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L'Oeil électrique #3 | Société / L’abandon en France

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Par Stéphane Corcoral.

Sophie Marinopoulos s’est donné une tâche qui n’a rien de simple. En oeuvrant à la reconnaissance par notre société des mères qui abandonnent un enfant, elle s’attaque à un tabou dont le poids en effraierait plus d’un. Psychologue clinicienne, elle sait que, derrière des actes qui nous semblent a priori aberrants, se cachent des histoires humaines dont la charge dépasse ce qu’on peut imaginer. Elle sait aussi que finalement, les enfants adoptés (et donc abandonnés), devenus adultes, ont la plupart du temps besoin d’avoir une compréhension de leurs origines, afin de pouvoir construire leur propre vie. Et que si on crée une situation de secret autour de ces origines, on ne fait que fabriquer doute, interrogations, honte et manque.

Il est difficile de parler d’abandon. Moi-même, à chaque fois que j’aborde le sujet et que j’essaie d’avoir une approche rationnelle de la question, je ressens immédiatement le reproche ou l’agression dans les répliques.

Vous vous empressez d’ailleurs de dire que vous avez quatre enfants dès que l’occasion se présente…
Oui, parce qu’on m’associe immédiatement à ce dont je parle. Parlant d’abandon, je suis automatiquement une mère abandonnante. Alors pour être crédible, je suis obligée de mettre cette distance là tout de suite.

Quand on pense à l’abandon, on imagine immédiatement une situation dramatique…
Quand j’ai découvert ce monde où je travaille aujourd’hui, que j’ai rencontré pour la première fois des femmes qui avaient un projet d’abandon, j’ai découvert un monde qui était à mille lieues de ce qu’on m’avait laissé supposer jusqu’alors. C’est-à-dire que jusque là, j’entendais toujours parler de filles très seules, complètement délaissées… qui avaient été violées, ou qu’il y avait eu inceste, ou bien de l’alcoolisme ou de la drogue… Alors qu’en fait, ce sont généralement des femmes qui sont socialement intégrées, qui ont une vie tout à fait normale, mais qui ne veulent pas garder l’enfant qu’elles portent, et sont très déterminées dans ce sens-là. Ceci dit, vous seriez bien incapable de deviner leur projet d’abandon si vous les rencontriez.

Mais pour ce qui est des femmes qui vivent véritablement des situations extrêmes, ont-elles tendance à venir spontanément en maternité pour abandonner leur enfant ?
Malheureusement, au vu du nombre d’enfants abandonnés qu’on a retrouvés dans la rue ces derniers temps, on peut penser le contraire. Ceci dit, ce qui est à noter, c’est que ces enfants-là ne sont pas abandonnés dans une poubelle ou ce genre de chose. Ils sont généralement en très bonne santé, bien habillés, et laissés dans un endroit où on pourra les trouver. Tout ceci laisse plutôt penser qu’ils n’étaient pas dans des conditions déplorables.

Vous parlez aussi du déni de grossesse…
Le déni de grossesse, je prends ça comme quelque chose qui a du sens. Je pense que ça permet à l’enfant de se développer, de grandir jusqu’à un point où la femme ne pourra plus avorter et devra accoucher. Et plus je rencontre de femmes ayant un projet d’abandon à la clinique, plus je constate que c’est un phénomène qui est clairement défini. L’immense majorité de ces femmes ont vécu un déni de grossesse. Elles n’ont pas réalisé qu’elles étaient enceintes jusqu’à plusieurs mois. Elles ont " réussi " à se tromper elles-mêmes aussi bien que leur entourage.

On est tenté de vous répondre qu’aujourd’hui, il est surprenant qu’une femme tombe et reste enceinte si elle ne le souhaite pas.
C’est vrai. Avec la contraception et l’abondance d’informations sur le sujet, on peut se demander. Le déni de grossesse est un phénomène qui reste rare. Les femmes qui le vivent n’en ont aucune conscience. Et c’est un phénomène contagieux : elles persuadent aussi leur entourage. C’est véritablement un phénomène très troublant. Le corps ne se transforme pas, beaucoup de femmes ont des pertes de sang qu’elles s’empressent de repérer comme leurs règles.
Ca ne veut pas dire que toutes les femmes qui vivent un déni de grossesse vont abandonner leur enfant. C’est en fait la trace d’un conflit entre un désir inconscient et ce qui est souhaité consciemment. Si un couple travaille beaucoup, et se dit qu’il ne veut pas d’enfants pour cette raison, le déni pourra servir dans certains cas à réaliser ce désir inconscient tout en protégeant la vie du bébé, car s’il n’y avait pas eu déni pendant plusieurs mois, il y aurait sans doute eu avortement. Mais il ne faut pas en déduire pour autant que c’est un phénomène de masse. Et à l’autre bout de l’échelle, vous avez des femmes qui perçoivent qu’elles sont enceintes au bout de quelques jours seulement : elles sont à l’écoute de leur corps et perçoivent les moindres petits changements. Elles vont consulter très rapidement pour le vérifier. Il y a aussi des grossesses qui sont désirées consciemment, mais la femme n’arrive pas à être enceinte, alors qu’il n’y a apparemment pas de problème d’ordre médical. On peut alors penser qu’inconsciemment, la grossesse n’est pas attendue. Il y a donc parfois un décalage entre le désir conscient et l’attente inconsciente, qui peut générer ces cas extrêmes, où la grossesse n’est pas vécue comme étant acceptable. Les femmes qui se trouvent dans ce cas précis sont en fait très déterminées à ne pas garder cet enfant, dont le déni a paradoxalement protégé l’évolution.

Que proposez-vous aux femmes qui vivent un tel décalage ?
Ici, on leur offre un suivi et une aide. Quand elles arrivent, elles veulent toujours justifier leur abandon. Elles vont dire que c’est parce qu’elles n’ont pas d’argent, ou qu’elles font des études… mais ce sont là des arguments qu’on pourrait démonter assez facilement. On peut parfaitement élever un enfant en faisant des études, et il y a des aides spéciales pour les mères sans ressources. Mais notre rôle n’est pas de démonter ces arguments. D’ailleurs, si elles les utilisent, c’est une forme de protection. Toutefois, il faut aussi parvenir à attirer leur attention sur le fait que la véritable raison de cet abandon est ailleurs. Et la plupart du temps, on se rend compte que la cause de l’abandon ne se situe pas dans une réalité immédiate. On a toujours des éléments beaucoup plus complexes, liés à des histoires passées dont elles sont porteuses et qui se cristallisent sur l’enfant. C’est souvent là qu’on retrouve la question du transgénérationnel.

C’est-à-dire ?
Tout simplement un problème lié à la manière dont a été vécue la relation qu’a eu la mère abandonnante avec sa propre mère. Elles sont porteuses d’autres histoires de séparation qui n’ont jamais été réglées, et qui ont pu garder une dimension très mystérieuse et mal intégrée. Lorsqu’on travaille avec des femmes qui ont un projet d’abandon, on retrouve en fait toujours ces problèmes liés à leur propre histoire relationnelle.

Certaines de ces personnes parviennent-elles dès lors à régler ce conflit et à ne plus souhaiter abandonner ?
C’est rarissime. Il faut dire qu’au moment où nous les voyons, il est souvent très tard, elles en sont au septième ou huitième mois de grossesse. Et lorsqu’elles changent d’avis au dernier moment et reconnaissent finalement l’enfant, on en arrive généralement plus tard à des situations où il y a une mauvaise relation avec des mauvais traitements entraînant une séparation, qui est programmée par la société. Il faut donc être particulièrement prudent sur ce point, car il faut aussi penser à l’avenir de l’enfant.

Pensez-vous donc qu’à partir du moment où l’idée d’abandon est abordée, il faille la mener à terme, afin de provoquer une rupture nette ?
J’en suis persuadée, dans l’intérêt de chacun. Mais il faut que cette séparation soit organisée par les personnes concernées. On commence par exemple à entendre parler de femmes, très rares cependant, qui avaient été obligées d’abandonner leur enfant pour des raisons familiales de statut social. Les parents prenaient les choses en main, les amenaient à la campagne pour que ça ne se sache pas, en leur disant que si elles n’abandonnaient pas leur enfant, c’étaient elles qui seraient abandonnées par leur famille. C’est un tout autre contexte par rapport aux cas que nous rencontrons aujourd’hui, mais on constate qu’elles ne peuvent pas reconstruire après. Elles sont restées " vides " en quelque sorte. Et il me semble que la seule manière d’arriver à construire quelque chose après, c’est que les mères soient responsables de l’abandon, c’est-à-dire qu’il faut qu’il soit pris en charge par elle, pas qu’il leur soit imposé.

On en arrive au manque d’information que vous dénoncez …
Et qui est lié à d’énormes tabous qui pèsent sur le sujet. Prenons l’exemple de l’accouchement sous X : pour qui pour quoi, je n’en sais rien, mais on maintient les gens dans une totale ignorance sur la pratique. Accoucher sous X, c’est un droit qu’ont les mères qui souhaitent abandonner leur enfant : elles peuvent entrer à la maternité en disant à l’administration : " Je suis Madame X. " C’est un droit, qui est ancien, mais ce n’est pas une obligation. Ce que je dis moi, c’est qu’il faut informer les personnes à ce sujet, parce que si vous n’êtes pas informé, c’est les autres qui choisissent pour vous. Par ailleurs, il ne faut pas confondre cela avec le procès verbal, que la mère laisse à l’administration, et dans lequel elle peut laisser son nom si elle le désire, ainsi que toutes les informations qu’elle veut laisser à son enfant. Et là encore, il y a un grand manque d’information à ce sujet. Alors, en ce moment beaucoup de gens militent pour interdire l’accouchement sous X afin que les enfants abandonnés puissent accéder à leur identité. Mais c’est inutile, car ils peuvent y avoir accès par le procès verbal. Là où les textes de loi posent un problème à mon avis, c’est qu’ils disent qu’on peut rester anonyme, mais ils ne spécifient pas qu’on peut aussi laisser son identité. Tout ceci crée un manque d’information.

Ceci dit, si on suit votre raisonnement jusqu’au bout, l’accouchement sous X contribue en lui-même au fait que l’abandon d’enfant est perçu comme un acte répréhensible…
C’est vrai, mais il est aussi lié à des éléments historiques : au Moyen âge, pour lutter contre l’infanticide (il y en avait énormément à l’époque), on avait mis en place dans les églises un système qui permettait aux mères qui ne pouvaient pas garder leur enfant pour une raison ou une autre, de le déposer à l’église sans avoir à révéler leur identité. Donc, historiquement, il y a une justification importante, mais c’est vrai que ça contribue à créer un climat d’ensemble qui fait que c’est un sujet dont on ne parle pas. D’ailleurs, comme par hasard, le texte de loi ne mentionne que l’accouchement sous X, il n’énonce pas qu’une mère peut accoucher en son nom si elle souhaite abandonner son enfant.

Vous comparez l’attitude face à l’abandon aujourd’hui à celle qu’on avait vis-à-vis de l’avortement il y a trente ans…
Oui. La raison en est que lorsque je rencontre des hommes politiques, je leur demande qu’on ouvre des consultations comme la nôtre dans tous les départements. Mais, inévitablement, j’ai droit à une levée de boucliers du genre : " On n’est pas là pour fabriquer des enfants abandonnés, etc. ". On me dit que ça ne ferait qu’inciter les femmes à abandonner leurs enfants. Et si vous relisez les débats parlementaires de l’époque, vous retrouvez exactement le

même raisonnement à propos de l’avortement, où on disait que tout ça n’allait qu’encourager les femmes à avorter à qui mieux mieux. Et il faut être réaliste, si on regarde les chiffres, il y avait autant d’avortements avant qu’il ne soit autorisé, mais ça se faisait dans des conditions bien plus précaires et dangereuses.

Pour ce qui est de l’abandon cependant, on pourrait tout simplement vous dire que c’est une question de quantité, que l’abandon concerne beaucoup moins de monde ?
Pour ce qui est des chiffres, l’évaluation est très difficile, vu le flou qui règne sur la question. On arrive à peu près à se mettre d’accord sur 700 par an. Ce n’est pas beaucoup, mais en même temps, c’est 700 de trop. Ceci dit, on ne m’oppose jamais cet argument. Mais aller penser que de proposer un accueil aux mères qui ont un projet d’abandon (et je voudrais rappeler que malgré leur détermination, ces personnes vivent tout de même une grande détresse : il ne faut pas croire que c’est une situation qui se vit à la légère) est une incitation, c’est totalement inepte. Ça n’est pas possible dans notre société, avec notre culture. Par contre, dans d’autres cultures, on a une autre notion des enfants et de la filiation, et la situation est totalement différente. Par exemple, en Polynésie, les femmes sont prêtes à avoir un enfant pour le donner à une soeur ou une cousine. On est dans un mode de pensée complètement différent. Mais ici, il y a un tel tabou sur l’abandon que ça rend très difficile le fait de faire bouger les choses. Personne n’oserait dire en public qu’il a abandonné son enfant. Le problème, c’est que si vous discutez un peu avec des enfants adoptés (et donc abandonnés) devenus adultes, ils veulent généralement pouvoir accéder aux renseignements qui concernent leurs parents naturels.

Quel est donc votre objectif ?
Déjà qu’on réutilise le terme même d’abandon, avec la valeur qui lui est propre. Dans les textes de loi, ce terme est désormais interdit. On parle de " remise de son enfant en vue d’adoption ". Par ailleurs, on a parfois suggéré une utilisation du mot abandon, parce que dedans il y a " don ". Je pense que dans notre société, ce n’est pas justifié. Il n’y a pas don, dans la mesure où une femme qui abandonne son enfant ne le fait pas dans le but de le donner à une autre qui ne peut pas en avoir par exemple. Elle le fait en premier lieu parce qu’elle ne veut pas cet enfant. Il s’agit d’une décision liée à une problématique qui lui est propre. Encore une fois, ce n’est pas dans notre culture. Or, c’est pour moi une chose primordiale que de nommer les choses. Car si on les nomme, on peut apprendre à vivre avec par la suite, et à construire sa vie à partir de là. C’est essentiel. Et à mon sens, on ne peut apprendre à accepter une situation qu’en la nommant.

À ce sujet, est-ce que vous suivez des femmes abandonnantes après ?
C’est très difficile, car elles ne viennent que si elles le veulent. Pour l’instant, je ne suis que trois femmes qui ont abandonné leur enfant.

Et ces trois femmes ont-elles des points communs ?
Elles n’ont pas eu d’autre enfant. Elles ne sont pas isolées. Elles sont intégrées socialement et vivent en couple.

Du côté de l’enfant, vous dites aussi " l’enfant qui est adopté sans que son abandon soit nommé est amputé d’une partie de lui-même (…) Toute sa vie sera une tentative de revivre sa séparation "…
Oui, ça peut paraître très étrange en fait. Les personnes qui sont dans cette situation (les enfants adoptés donc) ne comprennent en fait pas grand chose à ce qui se passe : on leur dit que leurs parents ne sont pas leurs vrais parents…

Ne faut-il donc pas le leur dire ?
Si. Et heureusement, les pratiques ont évolué à ce niveau. Autrefois, on se retrouvait dans des situations très difficiles où une personne apprenait qu’elle était adoptée au détour d’une conversation lors d’une réunion de famille, lors d’un mariage ou d’un enterrement. Et les gens se trouvaient totalement désemparés, complètement isolés, car il s’agissait d’une sorte de secret dont tout le monde avait connaissance, sauf eux. Vous imaginez les conséquences sur les personnes. Et puis aujourd’hui, avec l’adoption internationale, on pourrait difficilement cacher aux enfants le fait qu’ils sont adoptés. L’évolution de la pratique a été positive et a permis de faire tomber pas mal de tabous sur l’adoption. Mais parler d’adoption en éliminant totalement cet avant, met l’enfant adopté dans une position où il est véritablement amputé de ses racines. Il se trouve en permanence dans le questionnement. Il se met en situation de se faire rejeter en permanence. Les parents adoptifs disent d’ailleurs qu’il teste. Il se demande en fait si cette séparation va se reproduire, et il met ça en actes. Il se demande en fait s’il a été désiré. Et c’est vrai que ces enfants-là ont aussi besoin d’entendre ça : qu’ils ont été désirés. Ça pourrait paraître paradoxal, mais ce n’est pas parce que leurs parents les ont abandonnés qu’ils n’ont pas été désirés et qu’ils n’ont pas aussi une place dans l’histoire de ces parents de naissance.

Et le fait de savoir qu’on a été désiré, mais abandonné, est-ce que ça n’entraîne justement pas des confusions ?
Moi, je ne sais pas ce qu’est la " graduation " de ce qui est difficile. Tout le monde a la sienne. Tout dépend de la manière dont les événements sont vécus. Quant à dire que savoir qu’on a été désiré puis abandonné est plus difficile à vivre qu’une autre situation… Je suis pour ma part favorable au fait que les choses soit nommées, pour qu’on puisse construire à partir de ça. Car pour construire, il faut avoir une base. On ne construit pas à partir de rien.

Pensez-vous que de toutes façons, un enfant qui a été abandonné le sait quelque part au fond de son cerveau ?
Je pense que tout enfant connaît son histoire, là encore d’une manière tout à fait impalpable. Mais je pense que quand on lui dit quelque chose, on ne lui apprend rien. On nomme, on désigne, ce qui permet de lui donner une place de sujet. Mais on ne lui apprend rien. Ce qu’on lui cache, quelque chose en lui le décèlera. Et pour ce qui est de cacher les choses, on sait pertinemment que le non-dit n’est pas un truc qui équilibre. Sans aller trop loin, en prenant des exemples dans la vie de tous les jours, quand vous vous apercevez que vous étiez le seul à ne pas être au courant de quelque chose que tout le monde savait, ça n’est jamais très agréable. Eh bien, là, c’est la même chose, sauf que ça touche aux racines de la personne, et à son histoire. À mon avis, il est fondamental pour l’enfant d’avoir une compréhension de ce qu’il a vécu. Ce qui est difficile en fait pour l’enfant, c’est tout ce qui concerne l’anonymat. Pour les éléments qui concernent ses parents de naissance, particulièrement en France, dans la mesure où les situations sont différentes d’un département à l’autre et d’une maternité à l’autre, parfois, il n’y a rien, parfois il y a beaucoup, parfois il y a des éléments qui ont été modifiés parce qu’une administration a jugé que ce serait traumatisant pour l’enfant… Or les adoptés se plaignent de cet état de fait. Ils ont le sentiment qu’une part de leur histoire leur a été volée. En fait, il n’y a pas pire que de ne pas savoir… sauf peut-être ne pas savoir alors que les autres savent.

Vous évoquez par ailleurs des enfants abandonnés, puis adoptés, et à nouveau abandonnés…
C’est-à-dire qu’il y a des enfants qui ne sont pas adoptables. Là j’ai l’exemple de deux frères recueillis dans un orphelinat par une famille qui avait une grande habitude de l’adoption. L’un s’est parfaitement adapté. L’autre pas du tout. Il vivait en fait dans une attente permanente de sa mère de naissance. Il disait que s’il était dans cette famille d’accueil, loin de l’endroit où sa mère l’avait laissé, sa mère ne pourrait jamais venir le chercher. Et il s’est mis dans des situations incroyables, il a vécu dans la rue, etc. Il ne voulait pas être adopté.

On retrouve plutôt ces problèmes chez des enfants qui ont déjà un peu grandi ?
C’est vrai que les enfants déjà un peu grands ont généralement un peu plus de difficultés à s’intégrer. Mais c’est aussi vrai qu’il y a des enfants grands qui s’adaptent parfaitement, et des enfants plus petits qui n’arrivent pas du tout à s’intégrer. À la limite, je dirais qu’on est peut-être capable de mieux détecter les mauvaises conditions d’abandon pour des enfants un peu plus grands, parce qu’on peut être à leur écoute. Alors qu’un bébé qui arrive ici à la maternité, c’est plus difficile d’être à son écoute justement. On n’a pas l’habitude de penser à la manière dont il vit tout ça.

Finalement, quelle évolution souhaitez-vous au niveau du système de placement des enfants abandonnés en France ?
Je souhaiterais qu’on nomme les parents de naissance. Que l’enfant soit transmis des parents de naissance aux parents adoptifs, et pas d’un service d’adoption aux parents d’adoption. Bien sûr, on peut maintenir l’existence des services d’adoption, dans la mesure où ils font partie de notre système. Et puis bien entendu, il ne faut pas que les parents adoptifs vivent en permanence avec la peur de voir débarquer un jour des parents de naissance réclamant leur enfant.

Vous faites donc cette distinction " né de/fils de… ".
Oui, parce que, lorsque vous voyez sur le livret de famille d’un enfant adopté : " né(e) de machin ", ce n’est pas vrai ; c’est un vrai-faux. Et je pense en effet que le simple fait que les formulaires officiels et les papiers d’identité fassent bien cette distinction entre les parents de naissance dont l’enfant est né, et les parents adoptifs, dont l’enfant est le fils ou la fille, permettrait de clarifier la situation de l’enfant. Alors on peut penser que je titille sur les mots, mais pour l’enfant adopté, ça peut avoir plus d’importance que ce qu’on pourrait croire. Il pourrait ainsi construire sa vie sans avoir honte de ses racines et sans se poser mille questions à leur sujet.

Il y a dans votre livre un passage particulièrement marquant, en Nouvelle Zélande, lorsque vous évoquez la scène de parents abandonnants donnant l’enfant aux parents adoptifs…
Oui, c’est un exemple tout à fait frappant. On y ressent beaucoup d’émotion et de douleur, mais il n’y a pas cette notion de mal autour de cet abandon. Et je pense qu’il faut faire le maximum dans ce sens là, pour que l’enfant puisse vivre sa vie sans qu’un sentiment de faute soit à la base de son existence.

Sophie Marinopoulos est psychologue clinicienne. Elle est l’auteur d’un livre sur l’abandon, De l’une à l’autre (de la grossesse à l’abandon), aux éditions Hommes et Perspectives