que sur des sujets sur lesquels je pense avoir une légitimité. Je refuse régulièrement des invitations : par exemple j'ai refusé récemment d'intervenir dans une émission qui portait sur les nouvelles politiques de défense. On m'y avait invité parce qu'il y a une vague dimension humanitaire, internationale, mais j'ai refusé parce que là je considérais que je n'avais pas de point de vue légitime. L'ensemble de ce que j'ai écrit a trait au rapport entre politique, morale et action, notamment au sein des relations internationales. Sur ces sujets j'estime que je peux m'exprimer publiquement.
J'interviens aussi sur le conflit israélo-palestinien, parce que certaines institutions juives, que je qualifierais de lobby israélien en France, ont fait la bêtise de vouloir parler au nom de tous les Juifs de France. Elles ont donc en quelque sorte légitimé des gens comme moi, en désaccord absolu avec leur démarche, à nous exprimer sur ce sujet. Je suis allé plusieurs fois en Palestine, je connais la situation là-bas, et en parallèle j'ai de la famille et des amis en Israël. J'ai en quelque sorte une pratique de cette région. Un autre sujet sur lequel j'ai réalisé un travail théorique est celui de la relation entre mémoire et histoire. Sur cette question je me situe dans un courant qui réfute le concept de devoir de mémoire, et se méfie du concept même de mémoire. La mémoire comme posture politique me semble être quelque chose de dangereux. C'est le point de départ de mon livre Eloge de la désobéissance (ouvrage accompagnant le documentaire Un spécialiste), dont le point de départ est l'analyse des fonctionnaires de la mémoire : comment le procès Eichmann, tout en étant un procès indispensable, est devenu une formidable propagande politique (1).



Pour en savoir plus :
Eloge de la désobéissance, à propos d' "un spécialiste" Adolf Eichmann, par Rony Brauman et Eyal Sivan, Ed. Le Pommier, 1999
Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, par Hannah Arendt, Gallimard, collection Témoins, 1966



Le procès Eichmann et Eichmann à Jérusalem d'Hannah Arendt

Adolf Eichmann était un fonctionnaire, membre des SS et chargé de l'organisation de la déportation des Juifs dans les différents pays de l'Europe occupée. Réfugié en Argentine à partir de 1950, il fut capturé par des agents israéliens et traduit en justice à Jérusalem d'avril à décembre 1961. Le tribunal le condamna à la peine capitale. Toute la difficulté du jugement résidait dans le fait qu'Eichmann n'avait jamais tué personne directement, ni donné l'ordre de tuer. Quelle est alors la responsabilité d'un fonctionnaire qui fait consciencieusement son travail tout en sachant parfaitement de quoi il retourne ? Ce procès, très important symboliquement dans la construction nationale de l'Etat d'Israël, fut particulièrement médiatisé. Hannah Arendt, philosophe juive allemande exilée aux Etats-Unis, célèbre notamment pour ses travaux sur le totalitarisme, fut envoyée par le New Yorker à Jérusalem pour suivre le procès. Elle publia en 1963 Eichmann à Jérusalem, rapport sur la banalité du mal, dans lequel elle relate le déroulement du procès et revient longuement sur la personnalité de l'accusé, ainsi que sur l'histoire des déportations dans l'ensemble des pays d'Europe. Cet ouvrage fut à l'origine de nombreuses controverses, car Arendt y souligne l'ambiguïté du rôle des organisations juives chargées par les SS de recenser les populations juives et d'établir les listes des futurs déportés, qui gardèrent le silence sur ce qu'elles savaient du programme d'extermination. La philosophe fut donc accusée de rendre ces Conseils juifs indirectement responsables d'une partie de l'Holocauste. Son ouvrage, malgré cette polémique, demeure une référence fondamentale sur la question du mal et de la responsabilité individuelle.

(1) Pour des raisons de temps, Rony Brauman n'a pas pu lors de l'interview aborder plus en profondeur la question du devoir de mémoire et de son utilisation politique . Pour les lecteurs intéressés et frustrés par la simple allusion qu'il en fait ici, on peut effectivement retrouver dans Eloge de la désobéissance une réflexion plus complète sur ce point.