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L'Oeil électrique #3 | Nouvelle / La peau de la vieille

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NOUVELLE / LA PEAU DE LA VIEILLE

Par L.L. De Mars.

" Le jeu consiste à ne pas suivre du regard les masses vertes des feuillages drainées comme un jet d'eau entraîne une peinture fraîche ; essayer de garder la tête droite pour obtenir devant soi une bande tenace, dense, haute ; mais toutes les dix secondes, indocilement, les pupilles décrochent. Elles accompagnent la fuite de ces arbres communs qui bordent toutes les routes, s'y perdent, la bande se déchiquette, saccade stroboscopique trouée de ciel blanc qui épuise la vue. Le choc de ces enfilades s'amortit dans deux triangles aux pointes collées qui s'étirent en les avalant, sans substance, derrière nous. Brouillons feuillus, poteaux d'angle, vaches découpées, rectangles labourés gammes du paille à l'émeraude, inlassablement engendrés par les bords tendus de la toile, partent en fils de lumière dans l'œil du projecteur. Innombrables voyages A FAIRE, cellules mobiles dans le temps arrêté. Impératifs... futiles... on n'en retiendra que le ciel infiniment déplié et les irrégularités changeantes des nuages ; indifférents à notre allure, ils roulent hors du monde au-dessus de cette suite figée de rectangles pointillant un lacet noir, qui, ici-bas, est un sillage incertain toit de brusques décrochements, balayage jaune, granuleux, tendant vers la ligne continue et diffuse... Derrière les vitres fermées le temps est doux, la vie immense. Le panorama nuageux déploie le tableau synoptique de toutes les aventures de la lumière, mêlées dans l'espace et le temps ; tapisserie brouillée, Nickel Odeons, nébuleuses, historiées, Comedia.
La route pénètre brutalement la coupole sombre d'une forêt, nous plonge dans un tourbillon d'ailes noires affolées, dont, peu à peu, le clignotement ininterrompu nous berce. Deux rampes ajourées, apaisantes, qui ploient à leurs sommets vers un filet tremblant de bleu lavé. Le tapis de taches qui glisse sur nous vole en éclat, le ciel s'ouvre et s'embrase derrière mes yeux comme un réveil en sursaut.
Un premier panneau annonce la ville, à vingt kilomètres, et son château, incontournable. Nous devrons tourner avant l'entrée pour gagner l'hôpital. Le cadre noir du rétroviseur-piège rétrécit la bande discontinue et l'égrené. En face de moi, un contraste aberrant donne la gaze de certains nuages pour la lumière elle-même, saisissant dans ses fibres mouvantes, flaques de longs vers de tungstène incendiés, les rayons solaires dont elles sont les messagères incertaines. Ces cirrus filaires ondoient parmi d'autres troupeaux aux contours assurés, sans s'y mêler. Pourtant, ce voisinage entraîne dans certaines masses un mimétisme d'abandon : elles perdent toute densité par le sarclage du vent, laine épluchée arrachée au cordage comme le lait figé des billes agathe... cette contamination leur fait cracher des sillons de flotteurs déchiquetés entre les essaims denses de taffetas, et corrompt leur élément : ce sont des glaires diluées, des crachats de foutre dans une baignoire.
Nous avons quitté la route principale, contourné le halo blanc, floconneux, qui chapeaute la ville. Quatorze kilomètres me séparent encore d'elle, peut-être déjà morte, et je sais que je devrai l'inventer. Je dispose d'un paquet de chiffons enfantins, abouchés la première rencontre et les jours qui filent, les quelques derniers jours. Je ne peux rien faire pour lui décoller son dernier visage de cire, il se superpose à tous les autres que je n'ai pas su arrêter. Des gouttes clairsemées piquent le pare-brise.

Gonflées comme des noyés, des poches énormes de kapok épongent la lumière et dissolvent tout contraste... lourdes masses grises uniformes aux déplacements de plumes... à peine touchées d'un prune éteint comme du métal trempé, un mince liseré crémeux en contoure le sommet.
D'autres, moins résistants, sont pénétrés de plein fouet par des rayons verticaux ; leur transparence inégale m'offre de haut en bas un nuancier gradué des intensités lumineuses ; leur pèse un terrible cul de plomb tenté par les effets de la gravité, qui s'étale en jalousant l'horizon. Une barre noire le souligne, quelques crêtes de coq parmi lesquelles chevrotent les lueurs de l'hôpital. Films transparents coulissant des lanternes magiques, la diversité de mouvements, de vitesses, orchestre celle des contours, des lumières, des couleurs, des densités , certains nuages lourds et immobiles paraissent fichés sur un autre espace-temps que, par exemple, ces courtes bandes filées que le vent entraîne dans des métamorphoses continues... jusqu'à la totale dissolution dans le bleu du ciel, fumées. Trajectoires glissant sur les rails gazeux de temps différents.
Je ne l'ai pas revue depuis le jour où l'on m'a dit ce que son corps est devenu : un vague réseau charnu pour le voyage d'informations morbides. A travers les milliers de veines qui la sillonnent, le sang vif a cessé d'être son allié : il transporte dans toutes ses cellules l'idéologie contaminante de l'autodestruction, pousse un peu plus loin la production des métastases. Par les canaux lymphatiques s'organise la migration de ses autres noms : inconstance, variabilité, indétermination.
Parmi les crins interminables en chute d'une pluie rare, passent des guirlandes de coussins éventrés par les coups de griffes d'un chat, uniformes, blancs. A l'avant-plan, des zones de résistance à la luminosité, ramassée, étouffée, comme des découpes de théâtres en contreplaqué, à-plats sombres aux contours nets de médaillons zoomorphes... voûte des coques, karkinos ; un crabe fut choisi comme image pour sa voracité, ses pinces déchiquetantes, sa démarche trompeuse... Le corps des médecins nous a pourtant habitués à plus de précautions lexicales.
Debout, la nuque brisée en arrière, je mesure de la tête l'étendue d'une chaîne de bourrelets difformes. Après l'explosion d'un feu d'artifice on peut voir s'épancher lentement le spectre de la trajectoire du feu... c'est une persistance de nuées laiteuses, filaments comparables à la flottaison, entre deux eaux, des tentacules translucides qui s'étirent lentement sous le dôme d'une méduse molletonnée, poulpe crevé. Ces mamelons imprécis que la pluie fait briller au-dessus de moi sont semblables à ces marques persistantes sombres mouvantes de ce qui fut un événement lumineux et fulgurant, devenu dans une semi-inertie la mémoire alanguie d'une fête, en voie de dispersion.

Par la fenêtre de la chambre, j'observe certains d'entre eux, dont l'ombre puissante est en cascade ralentie, comparable à la charge de pigment d'une goutte d'eau sur une vitre, qui entraîne dans sa coulure l'accumulation des poudres... poussière d'aquarelle broyée délavée depuis la douille jusqu'au cul d'une ampoule. Vague planéité apparente de draps sombres et plies, crachats gazeux noirs comme des sangsues.

Nous nous sommes assis dans la chambre éteinte. Le ciel donne Isa lumière au drap qui mollit sur elle comme sur un meuble abandonné à la poussière. Parachute écrasé. "


28 Octobre 1967

La vie sortait d'elle comme d'une baignoire qu'on débouche. La morphine résistait seule. La voix des trois médecins se ramassait en un bourdon clair, je l'assimilais à la lumière puissante des Scialytiques. Traversée d'un tunnel de montagne, diapason rebondissant sur des plaques de faïence blanche : les paupières tombées, dans une hallucination de videogame, je plongeais ; lancé dans les couloirs serrés, sous ta peau mumma mia, sonde étudiant les caractères microscopiques du développement tumoral à la recherche de l'esquisse d'une famille pour donner un nom au mal ; famille indécidable, aux membres monstrueusement disparates, tous les corps hybrides depuis l'origine du monde éparpillés dans ce corps perdu. Je le reconnaissais, les claquements des pinces des étrilles soulevant les tissus, le nom-breloque, pour couvrir la terrible absence de véritable nom ; le Simourgh était constitué de tous les oiseaux, et chaque oiseau était le Simourgh. Cancer constitué de tous les cancéreux, aux effets et causes noyés dans la pluralité, galaxie noire et destructrice, protéiforme, le labyrinthe se retourne contre Astérion pour le dévorer.
Le nom-diagnostic vient sur les lèvres si vite... lenteur du déplacement du nom-médecine. Il leur a fallu, il leur faut toujours, se livrer à quelques parties de dés jouées pendant l'enquête, tracer une carte des recoupements pour savoir s'il était vraiment L?. Les signes en sont le plus souvent banals, insidieux, indolores. La première fois, il y a dix ans, on me l'a rapporté, j'en avais quatre et les mots " malades ", " maladies " couvraient à eux seuls toute l'étendue du savoir médical. Le médecin... rond vietnamien qui distillait la science approximative des aiguilles à des ouvriers toujours prompts à une reconnaissance superstitieuse... il avait diagnostiqué un adénofibrome bénin. Mais le vrai nom était là, il ne l'avait pas déchiffré. Qu'est-ce qui différencie une dyspepsie banale d'un cancer œsophagien ? Qu'est-ce qui différencie un malheur banal d'une névrose hystérique ? Un écoulement par le mamelon : banal adénome, ménopause, cancer ? J'avais consulté en frissonnant un des livres qui m'étaient interdits ; le Larousse médical est un grimoire tératologique où les ménagères puisent le répertoire plausible de leurs maux ; elles nomment ce qui les gratte et se sentent d'un coup à moitié prêtres, elles aussi... pour éclairer leur aptitude religieuse à la santé, cette épiphanie éteinte. J'y avais lu qu'un épithélioma peut atteindre la taille d'une tête d'enfant avant de provoquer le moindre trouble... corps à-côté du corps, ricochet, écho de la métastase. Une manifestation fraternelle de la télépourriture.

Sa peau se plissait, libre au-dessus des chairs, roulante comme une plèvre ulcérée, elle ne lui appartenait déjà plus. Je me disais : on peut glisser un doigt dessous avec moins de peine que pour peler une orange. Peau déjà semblable à celle qui, quelques salles plus loin, se décollait en fronçant de corps cuits dans une piscine de formol. Elle la perdait comme si elle perdait son nom... mémé, pour moi mémère, contre l'autre, de l'autre côté du monde, qui se fait appeler mamie... maman pour mon père qui fut le dernier à soulever sa carcasse vide épuisée violette de ce lit d'hôpital, Armande aussi, et madame, je crois que ma mère l'a toujours appelée comme ça, le M plissé de sa peau perdue dans chacun de ces mots. Momie, maigre, morte. " Le drap se creusait depuis ses seins jusqu'à ses genoux, se relevant ensuite à la pointe des orteils "... le drap qui emmène Emma, si blanc que les deux bras jaunes de ma grand-mère, cire fondue et piquée de drains, semblaient flotter comme des souillures chassées par le souffle de cet hôpital.
Partout où les aiguilles qui étaient censées la nourrir avaient touché la peau, elles semblaient au contraire l'avoir creusée de petites bouches noires lui pillant un peu plus de sa substance, elle, immense mésange aplatie, à peine touchée par la vie, gavant des petits becs qui réclamaient ces longs vers creux mollement animés par des glissements de bulles. Les sacs de plastique où s'achevaient ces surgeons haletaient devant mes yeux, poumons d'oisillons encore surpris de la vie qui les gagne.
Devant ce champ de trous noirs je me sentais pareil à ces curtonèvres, petites mouches prévenues de l'imminence de la mort comme nous flairons de douces odeurs de cuisine, qui viennent pondre aux yeux du mourant les premières générations d'insectes qui l'accompagneront dans la lente désagrégation de ce corps sans beauté qui avait tant aimé, et probablement si mal. Je pondais à ses yeux dans ce gorget rosâtre où étaient nées, si rarement chez elle, des larmes. Sous le nez, un impact de balle trouait son visage, et ses gencives violettes tremblaient autour de ce gouffre de sang noir où venaient s'enterrer mes prières ; accompagnez-moi et ouvrez votre livre, priez avec moi pour une femme encore unique avant le dernier souffle, priez mais ne soyez pas surpris si ce livre se déchire entre vos mains comme le tissu cassant du costume d'un mort. Car vous êtes au présent et je vous parle de poudre, de terre, d'odeur résineuse de cyprès.
Et j'entendais aussi, au milieu d'une forêt blanche de brume, tiède et douce odeur de pourri, le piaillement des oiseaux. Ces cris illusoires qui bien entendu ne résonnaient que dans mon crâne, sans modifier en rien les gestes ralentis de l'infirmière (ou peut-être était-ce moi qui vivais cet instant dans le battement accéléré de mon cœur) répercutaient en écho le seuil de ma culpabilité ; ces cris fantômes couvraient ceux que mon intimité avec cette mort-là me faisaient ignorer, dans la pièce d'à côté... Parce qu'il n'y a pas deux souffrances simultanées et que nous sommes des monstres de hiérarchie jusque dans notre compassion. Mais comment pourrions nous survivre plus d'un quart d'heure si nous entendions le monde, d'un seul coup, dans une gigantesque détonation de douleur ?