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L'Oeil électrique #29 | Musique / Laurent Bardainne et Le Crépuscule

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Par Patrice Normand.
Photos : Patrice Normand.

Le groupe, c'est Le Crépuscule et le premier album, c'est Le Crépuscule des Dinosaures. Une œuvre auto-produite et soigneusement arrangée qui s'écoute en intégralité ou pas du tout. Cet album s'avère être un véritable travail sur le son et l'émotion primaire : il bouleverse, il hante, il dérange même parfois. Il est semé d'embûches ; il nous inflige un énorme punk/free jazz entre deux morceaux de trip hop aux climats orageux ; il nous endort d'une ballade de saxophone et nous fait sursauter d'un violent riff de guitare. L'espace d'une mélodie, l'ambiance est tendue, oppressante et puis à la suivante s'autorise le calme et la douceur.
Le Crépuscule vit de ses cinq mammifères : Philippe Gleizes (batterie), Arnaud Roulin (claviers), Nicolas Villebrun (guitares), Jessica Constable (voix, qu'il est d'ailleurs difficile de ne pas comparer à celle de Beth Gibbons) et puis Laurent Bardainne (composition et saxophone), celui qui a accepté de répondre à mes questions.
Quand je rencontre Laurent Bardainne, il est accompagné du manager du groupe, Matthieu Hervé, qui est la copie conforme de John Zorn - c'est ce que j'appelle avoir la folie des grandeurs… Bref, Laurent Bardainne, qui ne ressemble qu'à lui même, a découvert le saxophone à 14 ans. Aujourd'hui, il en a vingt-huit et entre-temps, il a passé trois ans au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où il a été remarqué par Pascal Anquetil (1) qui ne mâche pas ses mots à son égard : "Ce saxophoniste au vibrato enfiévré a ce que beaucoup de jeunes musiciens n'ont pas, même ceux qui sortent comme lui du CNSMP, à savoir la fureur du cœur, le feu du jeu, cette flamme intérieure qui change de fond en comble toute la couleur de la musique…" Rien que ça. Place donc au prodige pour cet entretien, où il nous parle de sa musique, du jazz et un peu de sa grand-mère.

J'ai découvert le jazz assez tardivement, et surtout John Coltrane à 17 ans et puis j'ai été traumatisé, comme beaucoup. Ca m'a donc amené dans les sphères du free jazz, à découvrir Albert Ayler, qui est un ovni mort en 1970 et qui a réinventé le free jazz en même temps que Coltrane…

Mais c'est bien Ornette Coleman qui est à l'origine du free jazz ?
Oui, bien sûr. Mais le terme "free jazz", ça a été une espèce de terme comme rock'n'roll ou n'importe, un terme de marketing. Il y a toujours des productions derrière qui veulent des étiquettes. Mais en fait, tout ce mouvement est parti en même temps que la révolution Black Power : il s'agissait de se libérer par la musique, de retrouver les racines de l'Afrique, et en fait ça a donné une musique pleine de cris, de déchirements, où ils ont laissé tomber la forme précise de l'improvisation avec des tempos, etc. Donc c'est devenu une espèce de magma de matières sonores, basé sur la liberté. Il y a eu Ornette Coleman, mais aussi Cecil Taylor au piano. Et donc moi, j'ai découvert ça, j'ai été fasciné par le son d'Albert Ayler et Coltrane, et j'ai poussé de plus en plus là-dedans. J'ai intégré un groupe de punk japonais, du "punk manga" en fait, qui s'appelait Mami Chan, avec lequel on a beaucoup tourné en France pendant trois ans. Un mélange de punk et de musique naïve pour enfants. Après j'ai arrêté, j'ai continué à jouer dans les clubs de jazz et les cafés, en trio de jazz classique.
Et puis j'ai monté un duo avec Philippe Gleizes, un duo de free jazz, sous le nom de Bardainne/Gleizes. Et là-dessus, on a travaillé comme des fous pour essayer de se créer un folklore personnel. Parce qu'en tant qu'instrumentiste, dans l'improvisation, c'est très compliqué de se trouver son propre univers. On s'est donc enfermé dans son gymnase. On est loin d'avoir exploré la chose mais, à deux comme ça, on travaille sur une espèce de cri personnel. Après avoir enregistré un disque l'été 2001 à Marseille pour le duo, on a décidé d'écrire un répertoire pour un groupe électrique…

Le Crépuscule naissait…
Voilà. Et de là, on est parti du même concept, à savoir trouver un son personnel. C'est pour ça qu'on défend encore le fait que notre groupe n'a pas d'étiquette précise, notre musique est là, elle existe et puis c'est tout.

Alors sans mettre d'étiquette, comment peux-tu décrire Le Crépuscule ?
On s'est nourri de pas mal d'influences, il y a une nette influence trip hop, avec Portishead notamment, il y a du rock, avec Sonic Youth dont je suis fan absolu, mais il n'y a pas que des sources musicales. J'ai quand même écrit dans une charte visuelle, comme si c'était une musique de film ou une histoire, avec un scénario, avec un premier morceau qui présente les bases d'une création, le deuxième morceau avec des esprits qui s'envolent… C'est vraiment une musique à images, c'est d'ailleurs ce qu'on souhaite faire, dans l'absolu, avec des projections. Et puis j'ai eu beaucoup d'influences de musiques de films ; ça va de Morricone à Angelo Badalamenti (le compositeur de David Lynch) et puis tous les classiques qu'a su utiliser Kubrick.

En tant que compositeur, pourquoi as-tu choisi de raconter la genèse d'une histoire ?
Je ne sais pas bien. En fait je suis fasciné par le mystère de la Création, par le Big Bang, par l'origine du monde. Tout petit je m'intéressais aux étoiles, aux météorites et ça me suit, et puis l'idée d'un "opéra cosmique" me paraissait intéressante.

Comment travailles-tu la composition ?
Alors ça, l'écriture, c'est compliqué puisqu'il n'y a aucune règle, c'est-à-dire que je passe une semaine à travailler une idée, ça peut être le souvenir d'un son, une ligne d'accord, une mélodie… et je cherche et je trouve pas. Je travaille beaucoup sur ordinateur pour maquetter et puis ça ne vient pas. Donc ça ne va pas du tout, je suis six pieds sous terre, c'est le cauchemar absolu. Et puis les idées me viennent en discutant, en marchant dans la rue, en achetant le pain. Il y a en fait toute cette genèse qui m'est maladive, ça m'obsède la nuit et puis d'un coup ça vient. J'apporte donc cette trame et les musiciens s'approprient le morceau et font leurs propres sons. ?a dure environ cinq à six mois pour écrire un morceau, c'est une période d'engueulades avec tout le monde, de doutes, de changements, de coups de fil nocturnes. Mais le processus d'écriture se fait dans la souffrance de toute façon, et puis il y a le trac de le présenter aux musiciens. Malgré tout, c'est très passionnant, c'est ce vers quoi, avec l'improvisation, je me dirige le plus.

Avant, Le Crépuscule existait sans la voix de Jessica Constable, pourquoi l'avoir rajoutée il y a un an ?
Pour moi c'était un rêve. De toute façon, la voix est pour moi le premier moteur de communication en musique et on attendait de trouver la bonne personne, mais il a toujours été question d'intégrer une voix.

Elle n'a pas vraiment de paroles, elle travaille plus le bruitisme avec sa voix…
Si, elle écrit des paroles maintenant. Au tout début, elle improvisait sur les mélodies mais elle a toujours des paroles, elle chante en anglais mais c'est vrai que l'improvisation implique que ce ne seront pas les mêmes textes d'une version à l'autre.

Cela a-t-il été fastidieux pour elle d'additionner sa voix à une musique déjà finalisée et complète ?
Non, ce n'est pas très complexe parce que je jouais déjà les thèmes au saxophone. D'ailleurs, ça me dérangeait d'interpréter en leader, d'être unidirectionnel, c'est-à-dire qu'on gardait quand même une dynamique jazz (saxophone, clavier/basses, guitare, batterie) - ça, ça faisait un quartet de jazz typique et ça ne me convenait pas. Et le fait qu'il y ait une voix rajoutée, mais qu'on ne la projette pas non plus comme LA chanteuse leader, et que ce soit saxo et voix et les instruments au même niveau, c'était beaucoup plus intéressant. Parce que moi, ça me permettait de trouver une autre place en tant que saxophone, je peux maintenant faire des secondes voix, je peux accompagner plus librement derrière.

Et le choix d'enregistrer dans un théâtre…
Eh bien, on cherchait un lieu qui ait une bonne acoustique, ce qui n'est pas facile à trouver. Je suis originaire de Fougères (une petite ville de Bretagne) et petit, j'allais traîner en cachette dans le théâtre, qui était abandonné. Comme ils l'ont refait, c'est devenu une vraie envie, et puis le cadre est mystique, magique, et le lieu correspondait bien à nos propos. On s'y est donc enfermés pendant quatre jours et quatre nuits et on a travaillé tout le temps. La batterie était installée sur la scène, moi j'étais dans le cagibi… C'était un peu un état d'alerte parce qu'on n'avait que quatre jours !

Vous voulez être accessible à un plus grand public alors que vous jouez une musique bigarrée et pas "facile"…
Ouais, enfin ça c'est écrit dans le dossier de presse. Mais c'est quand même un objectif que ma grand-mère puisse écouter le disque ! (rires) Ça veut dire qu'au lieu de tout briser au bout de deux minutes sur un morceau, on essaie de prendre une trame de chanson pour faciliter l'écoute. Même pour moi, j'ai pas envie d'entendre uniquement des déchirements. Je pourrais amener des thèmes très chiadés, très complexes et dissonants, comme on a pu m'apprendre à le faire. Mais j'ai envie d'aller vers quelque chose de simple et dépouillé. Après, ça ne veut pas du tout dire faire des concessions, on n'en fait pas, on ne fait pas les morceaux comme on ne les aime pas. On veut juste créer une émotion et que ce soit le plus simplement efficace possible.

En tant qu'instrumentiste, quand tu pars en improvisation de saxophone, comment ça se passe chez toi ?
Ah… eh bien ça fait mal. Je vais pas dire que c'est le pied, c'est très physique de toute façon de jouer du saxo, il faut une grosse rigueur physique, on se fait mal aux lèvres. Et puis il faut chercher à ce que ce soit le plus efficace possible, à ne pas lâcher l'histoire, à ne pas faire d'erreur. Ce qui se passe, c'est que je suis appliqué.

Tu pars sur des couleurs, des images, des schémas musicaux ?
Oui, je prends une idée et j'essaie de la transformer et de l'exploiter, d'en générer un morceau entier. Donc même si c'est une note ou une figure rythmique, je l'exploite dans tous les sens. C'est donc de la concentration absolue, tout dans l'énergie. Je me concentre le plus possible jusqu'à en oublier que c'est dur, que j'ai l'instrument et tout ça. D'où le besoin de se forcer à être le plus au point sur la technique pour avoir le maximum de liberté et faire comme si je parlais ou je marchais. Mais de là à parler de rentrer en transe, je ne suis pas convaincu. Parce que la transe, ça sous-entend une inconscience alors que l'état de jeu en improvisation, c'est une telle concentration qu'on n'est pas du tout inconscient, on est très conscient justement.

Et aujourd'hui, le free jazz, ça vit comment ? Est-ce qu'il y a du renouveau ?
Ben, le free jazz, comme je te disais, c'est une étiquette de marketing, mais la musique improvisée est très active. Le niveau grimpe, il y a toute une vague d'américains, Jim Black, Ellery Eskeline… qui renouvellent l'improvisation avec diverses couleurs de musiques, il y a Chris Speed, Marc Ducret, Médéric Collignon… c'est pas du tout enterré.

Et qu'est-ce que tu penses du succès du jazz électronique, représenté par Eric Truffaz ou Julien Lourau, par exemple ?
C'est-à-dire qu'ils utilisent un côté soft du jazz, un peu groovy, qui moi ne me touche pas. Moi j'ai des racines plus rock en fait, eux ils viendraient quelque part de l'école Herbie Hancock, et moi, je ne suis pas très client. Je suis plus pris par le mouvement punk. Mais c'est vrai qu'il y a un réel marché de ce style de jazz.

(1) Pascal Anquetil est, entre autres, responsable du Centre d'Information du jazz et journaliste à Jazzman.

Le disque Le Crépuscule des Dinosaures est en vente sur http://www.crepuscule.com