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L'Oeil électrique #29 | Société / Kurdistan turc - février 2003

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La guerre en Irak a ramené le "problème kurde" sur le devant de la scène. Cette population (30 millions, dont 12 millions en Turquie (1)), se considère comme le plus grand peuple sans Etat, bien que des revendications nationalistes existent depuis plus de 50 ans. La Turquie a eu et continue à avoir une politique répressive extrêmement dure à son égard (2). En effet, depuis la proclamation de la République turque en 1923 par Mustapha Kemal sur le principe de l'indivisibilité de la nation, les Turcs ont tout simplement considéré que les Kurdes n'existaient pas, et ce jusqu'en juillet 2002, date à laquelle le Parlement a reconnu leur spécificité. Depuis, ceux-ci se sont vu accorder un certain nombre de droits. Pourtant certaines ONG (CETIM ou Human Rights Watch) estiment que ces mesures ne restent que très théoriques. En me rendant à la rencontre des habitants du Kurdistan turc en février 2003, j'ai été frappé par le caractère revendicatif de leurs propos.
L'origine de ce peuple remonte à plus de 3000 ans. Il a ses spécificités, tant linguistiques que géographiques. Par exemple sa langue (indo-européenne), ne ressemble en rien au turc ou à l'arabe (langues respectivement ouralo-altaïque et sémitique). La zone géographique que couvre le Kurdistan est un enjeu géopolitique et économique. La population, répartie sur quatre pays, a été au centre de stratégies géopolitiques régionales, les différents Etats tirant profit des tensions inter-kurdes pour se déstabiliser les uns les autres. Le Kurdistan recouvre tout à la fois des gisements de pétrole (celui de Mossoul au nord de l'Irak, le cinquième mondial, est la principale richesse du Kurdistan irakien) et les sources de deux grands fleuves, le Tigre et l'Euphrate (en territoire turc), qui alimentent et irriguent l'Irak, la Syrie et l'est de la Turquie, rendant le contrôle de l'eau aussi stratégique que celui du pétrole. On comprend donc mieux, au delà des aspects nationalistes turcs, pourquoi la création d'un Etat indépendant est si problématique. Cela explique aussi en partie les guerres fratricides que se sont livrées les trois grands partis politiques kurdes : le PKK-KADEK (Parti des Travailleurs du Kurdistan - Congrès pour la Liberté et la Démocratie au Kurdistan), le PDK (Parti Démocratique du Kurdistan) et l'UPK (Union Patriotique du Kurdistan).
Le PKK-KADEK, créé en 1978, le plus connu, est le plus cité par les Kurdes rencontrés, car le plus emblématique. Considéré comme une organisation terroriste par l'Union Européenne, il s'est opposé aux forces armées turques pendant plus de 20 ans, faisant 30.000 morts depuis 1984. Mais depuis la capture de son leader charismatique Abdullah ?calan en 1999, le PKK a stoppé la lutte armée et changé radicalement ses positions. D'un Kurdistan libre et autonome, ses revendications sont passées à plus de démocratie en Turquie. Le PDK, fondé en 1946 par Mollah Mustafa Barzani, a défendu l'idée de l'autonomie, alternant stratégies de négociations et lutte armée avec les gouvernements irakiens. Il s'est également violemment affronté à l'UPK, créée en 1975 par Jalal Talabani. Mais depuis 1992, ces deux partis sont à la tête du gouvernement du Kurdistan irakien. Dès septembre 2002, ils ont bien compris l'intérêt qu'ils avaient à s'entendre à nouveau pour préparer l'après Saddam Hussein.
La représentation politique kurde ne se réduit pas à ces seuls mouvements. Actuellement les deux principales formations pro-kurdes en Turquie sont le HADEP (Parti de la Démocratie du Peuple) et le DEHAP (Parti Démocratique du Peuple). Leur engagement a été tout entier tourné vers le rétablissement de la paix dans le sud-est et la reconnaissance du problème kurde. Pourtant, le 13 mars 2003, la justice turque a pris des mesures d'interdiction à leur encontre, les accusant d'entretenir des liens avec le PKK. Et ces dernières années, une dizaine de partis politiques ont été dissous en raison de leurs dispositions pro-kurdes. Les assassinats politiques se comptent par dizaines. Quelques cas retentissants impliquèrent les forces de sécurité de l'Etat et des policiers. Alors que la Turquie semble enfin se résoudre à améliorer le respect des Droits de l'Homme, en allant jusqu'à changer sa constitution (août 2002), des comités d'observateurs de l'IDH (3) ont fait état d'actes d'intimidation lors des dernières élections législatives de novembre 2002. A cette occasion, aucun parti pro-kurdes n'a réussi à remporter de siège au Parlement, bien que le DEHAP ait rassemblé 56% des voix à Diyarbakir et soit arrivé en tête dans douze autres provinces du Sud-Est. En effet, le seuil des 10% au niveau national n'a pas été franchi…
Ainsi, tout Kurde qui ose revendiquer publiquement sa spécificité est automatiquement assimilé à un terroriste et peut connaître de sérieux problèmes. En Turquie, selon des ONG internationales, on pratique encore la torture, les arrestations arbitraires, la répression dans les prisons,… et l'armée se livre à un véritable "terrorisme d'Etat". Les Kurdes sont les premières victimes de ces atteintes aux Droits de l'Homme (4). Sur les 6000 prisonniers politiques que compte la population carcérale, 5000 appartiennent au KADEK. De plus, le gouvernement turc a mis en place de nouvelles prisons, dites de type F, où les prisonniers sont rassemblés dans des cellules de une à trois places avec des conditions de vie très difficiles. En décembre 2000, date des premiers transferts, de violentes émeutes très durement réprimées, ont fait des dizaines de morts. Depuis, près d'une soixantaine de prisonniers sont décédés suite à une grève de la faim.
Leyla Zana est un cas emblématique de cette lutte. Rien ne destinait cette femme, illettrée, mariée à 15 ans, à devenir le symbole de résistance de tout un peuple. Après l'arrestation de son mari, Mehdi Zana, maire de Diyarbakir, et de plus de 500 militants kurdes, suite au coup d'Etat de 1980, elle passe le bac, devient journaliste, puis députée en 1991 (la seule députée kurde !). Le jour de son serment au parlement, elle porte un bandeau aux couleurs du drapeau kurde et prononce une phrase en kurde au nom de la fraternité entre les deux peuples. Très vif émoi dans la classe politique turque. Elle est arrêtée et jugée en 1994, avec trois autres députés. Accusée de relations avec le PKK, elle est condamnée à 15 ans de prison, après un procès jugé inéquitable par tous les observateurs internationaux. Toujours emprisonnée, elle a reçu le prix Sakharov des Droits de l'Homme en novembre 1995.
La principale crainte actuelle des Turcs est de voir se constituer un Etat kurde indépendant reconnu par la communauté internationale. Crainte renforcée par l'engagement des Peshmergas (combattants kurdes: "ceux qui vont au-devant de la mort") de l'UPK et du PDK auprès des Américains au nord de l'Irak. La tentation est donc grande pour l'armée turque d'investir cette région, avec en ligne de mire le contrôle des villes de Kirkouk et de Mossoul. Mais bien que plusieurs dizaines de milliers d'hommes soient amassés à la frontière, et plusieurs milliers d'autres déjà présents dans une zone tampon de 15 km de large (5), les Américains ont très fermement indiqué leur refus de toute avancée au-delà de cette zone. Mais la présence d'observateurs turcs dans les zones autonomes irakiennes a été autorisée depuis le mois d'avril 2003...
La situation dans cette partie du Moyen-Orient, déjà instable, peut dégénérer. Les premières victimes seraient encore une fois les populations civiles kurdes, dont les conditions de vie au sud-est de la Turquie sont déjà difficiles. Taux de chômage le plus fort du pays, taux d'alphabétisation le plus faible… Selon H. Bozarslan (6), le PNB par habitant dans cette région est tombé à 304 euros, soit l'équivalent d'un pays comme la Somalie. Le revenu par famille de la région est de 43% inférieur à celui d'une famille de l'Ouest. D'après l'IDH, dans les années 90, les autorités turques ont fait détruire 3700 villages kurdes et forcé 3,5 millions de personnes à l'exil, la plupart venant grossir les quartiers pauvres des périphéries d'Istanbul et d'Ankara. Cette politique a eu et continue à avoir, des répercussions catastrophiques sur les populations et sur l'économie de la région. La crise irakienne ne va pas arranger cette situation, résultat, entre autres, des 24 dernières années passées sous l'état d'urgence ou la loi martiale (7). Les Kurdes de Turquie que j'ai pu rencontrer, tout en étant contre Saddam Hussein, m'ont confirmé qu'ils ne voulaient pas de cette guerre (8).
A l'heure actuelle, le "problème kurde" reste entier. Le nouveau gouvernement turc et ceux à venir, dans la perspective d'une intégration à l'Union Européenne devront faire des efforts considérables pour mettre fin aux violations répétées des Droits de l'Homme. Certes la Turquie a fait un grand pas le 3 août 2002 en amendant sa constitution, supprimant ainsi la peine de mort et reconnaissant des droits linguistiques et culturels aux Kurdes. Mais cela reste une révolution de papier, comme nous le montrent malheureusement l'interdiction récente du HADEP et du DEHAP et les dernières répressions à Diyarbakir en janvier 2003, où des cas d'arrestations arbitraires et de disparitions ont à nouveau été signalés. Espérons que l'intransigeance de l'UE tienne jusqu'au bout, et que le peuple, en l'occurrence les Kurdes, ne soit pas une fois encore la principale victime de la realpolitik.

(1) Le reste se répartissant principalement entre la Syrie, l'Irak et l'Iran. En Turquie, les Kurdes habitent principalement dans 6 provinces du Sud-Est : Diyarbakir, Van, Hakkari, Siirt, Sirnak et Tunceli. Une enclave autonome est présente au nord de l'Irak depuis la fin de la première guerre du Golfe en 1991, sous protection américaine, mais elle ne représente qu'une petite partie du Kurdistan.
(2) En 1987 le PDK et l'UPK se sont alliés au sein du Front du Kurdistan d'Irak pour destituer Saddam Hussein, et c'est en guise de représailles qu'en 1988, ce dernier a utilisé des armes chimiques pour tuer plus de 5000 personnes à Halabja (au nord de l'Irak, en zone kurde).
3- IDH : Association turque de défense des Droits de l'Homme, créée en 1990 à Ankara, et membre de la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l'Homme).
4- Pour plus de détails, consulter le rapport 2003 sur la Turquie réalisé par l'ONG Human Rights Watch sur : http://www.hrw.org/wr2k3/europe13.html
5- Le 22 octobre 1997, le quotidien turc Hurriyet révélait que 8 000 soldats turcs resteraient à l'intérieur de l'Irak dans une zone tampon d'une profondeur de 15 kilomètres, le long des 330 kilomètres de la frontière turco-irakienne.
6- La Question kurde, Presses de Sciences Po, la Collection Académique, 1997.
7- Depuis 1923, le Kurdistan turc aura été placé pendant 58 ans sous des régimes d'exception, d'état de siège, de loi martiale ou d'état d'urgence. Mais depuis 2002, le Parlement turc lève progressivement l'état d'urgence dans les provinces kurdes afin de satisfaire aux mesures politiques réclamées à moyen terme à la Turquie par l'Union Européenne.
8- Comme le reste des Turcs d'ailleurs : un sondage réalisé à la fin du mois de février 2003 montrait que plus de 90% de la population était opposée à une guerre contre l'Irak.

Franck Boutonnet est membre du Collectif de photographes item http://www.collectifitem.com