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L'Oeil électrique #28 | Cinéma / Jonas Mékas, l’homme à la caméra

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Par Cédric Martigny.
Photos : Cédric Martigny.

L'homme a le regard malicieux, les nippes d'un clochard céleste et nous accueille, sourire en coin, d'un "Que voulez-vous savoir ?" A 80 ans, Jonas Mekas est une légende vivante du cinéma d'avant-garde américain. Né en 1922 en Lituanie, il débarque à New York en octobre 1949 avec son frère Adolfas. Dès son arrivée, il achète une Bolex - caméra légère 16 mm. Il enregistre sa vie quotidienne et celle d'autres exilés, puis ses rencontres, ses voyages, la nature… Il invente ainsi le "diary film", à la fois document d'une époque et vision mélancolique et nostalgique de l'existence. Premier à transposer au cinéma la forme littéraire du journal, Mekas en développe le concept dans des articles de réflexion sur le cinéma dans le journal The Village Voice.
Walden (Diaries, Notes and Sketches), sorti en 1969, pose un ton et une écriture révolutionnaires. Le film est "tourné-monté" : les ralentis, accélérations, zooms... sont dictés par ses sensations immédiates, "chaque sujet, chaque réalité, chaque émotion déteint sur le style avec lequel je filme." Il "apprend" sa caméra pour faire corps avec elle, ne regarde plus dans le viseur, ne contrôle pas son exposition et ne vérifie plus la mise au point. Libres de tout dogme et de tout canon esthétique, ses films semblent avoir été tournés au lendemain de l'entrée du train en gare de La Ciotat (le premier film des frères Lumière, en 1895), scène que Mekas re-filme dans le splendide Note for Jerome, dédié aux frères Lumière. Cinéma du cœur et du corps, physique et passionné, il impose une liberté et une indépendance qui s'opposent radicalement au cinéma commercial.
Héraut de la contre-culture et du mouvement beat, il réalise des films traversés de personnes désormais cultes : Allen Ginsberg, Robert Franck, Salvador Dali, Patti Smith, Peter Beard... et nous offre quelques séquences hallucinantes où l'on voit John Lennon jouer au basket avec Miles Davis, Andy Warhol en tenue d'été et bob sur le bord d'une plage, ou Gérard Malanga se fouettant avec le câble d'un micro lors du premier concert du Velvet Underground à la Factory. Jonas Mekas fixe avec lyrisme ces moments d'intimité et les joint à des séquences où reviennent les mêmes thèmes : la nature (très inspirée par Henry Thoreau (1) et Walt Whitman (2)), l'enfance, l'exil (source de nostalgie) et le cinéma. Sa vie et son cinéma ne font qu'un, l'une dépendant de l'autre, l'une nourrissant l'autre. Son regard tord le réel pour mieux "fantasmer, poétiser le monde dans lequel nous devons survivre" (Peter Koubelka, conférence "Qu'est-ce que le cinéma", donnée à Pantin le mercredi 10 avril 2002) et pour retenir, transformer en souvenirs "des fragments de bonheur et de beauté".
En cela Jonas Mekas est aux sources mêmes du cinéma, art du temps. "L'autre cinéma voit l'existence en terme cyclique. Tout se répète : les jours, les battements du cœur, la lumière. Si on est conscient de cela, on peut créer du temps." Son œuvre est une spirale tumultueuse où se télescopent sensations, réminiscences, où se retrouvent des vieux amis. On croise de film en film les mêmes lieux, les même personnes, les saisons se répètent. Il filme le vent, la neige, les nuages... Ces fragments créent un imaginaire, un lieu où le temps semble suspendu et les événements intimes et historiques deviennent intemporels. Ils appartiennent au cinéma, cet espace où tout est possible. Jonas Mekas l'exilé s'est recréé une nation avec le cinéma.
Mais il n'est pas seulement l'auteur d'une œuvre sidérante, il est également l'un des artisans militants qui ont travaillé pour la critique, la diffusion et la conservation des films d'avant-garde. En 1953, il crée la revue Film culture et tient à partir de 1958 la chronique cinéma du Village Voice. Il est également au centre de la création de la Film Makers' Cooperative, première initiative mondiale d'un regroupement de cinéastes pour la distribution indépendante et parallèle de leurs films. Dans les années 1960, Jonas Mekas, Jerome Hill, P. Adams Sitney, Peter Kubelka et Stan Brakhage créent l'Anthology Film Archive, première cinémathèque du cinéma indépendant et d'avant-garde.

(1) Henry Thoreau : écrivain américain (1817-1862). Influencé par les mystiques hindous et les idéalistes allemands, il crée une prose qui fait largement appel à la langue populaire.
(2) Walt Whitman : poète américain (1819-1892). Auteur des Feuilles d'herbes, où, en de longs versets libres, employant les termes les plus directs de la langue populaire, il exalte la sensualité et la liberté.

Vous avez créé un style, un langage à la fois très direct et très poétique, qui vous permet d'exprimer une vision nostalgique et mélancolique de l'existence. La mélancolie est une manière d'habiter le monde et, lorsque je vois vos films, je pense beaucoup à Marcel Proust ou aux Romantiques...
Quoi que je fasse, que j'écrive des poèmes ou que je tourne des films, j'essaye d'être aussi documentaire, aussi factuel et réaliste que possible. Mes choix, lorsque j'écris ou lorsque je filme, sont déterminés par ce que je suis. Je crois être une personne "déplacée". Je n'ai jamais voulu émigrer ou migrer. Je suis à New York parce que j'ai été placé là par les Nations Unies. (Après avoir fui la Lituanie avec son frère Adolfas, Mekas a séjourné dans un camp de travaux forcés en Allemagne. Il est ensuite pris en charge par les Nations Unies qui lui imposent l'émigration aux Etats-Unis). Je suis un exilé du monde ; pas seulement exilé de Lituanie, mais exilé de la terre entière. Donc la mélancolie, le romantisme, si c'est cela que les gens voient dans mes films, peuvent être une très grande part de ce que je suis. Mais je crois essayer juste d'être ici et maintenant. C'est la nature du cinéma et de la caméra : on ne peut filmer que ce qui est ici et maintenant. Mon pays est devenu la poésie, le cinéma, la culture. Je n'ai pas envie de vivre dans un pays ou un autre parce que je pourrais en être expulsé. Maintenant, personne ne peut plus me chasser de mon pays. Je ne suis plus avec Ulysse, je suis avec Abraham. Ulysse avait toujours envie de rentrer chez lui et qu'est-ce qu'il a trouvé ? Alors qu'Abraham allait de l'avant sans savoir vers quoi, il créait de l'avenir sans regarder derrière lui. Je ne m'intéresse pas beaucoup au passé.