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L'Oeil électrique #32 | Littérature / Ecrire la déportation

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Texte : Muriel Bernardin et Delphine Descaves.
Illustrations : Vincent Pautonnier.

Quand Chalamov, l’auteur des Récits de la Kolyma, écrit sur le goulag soviétique, il existe déjà, dans la littérature russe, l’œuvre de Dostoïevski, Souvenirs de la maison des morts, qui traite des camps d’internement tsaristes. Les rescapés des camps de concentration nazis qui désirent témoigner ne peuvent, eux, consulter un modèle littéraire préexistant. Seuls les Juifs croyants comme Elie Wiesel ont pu se rapporter à la littérature religieuse en yiddish relatant la destruction du Temple de Jérusalem.

Sans savoir à quoi se référer pour expliquer ce qu’ils ont vécu, ces survivants des camps nazis vont pourtant être très nombreux à vouloir raconter et certains livres traitant de la déportation font aujourd’hui partie de la mémoire de ce conflit inédit à l’échelle de l’histoire.


Wir sind frei. Robert Antelme

A Paris en 1945, c’est à l’hôtel Lutétia que les rescapés sont regroupés et désinfectés à leur arrivée, et cela dans la plus grande confusion. Marguerite Duras, dans le court texte La Douleur, raconte l’attente angoissante, les rumeurs, le flux et le reflux de l’espoir qui minent les nerfs, puis la confrontation terrible avec son compagnon rescapé Robert Antelme, auteur de L’Espèce humaine : “J’ai entendu des cris retenus dans l’escalier, un remue-ménage, un piétinement. Puis des claquements de portes et des cris. C’était ça. C’était eux qui revenaient d’Allemagne…Beauchamp et D. le soutenaient par les aisselles… Dans mon souvenir, à un moment donné, les bruits s’éteignent et je le vois. Immense. Devant moi. Je ne le reconnais pas. Il me regarde. Il sourit. Il se laisse regarder. Une fatigue surnaturelle se montre dans son sourire, celle d’être arrivé à vivre jusqu’à ce moment-ci. C’est à ce sourire que je le reconnais, mais de très loin, comme si je le voyais au fond d’un tunnel. C’est un sourire de confusion. Il s’excuse d’être là, réduit à ce déchet. Et puis le sourire s’évanouit. Et il redevient un inconnu. Mais la connaissance est là, que cet inconnu c’est lui, Robert L., dans sa totalité.” De nombreux survivants, comme l’explique Robert Antelme sont alors en proie à “une véritable hémorragie d’expression”. Lui-même, ainsi que David Rousset (L’Univers concentrationnaire) ont publié dès 1946 et 1947 leurs témoignages. En Italie, c’est aussi le cas de Primo Levi (Si c’est un homme, 1947).

Qui a raconté ? Les déportés étaient juifs, communistes, résistants, francs-maçons, mais aussi homosexuels, objecteurs de conscience, tziganes ou détenus de droit commun (déportés pour marché noir, possession d’un fusil, vol, crime…). Ceux qui ont écrit sont essentiellement des rescapés juifs et des résistants communistes parce qu’ils constituent le plus grand nombre de victimes. Seuls les droits communs n’ont apparemment pas voulu témoigner.

Mais l’intérêt et la reconnaissance pour ces récits n’ont pas constitué une évidence pour les contemporains de l’événement. Au sortir de la guerre en effet, une bonne partie de la population se considère avant tout comme victime des années d’Occupation. De plus, les rescapés des camps ne sont pas les seuls rapatriés : rentrent aussi la main-d’œuvre du STO et les prisonniers de guerre. Ainsi, en France, en 1945, seuls 34 témoignages paraissent, 37 en 1946, 36 en 1947, puis 7 en 1948 (1). Car la société française, très rapidement, ne veut plus entendre. Maurice Delfieu, auteur de Récit d’un revenant raconte: “La plupart [des éditeurs] se sont écriés : “Assez de cadavres ! Assez de suppliciés ! Assez de récits sur la résistance ! On a besoin de rire maintenant !”.” Il sera publié par les PTT. L’historienne Annette Wieviorka explique qu’on assiste alors “à un quasi-déni de la déportation”. De même en Italie, Primo Levi éprouve de grandes difficultés à être publié. Si c’est un homme ne sera traduit en français qu’en 1961, au moment de sa redécouverte.

Par ailleurs, malgré les reportages écrits, radiophoniques et la diffusion d’images, les confusions demeurent fréquentes dans bon nombre d’esprits. Parmi les populations, la conscience de la perpétration du génocide n’est pas immédiate et on confond camps de concentration et camps d’extermination (au nombre de 6 : Auschwitz-Birkenau, Treblinka, Belzec, Sobibor, Kulmhof, Lublin), en partie à cause de la présence dans les deux types de camps de fours crématoires. Seules ont pu écrire les personnes déportées directement en camp de concentration ou sélectionnées à leur arrivée dans les camps d’extermination pour constituer une force de travail.

Les détenus utilisés comme main-d’œuvre travaillent à l’intérieur des camps ou sont rassemblés dans des Kommandos qui essaiment sur les territoires allemands et polonais. Le système concentrationnaire se sert, sans les ménager et avec une extrême brutalité, des déportés, condamnés à mort en sursis. Leur élimination devait passer par une mort lente due à l’épuisement ou à la maladie : ce sont eux qui ont pu survivre jusqu’à la libération des camps et qui ont ensuite écrit. En soi, il n’existe donc pas de littérature du génocide mais une littérature concentrationnaire hantée par le génocide des Juifs et des Tziganes qui se déroulait simultanément.

Des écrivains comme Primo Levi et Jorge Semprun ont voué une grande partie de leur travail à la narration de leur déportation. Ils ont élaboré une œuvre cohérente tandis que d’autres rescapés, comme Tadeusz Borowski, auteur du Monde de pierre – mort il est vrai très jeune – et Robert Antelme, n’auront écrit qu’un livre à leur retour des camps. Un certain nombre de ces récits est aujourd’hui doublement salué, à la fois comme témoignage sur l’univers concentrationnaire et comme œuvre littéraire.

Mais comment raconter ce qui ne peut être raconté ? Impossible de trouver les mots. Mourir aurait été plus simple.” Varlam Chalamov

La littérature concentrationnaire est d’abord un témoignage, qui se doit de raconter et d’expliquer ce qu’a été la vie en camp : raconter précisément son fonctionnement, ses règles et ses lois, sa cruauté et l’absurdité implacable de sa logique. Elle a une dimension informative et pédagogique. Le lecteur retrouve de récit en récit ce qui est devenu un ensemble de motifs : “l’arrestation, le séjour en prison [...], l’horrible voyage, l’arrivée constituant le traumatisme majeur, l’interrogatoire, la douche, le rasage de tout le corps, les hardes [...], la quarantaine, la faim, le manque d’hygiène, l’infernale promiscuité, les toilettes ou la tinette, le froid, le rougeoiement du crématoire, [...] le Blockältester, le Kapo, les châlits, les fils barbelés et ceux qui s’y jettent, la dysenterie, les poux, les rats, les marais, la marche, les appels, les coups. [...] Les récits de déportés à Auschwitz comportent les mêmes épisodes. S’y ajoutent pour tous, Juifs ou non-Juifs, le tatouage du numéro dans la chair du bras gauche qui n’existe dans aucun autre camp, et pour les Juifs la sélection à l’arrivée dont ils ignorent encore le sens et qui sera pour eux, quand ils le sauront, une source supplémentaire de désespoir.”(2)

S’élabore donc pour le lecteur, à partir de ce corpus d’images mises en forme par l’écriture, une vision progressivement plus précise et plus accablante de ce monde clos et parallèle qu’est le camp (Lager). Car ici, la répétition élargit l’angoisse au lieu de l’atténuer ou de banaliser le sujet. Luba Jurgenson (3), dans son ouvrage L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible ?, explique comment, dans le cas de la littérature des camps, la réitération pratiquée d’un ouvrage à un autre participe du dévoilement de ce que fut l’horreur de la déportation. Levi, Antelme, Rousset, Borowski, Semprun se répondent ainsi de livre en livre. Jorge Semprun se retrouve même dans un récit consacré à un autre type de déportation, le goulag : “Des années plus tard, je lisais les Récits de Kolyma, de Varlam Chalamov, et tout à coup mon sang n’a fait qu’un tour. J’avais l’impression que mon sang avait reflué, que je flottais comme un fantôme dans la mémoire de quelqu’un d’autre. Ou alors c’était Chalamov qui flottait dans ma mémoire à moi comme un fantôme. C’était la même mémoire, en tout cas, dédoublée” (Quel beau dimanche). Mais il ne s’agit pas là d’un signe d’indifférenciation : chacun de ces motifs passe par le biais de l’expérience, de la conscience et de la sensibilité de leur auteur, qui rendent ces livres uniques.

Ces témoignages ne peuvent être en effet confondus pour la simple raison qu’ils n’évoquent pas la même expérience concentrationnaire. Chaque camp fonctionne selon certaines spécificités (ils n’auront pas tous le même taux de mortalité) et chaque déporté ressent ce qu’il vit en fonction des motifs pour lesquels il a été arrêté. Les Juifs et les Tziganes qui ont survécu au génocide ont, pour une grande partie, été sélectionnés à leur arrivée comme force de travail. Ils comprennent rapidement que ceux qu’on n’a pas retenus ont été exterminés. Dans ces camps, ils rejoignent les autres déportés (résistants, communistes, droits communs…) qui n’ont pas connu cette sélection à l’arrivée de leur convoi. Ces derniers ne savent pas forcément qu’il existe des “centres de mise à mort” (4) et ne vivent pas avec la conscience qu’on veut exterminer leur peuple.

Ensuite, à l’intérieur même du camp, le statut attribué à chaque déporté et ses conditions concentrationnaires comptent pour beaucoup dans sa survie. Les communistes allemands de Buchenwald, déportés avant la guerre, y ont lutté contre les droits communs pour pouvoir diriger l’administration du camp et lorsque les déportés communistes français arrivent, beaucoup seront protégés par ceux qui “gèrent” désormais ce lieu. Ceux qui, comme Robert Antelme, sont désignés pour aller travailler à l’extérieur du camp se sentent tout de suite condamnés car ils seront à la merci de Kapos droits communs, dont la brutalité souvent sadique hâte la mort des plus faibles. Leurs travaux forcés s’effectuent sous un climat particulièrement dur. Ainsi les auteurs insistent-ils sur une certaine forme de chance à laquelle ils doivent leur survie : Primo Levi, par exemple, est arrivé onze mois avant la libération du camp et rappelle qu’il n’aurait sans doute pas survécu à un hiver rigoureux supplémentaire. Par ailleurs, il était chimiste et parlait allemand, ce qui lui a permis de travailler à l’intérieur d’un laboratoire et non à l’extérieur du camp.

Car son regard [celui du Doktor Pannwitz] ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j’aurais expliqué du même coup l’essence de la folie du Troisième Reich.” Primo Levi

Ces écrits sur la barbarie nazie ne doivent pas être lus simplement comme le récit de celui qui a connu la faim, le froid, l’arbitraire et la privation de libertés élémentaires. L’internement a mené ces déportés jusqu’à une réflexion sur l’essence même de l’homme et l’expérience du Mal absolu : on les a destitués de leur humanité. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre certains des titres, L’Espèce humaine ou Si c’est un homme. Ces textes rendent compte d’une expérience paradoxale : les survivants ont vu leur propre mort, envisagée et décidée comme inéluctable, petite pièce supplémentaire (dans le camp les SS désignaient les internés du nom de “stück”, “pièce”) du système nazi. Ils ont vu leur vie et leur personne tenues pour rien. Dans le regard et dans les agissements des SS, ils ont aussi vécu l’incarnation de la négation de l’humanité.

Revenus dans la communauté des vivants, ils portent encore en eux leur propre fin ainsi que “l’anéantissement de l’humain en l’homme”(5). En ce sens, ils ne sont jamais vraiment rentrés du camp et ont du mal à reconnaître une réalité autre que celle du Lager. Le rêve récurrent que raconte Primo Levi dans la dernière page de La Trêve le montre : “C’est un rêve à l’intérieur d’un autre rêve, et si ses détails varient, son fond est toujours le même. Je suis à table avec ma famille, ou avec des amis, au travail ou dans une campagne verte ; dans un climat paisible et détendu, apparemment dépourvu de tension et de peine ; et pourtant j’éprouve une angoisse ténue et profonde, la sensation précise d’une menace qui pèse sur moi ; de fait, au fur et à mesure que se déroule le rêve, peu à peu ou brutalement, et chaque fois d’une façon différente, tout s’écroule, tout se défait autour de moi, décor et gens, et mon angoisse se fait plus intense et plus précise. Puis c’est le chaos ; je suis au centre d’un néant grisâtre et trouble, et soudain je sais ce que tout cela signifie, et je sais aussi que je l’ai toujours su : je suis à nouveau dans le Camp et rien n’était vrai que le Camp. Le reste, la famille, la nature en fleurs, le foyer, n’était qu’une brève vacance, une illusion des sens, un rêve. Le rêve intérieur, le rêve de paix, est fini, et dans le rêve extérieur, qui se poursuit et qui me glace, j’entends résonner une voix que je connais bien. Elle ne prononce qu’un mot, un seul, sans rien d’autoritaire, un mot bref et bas ; l’ordre qui accompagnait l’aube à Auschwitz, un mot étranger, attendu et redouté : debout, “Wstawac”.” Nul peut-être ne s’étonnera alors qu’un certain nombre de rescapés, et parmi eux les écrivains Borowski, Améry et peut-être Levi, aient mis fin à leurs jours.

Alors dans ces œuvres, raconter fidèlement est sans doute une manière de donner une sépulture à ces morts, confondus en une masse anonyme. Mais c’est aussi prouver à tous que les Nazis ont finalement échoué dans leur projet. On sait – Primo Levi le raconte – que les SS se vantaient, devant les déportés, que même si certains d’entre eux revenaient vivants, personne ne les croirait.

Je devrais me sentir coupable d’avoir eu de la chance, celle de survivre en particulier. Mais je ne suis pas doué pour ce sentiment-là [...].” Jorge Semprun

Au fil des décennies, on voit apparaître dans les témoignages la question de la légitimité de la parole du rescapé, qui, absente dans le premier livre de Primo Levi, devient de plus en plus aiguë. Dans son dernier ouvrage, paru quelques mois avant sa mort, Les Naufragés et les Rescapés, quarante ans après Auschwitz, l’auteur aborde le problème de la “zone grise”. Cette expression renvoie aux déportés qui s’étaient adaptés aux règles du camp et parvenaient ainsi à survivre. Levi se considère à la fin de sa vie comme ayant appartenu à cette “zone grise”. Dès lors, il sera hanté à jamais par ces questions : quelle légitimité a-t-il vraiment, quel droit s’arroge-t-il pour écrire à la place de ceux qui, selon lui, ne se sont pas compromis avec le système concentrationnaire et ont été impitoyablement effacés du monde des vivants ?

De plus, pour le rescapé, qui parle de sa propre expérience, la tâche est difficile car celui qui raconte n’est plus celui qui vivait la soif, la faim, l’épuisement ; il n’est plus celui dont les expériences se disaient dans un langage “primitif” comme l’explique Chalamov, à propos du goulag. Les auteurs se trouvent confrontés à un dilemme. La langue littéraire va permettre à leur récit d’acquérir sa dimension la plus convaincante, la plus à-même d’être entendue. Mais cette langue n’est pas celle du camp. N’est-ce pas là le fossé jamais comblé entre les rescapés et les autres ?

Pour certains de ces livres, Si c’est un homme, L’Espèce humaine, Quel beau dimanche ou Le Monde de pierre, le témoignage a accédé au statut d’œuvre littéraire. Un témoignage brut aurait-il rencontré le même écho chez les lecteurs ? Jorge Semprun a une conscience aiguë de ce problème ; il explique que pour être audible, l’écriture du témoignage doit être travaillée, le récit construit, y compris en ce qui le concerne, avec l’invention de personnages : “J’ai inventé le gars de Semur pour me tenir compagnie, quand j’ai refait ce voyage dans la réalité rêvée de l’écriture. Sans doute pour m’éviter la solitude qui avait été la mienne, pendant le voyage réel de Compiègne à Buchenwald. J’ai inventé le gars de Semur, j’ai inventé nos conversations : la réalité a souvent besoin d’invention pour devenir vraie. C’est-à-dire vraisemblable. Pour emporter la conviction, l’émotion du lecteur.” (L’Ecriture ou la vie).

Dès lors on peut parler de stratégie narrative : Levi ou Borowski par exemple, mettent en forme leur expérience ; ils construisent des chapitres, organisent leur récit, en suivant une chronologie au sein de laquelle ils font figurer, sans respect strict de l’écoulement du temps, les événements et les émotions qui les ont le plus marqués. Le récit, complexe dans son organisation, sollicite le lecteur, le bouscule parfois et le surprend. Certains auteurs comme Levi ou Borowski ont même parfois sollicité la poésie pour dire le Lager.

Primo Levi dans Si c’est un homme a également recours à une comparaison entre l’Enfer de Dante et sa déportation à Auschwitz. Grâce au parallèle qu’il instaure entre Ulysse et lui-même, il met en lumière ce que La Divine Comédie représente à ses yeux : une civilisation, une culture auxquelles il a un jour appartenu. Citant les vers de Dante du fond de son malheur, il s’affirme vivant et par là même, résiste. La poésie est convoquée dans d’autres récits car elle seule était pressentie par ces auteurs comme capable d’exprimer leurs sentiments face à la situation dans laquelle ils étaient plongés. Dans les camps déjà, lors de moments volés, instants de liberté permettant de retrouver, provisoirement, une humanité et de renouer avec la vie passée, la récitation de vers constituait un dialogue entre déportés.

Dans une écrasante majorité de témoignages écrits – mais c’est aussi vrai des témoignages oraux de rescapés – le ton adopté refuse le pathos. Les écrivains ont choisi une écriture sobre, dont ne sont pas absents le sarcasme et l’ironie. Ironie exprimée d’abord à l’égard d’eux-mêmes, de leur aspect physique. Ainsi, dans Si c’est un homme : “Devant les filles du laboratoire [des employées], nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne […]. Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d’une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi […], nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés.” Cette auto-dérision vise à dépassionner leur récit, à ne jamais prendre le risque qu’on les accuse de complaisance ou de manipulation. Elle marque enfin leur liberté à l’égard du système qui a voulu les anéantir : “Il [un sous-officier SS] m’a dit “vous”, peut-être sans s’en rendre compte. Le fait que je connaisse l’œuvre de Goethe l’a fait changer de ton, instantanément. C’est beau la culture, quand même.” (Quel beau dimanche, Jorge Semprun).

Certaines œuvres de la littérature concentrationnaire comme celles de Levi, Semprun et Wiesel se caractérisent aussi par le ressassement de l’expérience et le remaniement permanent du récit. Réécrire permet certainement d’être fidèle au souvenir de l’expérience, de celle des autres (dont beaucoup d’auteurs s’estiment obligés de rendre compte), et ainsi, de remettre en chantier la question du témoignage.

Sans jamais probablement la résoudre complètement : “Cette histoire-là, c’est la première fois que je la raconte. Elle fait partie des histoires que je n’ai pas encore racontées. Il me faudrait plusieurs vies pour raconter toute cette mort. Raconter cette mort jusqu’au bout, tâche infinie.” (L’Ecriture ou la vie, Jorge Semprun). Ecrire en tout cas, construire un récit cohérent, littéraire, c’est pour les auteurs exercer leur liberté souveraine. Mais cette libération est cependant à nuancer : peiner à écrire sur autre chose que cette expérience ultime, n’est-ce pas reconnaître qu’on ne s’en est jamais vraiment affranchi, remis ?

(1) Annette Wieviorka, Déportation et génocide, entre la mémoire et l’oubli, collection Pluriel, édition Plon, 1992.

(2) Annette Wieviorka, ibid.

(3) Luba Jurgenson, L’expérience concentrationnaire est-elle indicible ? Editions du Rocher, 2003

(4) Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, collection Folio histoire, édition Gallimard, 1985

(5) Myriam Revault d’Allonnes, Le nouvel Observateur Hors Série, La mémoire de la Shoah, décembre 2003-janvier 2004

# Encart

Les témoins vivants de la déportation nazie disparaissent peu à peu, et les témoignages “vivants” vont s’éteindre. Certes, il restera les écrits que nous connaissons déjà, ainsi que l’ensemble des travaux menés par les historiens. Mais comment faire pour “réinvestir” cette parole sur la déportation, pour qu’elle continue de questionner les générations successives ? Le recours à la fiction semble constituer une réponse : dangereuse diront certains, car composer une fiction sur le thème de la déportation, c’est plus encore peut-être qu’avec le témoignage “fidèle” risquer l’écart par rapport à la réalité. En outre, un auteur, écrivain ou réalisateur, peut prendre en charge la narration de l’extermination d’un déporté, ce que ne permet par définition aucun témoignage de rescapé.

Un livre a fait scandale récemment et les raisons de ce scandale montrent qu’on ne peut pas traiter impunément une pareille tragédie. Fragments, écrit par Binjamin Wilkomirski (fabricant suisse d’instruments de musique) est paru en Allemagne en 1995 puis en France en 1997. Ce livre a d’abord été accueilli comme un témoignage, émouvant et fondamental, d’un rescapé ayant été déporté enfant (ce qui constitue déjà une exception) dans les camps d’Auschwitz puis de Maïdaneck (Lublin, camp d’extermination). Le livre est salué à sa sortie – en Israël, mais aussi par les communautés juives d’Allemagne, de France et des Etats-Unis. Il est considéré comme un témoignage important et accueilli avec reconnaissance par les quelques anciens enfants déportés. Mais l’authenticité du récit de Wilkomirski a cependant rapidement été mise en cause : un jeune journaliste israélien, enfant de rescapé, s’est attaché à démontrer que Fragments était un faux.

Les intentions de Wilkomirski sont ambivalentes : mythomanie ? Empathie profonde allant jusqu’à une pathologique identification avec la figure du rescapé ? Désir de reconnaissance publique de la part d’un enfant placé ? La dernière hypothèse prévaut mais elle n’est pas incompatible avec les deux précédentes. Quoi qu’il en soit, l’auteur n’a jamais été déporté, et dans sa famille, naturelle ou d’adoption, personne ne l’a été. Savoir que ce livre est un faux en rend la lecture perturbante, car les événements relatés y apparaissent désormais comme une compilation des motifs propres au témoignage de déportés.

A la découverte de l’imposture, certains membres des courants négationnistes s’en sont aussitôt emparés.

Jorge Semprun, qui a introduit des personnages fictifs dans ses récits pour retrouver une vérité de son expérience passée, souligne toutefois l’apport indispensable de l’écriture romanesque, en prenant un exemple dans l’histoire du vingtième siècle : si la condition des soldats de la Première Guerre mondiale nous parvient toujours, c’est précisément, dit-il, parce que leurs témoignages – les lettres de poilus, par exemple – sont depuis quelques décennies déjà relayés par l’écriture romanesque. Le roman de Sébastien Japrisot, Un long dimanche de fiançailles, le récit de Jean Rouaud Les Champs d’honneur ou celui de Richard Millet, Ma vie parmi les ombres en sont des exemples récents. Il est donc tout à fait possible et même souhaitable que des romanciers s’emparent du thème délicat de la déportation nazie mais la question reste de savoir comment. Ceux qui ont fondé un de leurs romans sur cette expérience placent souvent l’épisode consacré à la déportation au sein d’une histoire plus large, manière pour eux de prendre des précautions. Le lecteur ne subit pas frontalement la narration de la déportation, contrairement à ce qui se passe dans les œuvres écrites par des rescapés.

Dans Le Non de Klara paru en 2002, Soazig Aaron narre d’abord les retrouvailles d’une survivante avec les siens avant d’en venir progressivement à l’expérience concentrationnaire. Adoptant une écriture “blanche”, fidèle au refus de pathos manifesté par les déportés eux-mêmes dans leurs récits, Soazig Aaron parvient à faire exister Klara et à relancer l’interrogation du lecteur sur la déportation. Dès 1976, William Styron, dans Le Choix de Sophie, évoque les camps nazis et il le fait aussi prudemment. L’auteur, contournant la difficulté qu’il y aurait eu à décrire l’expérience d’une déportée “comme les autres” crée le personnage de Sophie, jeune déportée polonaise qu’un officier SS prend à son service, ce qui lui épargne une partie des épreuves du camp. Ensuite, il préfère s’attacher dans ce roman fleuve à imaginer le traumatisme physique et moral subi par Sophie et les séquelles qu’elle en garde.

Par ailleurs, préfaces et postfaces permettent souvent aux romanciers d’expliquer les conditions qui les ont amenés à écrire de telles fictions.