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L'Oeil électrique #29 | Voyage / Voyage au bout de la fête

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Par Elodie Ressouches, Fred A, Gianni Ségalotti, Hervé Jézéquel, Karine Baudot, Katell Chantreau.

Regina Baltica

J'avais haï la danse toute ma vie… jusqu'au Regina Baltica.
Nous glissons sous le soleil déclinant, au milieu d'éclats de terre piqués de petites fermes suédoises aux couleurs vives, croisant le Viking Line, le Finnish Spirit, le Norwegian Crown. Je m'imagine des rails sous-marins tirés entre Stockholm et Tallinn tant l'alignement des ferries est parfait.
Dans les supermarchés du Danemark et de Suède, nous avons compté scrupuleusement le moindre centime d'euro. Dans le Duty Free du Regina Baltica, nous nous saisissons de tout ce que nos bras peuvent porter : cartouches de cigarettes, packs de bière, barres chocolatées, flocons de patates, nos préoccupations diététiques s'éteignant dans la perspective d'une ivresse bon marché. Tous les sièges inclinables de ce monstre des océans occupés, nous élisons domicile à la cafétéria et, ouvrant nos premières canettes, défions du regard des Russes installés à une table adjacente. Ils sourient. Leurs mains plongent alors dans des poches plastiques, en extirpant des cylindres portant des inscriptions en cyrillique. Ils les lèvent à notre adresse en hurlant. La fille au tee-shirt United Kingdom et l'autre à la polaire, dont on découvrira qu'elle s'appelle Laura, s'assoient à côté d'eux et agitent un panneau imaginaire qui indique "premier round". Leurs silhouettes, leurs gorges qui déglutissent se découpent sur un hublot au travers duquel je distingue des embryons d'aurore boréale. Le personnel de la cafétéria nous reluque avec dégoût.
Nous rejoignons les toilettes rongées par le sodium et, nus devant les cuvettes, nous aspergeons d'eau pour nous rincer de notre crasse. Le sprint sous la pluie jusqu'au ponton d'embarquement, au travers des usines du complexe pétrochimique marquant la frontière de l'espace Shengen, a été rude. Nous frictionnons nos épidermes avec des serviettes humides imprégnées de gel douche. Face aux lavabos, nous nous lavons les cheveux, nous nous rasons, tandis que les Russes se succèdent aux urinoirs en criant, en signe de reconnaissance.
Désodorisés, changés, nos sacs à dos mis à la consigne, il est temps de gagner la boîte de nuit. La techno des années 80 résonne dans les escaliers en colimaçon et nous sommes happés par un remix house de Madonna. Ce que j'aurais fait en temps normal, m'approvisionner au bar et m'installer dans un fauteuil de velours bordeaux, me semble soudain inapproprié. Je rejoins la piste et m'agite au milieu de cette foule perdue. Au cœur de la Baltique, rien n'a plus d'importance. Je me permets toutes les improvisations, les expérimentations, jusqu'aux mouvements saccadés d'un robot-épouvantail. Blonde Piercing Nombril 30 se penche sur moi, courbant son dos, frottant ses épaules contre mon ventre. Je regarde la peau tendue de son cou en jouant le toréador. Un cercle se forme et Petite Débardeur Rouge, Vieux Biker, McGregor, Bikini Gothique et les autres tapent des mains pour donner la mesure sur Shakira. Grec Suintant se colle à Fanny et Laura provoque Aurélien en gonflant ses petits seins. Les Russes ont disparu, peut-être ont-ils rejoint une cabine avec la fille au tee-shirt United Kingdom.
Je me réveille sur un canapé du pont central, en caleçon dans mon sac de couchage tandis que les retraités pomponnés et les routards consciencieux font déjà la queue devant les escaliers. Accroupi sur le rebord du hublot, Aurélien me dit qu'il a embrassé Laura sur l'amphithéâtre du pont supérieur et qu'après mon départ, le mari de Blonde Piercing Nombril 30 est venu la chercher avec pertes et fracas. Tallinn approche dans la brume froide, sous une pluie grise. Je m'habille sous mon sac de couchage et vais prendre un dernier café au self-service. Je pense à la tente que nous allons monter dans la boue et aux night-clubs estoniens répertoriés par le guide.



Fête foraine à Bornéo

Si mes petits neveux et nièces marchent si vite dans la nuit malgré la chaleur, c'est parce qu'ils meurent d'impatience à l'idée de se ruer sur les attractions de la fête foraine. A Karangan, petit hameau au bord d'une route qui serpente sans but dans la jungle, les distractions sont rares.
En 1997, des affrontements ont ensanglanté la région. Les migrants madurais ont payé cher leurs différences culturelles. Certains extrémistes dayaks se considèrent en effet comme les seuls propriétaires légitimes de la terre, et ce en dépit des populations malaises, chinoises, bugis, installées ici depuis des siècles. Les Madurais, originaires d'une île très pauvre à l'est de Java, arrivés au milieu du vingtième siècle en quête de sols cultivables, sont sans conteste les plus haïs de tous. Lorsque les événements ont eu lieu, mes petits neveux Ismi, Sukma, Ririn et Heru étaient à l'abri dans l'école du village avec nombre d'autres enfants dayaks et malais. A quelques centaines de mètres, leurs petits camarades madurais étaient massacrés à la machette par des centaines de Dayaks venus des villages de la forêt… Rouges, saignantes, infiniment dures sont les images qui se bousculent dans nos mémoires. Chassons-les ! A Karangan, ce soir, c'est la fête.
Les enfants trébuchent en criant dans les décors de carton pâte de la maison fantôme où des gosses en costume fluo harcèlent gentiment les visiteurs depuis de petites cellules grillagées. Il faut dire que les premières soirées se sont passées au plus mal : certains Dayaks ne comprenant pas le principe de l'attraction répondaient aux audaces des jeunes comédiens par des coups. D'autres, furieux de s'être évanouis de frayeur, revenaient nombreux et armés, ce à quoi les propriétaires devaient faire face avec force diplomatie. Finalement, il a fallu envisager de protéger les monstres d'un public autrement plus menaçant !
Rires, chastes flirts et ivrognerie, les moteurs des mobylettes pétaradent, les groupes électrogènes ronronnent, les petits piaillent, les grands s'exclament, râlent : une authentique fête foraine dans cette petite plaine où ne passent d'ordinaire que fantômes et autres djinns. Intimidée, ma marmaille considère la grande roue mécanique qui emporte lentement les passagers à la folle altitude de six mètres : de vieilles paysannes hurlent de terreur en se cachant le visage.
Sous-prolétariat du monde du cirque, les motards de la "boule de la mort" rallient tous les suffrages, risquant pour quelques rupiah la chute fatale. "Leurs pouvoirs magiques sont tellement extraordinaires !" s'exclament les gens. Le numéro entraîne dans sa ronde des nuées de papillons attirés par l'éblouissante lumière des projecteurs. Dans le vaste tonneau de bois virevolte l'intrépide, sans casque, à toute allure. Au fond du cylindre, son collègue, indifférent, bricole sans même relever la tête. La veille, des hommes du coin ont sciemment provoqué la chute d'un des cascadeurs en urinant sur les planches lisses de la piste. Les génocidaires au chômage technique tiennent à faire savoir qu'ils défendront impitoyablement l'intégrité territoriale d'un pays qui n'existe que dans leurs rêves les plus fous. Musulmans en pays animiste christianisé, la menace plane sur notre petit groupe, mais fort heureusement, les petits ne remarquent rien.
Autre que ces quelques manèges surannés, il est un phénomène très surprenant lui aussi, auquel on jette nombre de regards en coin, et à propos duquel on se demande : "Mais quel est ce drôle de grand animal au nez pointu et à la peau blanche ? Un pasteur ? Un missionnaire américain ? Hé, t'as déjà vu des curés tatoués toi ?" Ce soir-là, hormis pour mes proches, j'étais un peu, comme si souvent en Indonésie, spectateur et spectacle à la fois…



Tabriz : Salon à part

Ce soir, nous sommes de noces. ?a s'est décidé très vite, quelqu'un qui connaît quelqu'un et nous voilà embarqués en taxi collectif vers les faubourgs cossus de Tabriz. C'est Nasser qui mène la danse. Il parle cinq ou six langues étrangères : anglais, espagnol, français, allemand - Allemand, c'est aussi la nationalité qu'il se donne, le sourire en coin. Les yeux bleus, cheveux clairs, il se fait appeler Peter. Son travail consiste à dissoudre les frontières entre les voyageurs et sa ville. Grâce à lui, j'ai rencontré plusieurs visages de la société iranienne : tantôt des femmes dans les vestiaires du sauna, tantôt des hommes dans les maisons de thé. En classe d'anglais, ce sont Katayoun et d'autres filles de mon âge que j'ai connues, presque des sœurs.
Sur la route qui nous mène à la fête, le trafic est très dense. Les phares jaunes, rouges, verts et bleus des voitures illuminent la chaussée comme une vitrine de Noël. A la radio, un chanteur s'époumone. La discussion va bon train. Des grigris se balancent au rétroviseur. Dans l'espace restreint du taxi, nous avons entassé nos sept carcasses avec ordre et méthode. La loi islamique est rigoureuse et s'observe parfois jusque dans les transports en commun. Dans les bus de Tabriz, les Iraniennes occupent l'arrière et les Iraniens l'avant. Par réflexe, Katayoun et son amie se sont isolées à l'avant. A l'arrière, Olivier et Louis encadrent Nasser tandis que Susanna et moi assiégeons les portières.
Après la frénésie du centre ville, le calme de la rue signale l'opulence du quartier. Le taxi s'arrête devant une demeure bourgeoise aussi placide que ses voisines. En sortant de la voiture, je réajuste mon foulard sans même y penser. Sombre et silencieuse, la nuit s'anime un peu lorsque la porte d'entrée libère un rectangle de lumière et la rumeur des conversations. L'homme élégant qui paraît sur le perron prononce les formules rituelles de bienvenue. Nasser, Katayoun et Roya répondent du même ton chantant. Faute de mieux, nous sourions de toutes nos dents et saluons avec empressement chacun des convives venus aux nouvelles.
Dans le vestibule étroit, on ne voit encore rien de la soirée. Nasser nous prévient que le salon d'en haut accueille les messieurs tandis que celui d'en bas reçoit les dames. Exception d'un jour, le marié est autorisé à franchir, pour quelques minutes, la frontière des sexes. Je descends avec Susanna dans le salon dames. Les jeunes époux sont vêtus à l'occidentale. Lui porte un costume aussi sombre que son regard, elle semble figée sous le maquillage et la robe haute couture. Clic, respirez, c'est dans la boîte. Quelques applaudissements éclatent, le couple reprend vie. L'étage supérieur fait rappeler son exilé volontaire : l'imam s'apprête à dire la prière. Dans le salon redevenu gynécée, les voiles s'affalent. La pièce est décorée avec faste. Des sièges, fauteuils et sofas font la ronde le long des murs. Trente ou quarante parentes de tous les âges sont assises et discutent. Les jeunes filles circulent avec des théières et des corbeilles de douceurs : fruits, noix, sablés à la pistache, pâtisseries au miel. Nous avons été installées près de la mariée. Elle parle un peu anglais et nous interroge avec chaleur. Sur la platine high tech, une adolescente met le tube du moment. Quelques invitées s'avancent et dansent les bras levés.
Il est temps pour nous de partir. On remet les voiles. Dehors, nous rejoignons les garçons qui discutent en compagnie de quelques hommes. Dans un éclat de rire, deux jeunes femmes sortent sur le perron et nous lancent des bye bye, tête et bras nus. Personne n'y trouve à redire. Ras-le-bol de faire salon à part.



Jour Gras

La nuit va tomber sur la baie de Douarnenez. Après deux heures et demie de route depuis Rennes, nous avons garé la voiture sur le parking, face à notre ancien lycée. Puis, direction le port de pêche, en empruntant la rue Obscure. Sur le quai, quelques stands de sandwichs illuminés. Derrière les comptoirs des bars, on est sur le qui-vive, ultime vérification, l'alcool va couler à flots... Nous sommes déjà déguisées : Nath en Marquise de Pompadour et moi en Peter Pan. Dans mon sac vert en peau de crocodile, je conserve un mélange de whisky coca : la soirée s'annonce longue et il faudra se réchauffer.
Soudain, une clameur venue des hauteurs de la ville retentit. Les voilà, ils arrivent de toute la Bretagne et parfois de plus loin : des centaines de joyeux drilles loufoques et colorés se répandent dans les rues, sous une pluie de confettis. Ce mardi, c'est la folle nuit des Gras et la fête va battre son plein jusqu'au petit matin. Nous déambulons dans les rues en nous mélangeant à la foule animée. ? l'entrée d'un bar, un Marsupilami boit une bière avec un travesti ; sur les quais, des diablotins se moquent d'une fraise géante qui chante un air de la Compagnie Créole et, devant une crêperie, une dame énorme traîne par l'oreille un cochon portant des habits de bébé. Les plus méticuleux des Douarnenistes sont heureux d'exhiber des déguisements confectionnés dans le plus grand secret pendant l'année. La tradition des Gras atténue, pour quelques jours, un quotidien économique parfois pénible.
Bientôt, je perds Nath et me retrouve face à face avec son altesse royale la Reine d'Angleterre. Elle m'offre religieusement une gorgée d'un breuvage jaunâtre. Du Ricard ! Il va falloir que j'évite les mélanges si je veux tenir toute la nuit. A peine ai-je le temps de vider mon verre que ma reine disparaît avec un spermatozoïde sur pieds. Je me console en trinquant avec un berger portant un panier "rempli de trésors", affirme-t-il. Il me guide avec entrain vers la salle des fêtes où se tient le bal et m'entraîne dans une valse effrénée. La terre tremble sous mes pieds. J'ai besoin de prendre l'air. En titubant, je lorgne du côté de la rue Obscure et en appuyant les bras contre la pierre, la tête penchée en avant, je retrouve de vieilles habitudes. Je vomis longtemps, ce qui ne m'empêche pas de prendre le verre que me tend mon berger. Si j'étais un peu moins saoule, je me dirais qu'il a une idée derrière la tête. Pour l'heure, je le trouve charmant et nous redescendons sur le port. L'ultime événement dont je me souvienne est le sauvetage d'un clown tombé à l'eau, repêché par les pompiers sous un concert d'applaudissements improvisé par les camarades de l'infortuné. Ensuite, ma mémoire se trouble : j'ai embrassé mon berger ou alors un capitaine crochet, heureux de se venger de Peter Pan. Je crois aussi qu'une sirène a failli devenir ma meilleure amie tant je l'ai trouvée exquise et bienveillante. Et j'ai dansé, dansé à ne plus pouvoir m'arrêter, emportée dans le tourbillon du carnaval.
Quand je recouvre mes esprits, il est environ 6 heures du matin. Le froid hivernal me ramène à des préoccupations plus terre-à-terre. Il faut penser à rentrer. Où est passée mon amie Nathalie ? Hasard : elle choisit ce moment pour réapparaître. Plus sorcière que marquise désormais, elle tient encore une canette de bière à la main. Son état ne vaut guère mieux que le mien. Dès qu'elle m'aperçoit, elle se jette dans mes bras en bredouillant une phrase qui ressemble à "c'était super, j'ai plein de choses à te raconter". Oui, moi aussi mon amie, j'en aurai à te dire, demain, un autre jour, quand nous reparlerons de cette nuit-là, des étoiles plein les yeux. Mais pour l'heure, j'éclate de rire : "Nath, regarde !" Un éboueur monté sur son camion a encore des bas résille noirs et les ongles peints en rouge. Il s'éloigne, non sans nous avoir lancé un clin d'œil malicieux.



Parades orangistes à Belfast

Belfast, juillet 2001. Les marches orangistes se sont achevées une quinzaine de jours plus tôt. Pourtant, de manière sporadique, les fondamentalistes protestants continuent à célébrer la défaite des armées irlandaises face à Guillaume d'Orange sept siècles plus tôt.
Je cherche mon chemin vers Falls Roads, un quartier catholique ouvrier entièrement acquis à l'IRA, majoritairement peuplé de chômeurs et de familles nombreuses. Je quitte le centre ville, cherchant l'ombre des façades pour m'abriter de la brusque irruption du soleil. Avec ses avenues larges comme des portions d'autoroute, la ville garde ses allures martiales de camp militaire. On s'y sent en situation de visibilité, sans le moindre recoin pour se cacher. Le centre de Belfast évoque n'importe quelle ville anglaise : aplani, étendu. Les façades d'immeubles, plates et monumentales comme des décors de cinéma, semblent prêtes à s'effondrer à la moindre rafale. Seul relief dans mon champ de vision, la silhouette mégalo de l'hôtel Hilton qui écrase les contours démodés du vieil hôtel Europa. Depuis sept ans, depuis le cessez-le-feu de l'IRA et des milices protestantes, les investisseurs étrangers accourent. A l'est de la ville, les rives du fleuve et ses docks en ruines ne sont plus qu'un vaste chantier d'immeubles résidentiels livré aux promoteurs.
Je chemine vers l'ouest, progressant vers la rocade et l'artère protestante de Donegall Pass. Au sud de Victoria Street, je m'étonne de voir le boulevard bloqué par la police, ainsi que des attroupements sur les trottoirs. La rumeur d'une musique martiale m'avertit aussitôt. Des sons aigüs de fifres, des crépitements secs de tambourins. Parade.
Une démonstration de la suprématie britannique sur la communauté irlandaise. Pour passer, les véhicules attendent l'intervalle entre deux vagues loyalistes. Venues des quatre coins de l'Ulster, des délégations protestantes se pavanent comme à l'approche d'une bataille, arborant chacune des emblèmes et des uniformes différents. A l'avant des bataillons folkloriques, des enfants en uniformes effectuent des galipettes et jouent aux majorettes avec un gourdin. Grenadiers, Défenseurs de la Couronne, Ulster Protestant Boys. En dernier, les Défenseurs de la Main Rouge : leur uniforme vert sombre et leur casquette à visière noire et plate évoquent brutalement les Nazis. Rouge, hystérique, un jeune tambour-major virevolte dans le défilé, cognant sur sa caisse comme un hooligan. A chaque coup, je m'attends à ce qu'il crève la peau de son instrument.
Des troupes composées d'adolescents glabres et de jeunes adultes. Aucune femme. Je contemple la scène, une boule dans le ventre. La marche cérémonielle revêt un aspect médiéval, belliciste, infiniment inquiétant. La rue est encombrée de badauds et de jeunes Brits surexcités, des monticules de canettes de bière s'entassent à leurs pieds. Pour l'occasion, on a suspendu au-dessus de Donegall Pass de larges bannières bleu blanc rouge. Cent mètres plus loin, je vois nettement la RUC, la police britannique d'Irlande du Nord, canaliser le mouvement pour lui empêcher l'accès vers les quartiers catholiques. Un peu comme si le FN défilait dans les rues de Marseille pour célébrer la victoire de Charles Martel sur les Musulmans.
Le ciel se couvre, le flot des parades semble ne pas vouloir se tarir. Avec un sentiment de nausée, je me détourne et m'éloigne. Derrière moi, un groupe de punks traverse l'avenue et se fait rageusement interpeller par des hooligans avinés. Mélange de huées et d'applaudissements. Ils ne répondent pas ? trop risqué ? et passent leur chemin.
Dix jours plus tôt, ce même carrefour avait été le théâtre d'un incident. "La Bataille de Shaftesbury Square", titrait avec ironie un quotidien local. Lors du défilé du Glorieux Douze Juillet, un spectateur protestant avait été blessé, lacéré de plusieurs coups d'épée : il avait pris à partie un orangiste qui avait répliqué avec son arme de cérémonie.



Carnaval de Oruro

Je suis à Oruro depuis hier et attends le carnaval de pied ferme, même si déjà je trépigne à l'idée de la danse. Le carnaval en Bolivie ? Un mois qu'on le voit venir avec les dizaines de bombes à eau qui nous assaillent de toute part. Mais ces derniers jours, les dizaines sont devenues des centaines et les adultes ne peuvent plus protester. La moindre réaction provoque un redoublement des bombardements. Je deviens parano, me mettant à courir à la vue d'enfants alors que le danger demeure mineur. Heureusement, le soleil répare les méfaits de ces garnements en séchant les vêtements des victimes. A l'occasion, on peut aussi se défendre en se procurant les précieuses munitions, en vente à tous les coins de rue.
Le Carnaval de Oruro, avec celui de Rio et la Candelaria, fait partie des plus grandes fêtes d'Amérique du Sud. Pendant trois jours, la ville fait le plein et les prix des hôtels grimpent de façon exponentielle. Les trois premières prospections à la sortie de la gare routière me font rapidement tirer un trait sur ce mode d'hébergement. Je demande alors dans les boutiques s'ils connaissent des gens qui pourraient me loger. Dans l'une d'elle, une fille est prête à me louer sa chambre pour un prix abordable. Affaire conclue. Le soir même, on m'annonce que je déménage chez une tante où je serai plus à mon aise.
C'est le grand jour. Les gradins, escaliers métalliques sans fin qui courent le long des six kilomètres du parcours, sont pleins à craquer. Je me suis installée dans une tribune de jeunes et ça canarde tous azimuts. Heureusement, j'ai apporté mes provisions. Les gradins d'en face nous bombardent et nous nous faisons un honneur de leur rendre la pareille. K-way de rigueur même sous le soleil. Quarante ensembles de musiciens et de danseurs (conjuntos) défilent devant nous. Morenada, caporales, rey moreno… essentiellement des danses métisses, certaines empruntant à la tradition des Noirs des Yungas. Sans oublier la fameuse diablada.
Oruro est une région minière riche, et les mineurs y rendent un culte au Tio. A ce diable qui les protège, ils offrent de la nourriture, des cigarettes et de la coca. Pour lui, ils ont inventé la diablada. La bienséance chrétienne ne permettant pas que l'on honore trop évidemment le diable, la danse s'est peu à peu transformée en une lutte entre ce dernier et l'ange du bien, assistés dans leur combat par des animaux, des diablesses en minijupes, des diables masqués… Pas de vainqueur : on ne peut tout de même pas éliminer le Tio comme ça ! Dans la journée, les gens restent spectateurs, plus ou moins sages selon les gradins. Mais à la tombée de la nuit, les jambes les démangent et ils vont danser à la suite des conjuntos. Je ne me fais pas prier et me retrouve à exécuter une version déjantée du sicuri avec une bande de touristes chiliens déchaînés. Les danseurs délaissent leurs costumes et leurs masques trop pesants et tout le monde entame l'ascension du Socavon pour atteindre l'entrée de la mine, où a été érigée une chapelle pour honorer la Vierge, également protectrice des mineurs. C'est aussi pour elle que les danseurs se sont déhanchés toute la journée, continuent ce soir et recommenceront demain, aussi cher que cela leur coûte financièrement et physiquement. Certains adressent des vœux à la Vierge et pensent qu'ils ne seront exaucés que s'ils dansent pour elle jusqu'au bout de leurs forces. Plusieurs conjuntos se disputent la place du Socavon. C'est à qui, par son endurance, par la puissance et la qualité de sa musique, se ralliera le plus grand nombre de danseurs. Les musiciens sortent de cette épreuve vidés de toute énergie et pleins d'alcool. Pour ma part, c'est une morenada en boucle qui me mènera jusqu'à l'aube. Je danse avec des étudiants de La Paz rencontrés en chemin. L'ambiance est envoûtante, même si le spectacle de l'alcoolisme excessif vient un peu gâcher la fête. "Pays de merde, continent de merde", déclare l'un des étudiants avant de s'enfiler une dizaine de canettes qui le rendront malade d'ici peu. Ainsi est la fête andine, pleine d'allégresse et de désespoir. La frontière entre les deux est parfois ténue, et l'alcool tombe les masques.