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L'Oeil électrique #4 | Voyage / Prague

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Par Gianni Ségalotti, Hervé Géréec.
Photos : Hervé Géréec, Mark Allen.

La biologiste à l'orée du bois, 9h

J'ai quitté à pied l'hôtel, vers les 7 heures ; il faisait déjà jour. Depuis que je suis parti, à l'aide du plan, j'essaie de tracer une diagonale du sud-est vers le nord-ouest pour remonter sur le centre historique.
Au bout de deux heures de marche, je dois bien me rendre à l'évidence : je suis complètement paumé. Je sais juste que je suis dans le quartier de Michle.
Je longe les habitations d'un lotissement un peu délabré, sans doute construit après la guerre. Les portails sont rouillés et de petites portions de terrain vague s'intercalent ici et là. Au bout du lotissement, j'arrive à l'orée d'un petit bois en pente. Il n'y a plus d'herbe, le sol est tassé et piétiné.
Bon, je suis perdu et seul. Pas d'autre solution que d'aller vers les autres. Dans la rue pratiquement déserte, quelques promeneurs : un couple assez âgé, puis une femme vêtue de rouge. C'est elle que je choisis d'aborder.
Elle est brune, la trentaine, peut-être plus. Elle porte une grande parka bordée de fourrure synthétique. Je lui demande le chemin du centre-ville. Soulagement : elle parle anglais.
Un peu étonnée de rencontrer un touriste dans cette rue, à une heure aussi inhabituelle, elle m'indique la direction à prendre. Elle s'aperçoit vite que je n'ai pas bien compris ses explications, aussi décide-t-elle de m'accompagner.
Chemin faisant, elle m'apprend qu'elle est du quartier. Elle a une formation de biologiste, mais a dû se rabattre sur le tourisme pour payer le loyer. Elle est en fait guide touristique dans le centre-ville.
Elle m'évoque la situation du pays après la Révolution de Velours, en 1989, qui a porté Vaclav Havel à la présidence et réhabilité Alexandre Dubcek. Depuis, c'est mieux. On peut parler plus librement, même s'il y a encore des moments où il vaut mieux savoir se taire. La Tchécoslovaquie, puis la République Tchèque, se sont orientées à marche forcée vers l'économie libérale. Malgré l'accès à la société de consommation, les salaires restent peu élevés et un fonctionnaire ne gagne en moyenne que 6000 couronnes par mois, soit environ 1200 francs.
Confrontés à un libéralisme brutal, les gens se sont adaptés à leur façon. Ils ont gardé les habitudes prises sous le régime communiste. Corruption et marché noir restent monnaie courante. D'une certaine façon, l'économie parallèle a conservé toute son importance.

L'exposé de la jeune femme ne durera qu'un bref quart d'heure. Elle me remet très vite sur un grand axe en direction du centre. Avant de la quitter, je lui demande si elle veut bien me laisser la prendre en photo. Un peu gênée, elle accepte en souriant.

Communiquer devient un sixième sens, 10h

Dans le roman de Daeninckx, Un château en Bohème, dont l'action se déroule à Prague en 1993, Novacek le détective avait toujours une longueur d'avance sur les méchants, des anciens de la police politique, grâce à son téléphone portable alors inconnu des Tchèques.
Le téléphone cellulaire est désormais en pleine expansion en République Tchèque. Dès la frontière, Petr Korda, le champion de tennis, nous accueille en souriant sur les panneaux publicitaires en bordure de route, la raquette dans une main, le portable dans l'autre.
Dans les rues de la capitale, on croise de nombreux jeunes Pragois avec le portable à l'oreille, l'air un peu affairé et vaguement suffisant.
Je suis arrivé dans le quartier de Vinhorady. Beaucoup de maisons d'après-guerre et d'immeubles en construction. À un carrefour, une femme téléphone de sa voiture, un 4x4 garé sur une place de parking.
Je me poste devant la vitre du véhicule et cadre la jeune femme dans l'objectif. Quand elle me voit, elle se détourne prestement vers l'intérieur, envahie dans son intimité, puis continue sa conversation. Je reste, attendant qu'elle offre son visage à mon appareil. Une minute passe, deux, puis cinq. Elle se retourne enfin, s'expose dans le champ de mon viseur et prend une expression de stupeur en me voyant encore là. Trop tard. J'ai enfoncé le déclencheur. Je m'éloigne rapidement, à la fois grisé et écœuré par mon comportement de voleur d'image.
À quelques rues de là, une banderole suspendue au-dessus de la chaussée m'invite à entrer dans un cyber café. Au terme d'un labyrinthe de couloirs et d'escaliers menant au sous-sol, la salle, équipée d'une dizaine de PC, me fait l'effet d'un refuge.
Curieux de connaître la situation de l'informatique dans leur pays, j'interroge deux types assis au comptoir. Ne me comprenant pas, l'un d'eux me mène devant un écran. Après quelques manipulations pour accéder au réseau, il se met à taper un texte en tchèque qu'il traduit d'un coup de clavier. Notre conversation via Internet durera environ une demi-heure.

Je n'aurais jamais cru le web capable de rapprocher deux personnes étrangères se tenant dans une même pièce.

It's normal life, 11h

Je fais ma première pause du matin dans un bar, au demeurant plus proche du resto ouvrier que du café.
En fond sonore, le grondement d'un chantier de voirie remplace la musique. Je m'installe au comptoir. Derrière, le serveur, un jeune homme à l'allure sportive, s'active à ranger ses verres et ses bouteilles. Il met un certain temps avant de vouloir me remarquer. Sur ma droite, l'unique client s'en va alors que je commande un café.
Après quelques gorgées, je risque un début de conversation. Maladroitement, je lui demande : " Can you talk me about life in Praha ? ". D'une grimace, il me signifie qu'il n'a pas compris ma question. Je reformule, cherchant des termes plus appropriés.

Presque sur la défensive, il finit par me livrer une réponse qui vient castrer tout net mon désir d'exotisme : " It's normal life. "

Le Golem et l'aubergiste, 12h

Quittant Vinohrady, j'ai pris le métro jusqu'à la station Staromeska, au centre. La rame me dépose à l'entrée du quartier juif, Josefov.
Il reste peu de choses de l'ancien ghetto, incendié et rasé à de nombreuses reprises depuis le Moyen Âge. Les derniers plans d'urbanisme ont tranché dans les ruelles à grand coups de perspectives haussmanniennes et de blocs d'immeubles Art Nouveau.
Au détour d'une avenue aux façades encombrées de sylphides et de divinités athéniennes, je m'arrête devant une grille qui perce un imposant mur de pierres. à travers les barreaux, se frayant un passage au milieu des arbres et des herbes folles, un chaos de hautes pierres tombales gravées d'inscriptions à l'alphabet insolite.
Le cimetière de Josefov, le plus vieux cimetière juif d'Europe. Durant plus de trois siècles, les habitants du ghetto, contraints à la promiscuité, n'ont cessé d'empiler leurs morts sur un espace guère plus grand qu'un petit square.
En me documentant, j'apprendrai que, parmi les sépultures, on trouve la tombe du rabbin Loew, dont le nom est associé à la légende du Golem, la créature d'argile. Les versions de la légende sont multiples. La plus charmante veut que Rabbi Loew ait créé le Golem pour venir en aide au peuple juif qui souffrait de la faim. À l'aide de formules cabalistiques, il donna vie à une créature qui se mit alors à distribuer du porridge aux habitants du ghetto. Oublié le jour du Sabbath, le Golem continua à fabriquer du porridge de façon mécanique, inondant bientôt le quartier sous un flot de nourriture. La population se réfugia alors sur la hauteur du cimetière et ne revit jamais la créature d'argile qui se noya dans le porridge.
À propos, il est l'heure de manger. Je dois absolument me trouver un restaurant pas trop cher, car aucun Golem ne viendra porter une assiette de porridge au petit goy de passage que je suis.
À cinquante mètres du cimetière, je fais halte devant la façade rustique d'un restaurant traditionnel, le Krusovicka Pivnice.
C'est une grande salle rectangulaire, vide au centre, avec de grandes tables en bois massif et des bancs disposés le long des murs en pierres. Il y a beaucoup de monde attablé, et j'ai presque le sentiment de faire irruption dans un repas de communion ou dans un banquet de fête paysanne. L'espace vide laissé au centre évoque le plancher d'une salle de bal, comme pour inviter les clients à venir danser après leur repas.
Je m'installe et je pose mes affaires. Aux toilettes, un détail étrange attire mon attention : pas de verrou sur la porte. Je la bloque avec un pied pour prendre le temps qu'il me faut. Malaisé, cependant.
Un peu après, l'aubergiste vient prendre la commande avec peu de courtoisie. C'est un type énorme taillé comme une futaille, pas commode. Chemise blanche et pantalon noir, avec un ventre qui s'avance de façon agressive par dessus la boucle de son ceinturon.
Intrigué par leur nom, je commande un " homme noyé " et un " oiseau espagnol ", ainsi qu'une bière Krusovice. Le premier s'avèrera être une tranche de museau baignant dans le vinaigre, le second une sorte de goulash au goût indéfinissable. Pas mauvais cependant. Arrivé au bout du menu, je demande l'addition. L'aubergiste me tend alors un ticket illisible. J'arrive toutefois à comprendre que le service et les couverts ne sont pas compris. J'aurais tort de rechigner, la somme est modique. Je paie mon repas. La moustache impassible, l'aubergiste m'enlève prestement la coupelle des mains et retourne vers le comptoir.

Sortant de l'auberge, je songe au sacro-saint principe occidental : " le client est roi ". Il semble que cette maxime ne soit pas aussi présente dans la culture tchèque. Le temps de mon séjour, je vais devoir faire un trait dessus.

Le Mozart aux prospectus, 13h

Mon porte-monnaie est presque vide. Sur la place de la vieille ville, Staromestské Namesti, je donne le reste de ma monnaie à une mendiante avant de me mettre à la recherche d'un de ces distributeurs automatiques sur l'écran desquels vous accueille un sympathique petit groom.
Ce quartier, Staré Mesto, fut au IXe siècle l'embryon de la ville, avant la construction des deux châteaux. Ces pierres ont vu passer tous les styles architecturaux et offrent aujourd'hui un mélange hétéroclite mais homogène. Ce palimpseste architectural est une surprise de chaque instant, notamment lorsqu'on accède au sous-sol : les façades gothiques ou Renaissance dissimulent souvent un restaurant dans une salle voûtée romane.
Sur la place, l'hôtel de ville et son horloge astronomique.
L'horloge marque 13 heures : dans un bruit de cliquetis, les 12 apôtres commencent leur ronde. Tout autour du cadran, divers personnages s'agitent : la mort sonne le glas à un Turc qui fait non de la tête tandis que l'avare agite une bourse et le vaniteux s'admire dans un miroir.
Un homme vêtu d'une veste brodée, de collants blancs et d'une perruque à rouleaux me sourit amicalement. Ce type veut sûrement me vendre quelque chose. Avant qu'il n'ait le temps de me tendre un de ses prospectus, en anglais, je lui demande où retirer de l'argent. Surpris par mon accent, il me dit alors que lui aussi est français.
Heureux de rencontrer un compatriote, il me questionne sur mon séjour. Nous parlons architecture. Je lui fait part également de ma déception quant à l'accueil de certains commerçants. Il m'apprend que ce manque d'hospitalité est malheureusement assez fréquent. Il en a lui-même fait les frais lorsque, deux ans auparavant, il s'est installé à Prague.
Il est architecte d'intérieur et travaille sur les décors de divers spectacles. De temps en temps, comme aujourd'hui, il en fait la promotion. D'ailleurs, son costume XVIIIe est censé évoquer Mozart pour un concert qui a lieu au Rudolfinum, l'ancien parlement. Avec Dvorak, Mozart fait partie des figures musicales de la ville. C'est lors d'un de ses fréquents séjours ici qu'il a composé Don Giovanni.
Il me conseille également de ménager la susceptibilité des Tchèques et, à ce titre, me relate une anecdote : lorsqu'il travaillait dans une agence, il reprocha ses retards répétés à une jeune femme récemment embauchée. N'acceptant pas la critique, elle ne se représenta plus à l'agence. En fait, précise-t-il, les Tchèques ne sont pas attachés à leur emploi. Aussi en changent-ils facilement.

Avant de me quitter, l'homme m'indique la direction du distributeur, non sans en avoir profité pour me donner son prospectus.

Le mur John Lennon, 14h

Le centre de Prague est réparti sur les deux rives d'un fleuve sinueux, la Vltava. Sur la carte, il prend la forme d'une manivelle pour traverser la ville.
Plusieurs ponts viennent relier ses deux rives. Le plus remarquable d'entre eux, le pont Charles, offre un point de vue unique sur la cité. Pont piétonnier aux arches de pierre massives, il est défendu de chaque côté par deux tours de garde asymétriques aux accents gothiques, et son parapet est jalonné de statues sombres. À juste titre, il est très prisé des amoureux, des touristes et des marchands de souvenirs. Quand je le traverse, il est totalement encombré. Caricaturistes, vendeurs de marionnettes et musiciens créent de multiples attroupements.
Franchissant la lourde porte d'enceinte, je fais mon entrée dans un univers baroque. Le quartier de Mala Strana, littéralement " le petit côté ", est dominé par l'église Saint-Nicolas et son grand dôme de cuivre verdi.
Sur le plan, un édifice religieux est signalé par une croix de l'ordre de Malte. Je tente de le localiser. Il est tout proche. C'est l'église Notre Dame de la Chaîne. Les offices y sont célébrés en français. Le personnel de l'ambassade de France, située de l'autre côté de la place, s'y rend régulièrement. Derrière l'église et ses arches romanes, un jardin interdit au public est protégé par un mur. Je le longe, le trottoir est bordé d'arbres.
Peints sur le mur, deux yeux mélancoliques me contemplent derrière une paire de lunettes rondes : le regard de John Lennon.
Autrefois, son portrait y a été soigneusement taggué avec des couleurs fluos. Dans les boutiques de souvenirs, on trouve encore des clichés de la fresque intacte. Le portrait date du début des années 80 ; les jeunes Praguois avaient pris l'habitude de défier les autorités en se rassemblant devant le mur pour célébrer l'anniversaire de la mort de Lennon. Depuis, le crépi malade s'est détaché et le visage de l'ex-Beatle aux allures de Christ jaune a quasiment disparu.
Toujours sur le mur lépreux, à quelques mètres sur la gauche, on a peint trois femmes au cou démesuré. Elle semblent sortir d'une nouvelle de Scott Fitzgerald. Avec leur coiffure Louise Brooks, on les imagine facilement prolongées d'une robe Charleston.

Dans quelques mois, quand les Lennon et les Zelda Fitzgerald auront totalement disparu, le mur devra se trouver de nouveaux personnages de légende.

Les glaçons sous les arcades, 15h

Je reviens sur mes pas pour me rapprocher de l'église Saint-Nicolas. Sa masse ocre et verte qui se détache du reste du quartier de façon écrasante, témoigne de la riposte luxuriante de l'église catholique face à la montée du protestantisme. Une visite rapide à l'intérieur de l'église ne fait que conforter mon sentiment : dorures rutilantes, colonnes de faux marbre à profusion, angelots et séraphins en cascade.
Autour de la place de l'église, Malostranké Namesti, une galerie d'arcades massives occupée par les terrasses des restaurants et des cafés.
À l'ombre des arcades, le Jo's Bar, réputé pour être fréquenté par les étudiants de la communauté américaine. J'entre. Clientèle jeune, portant majoritairement des blousons de cuir, musique rock'n'roll, posters des Clash et drapeaux sudistes sur les murs. Le Jo's Bar a tout d'une taverne avec ses voûtes basses, les rayons du soleil y pénètrent difficilement.
Je m'assois au fond du bar et passe commande à la serveuse. Une fois avalé un cappucino - les Tchèques le préparent remarquablement - je remarque deux filles parlant anglais à quelques mètres de moi. D'apparence quelconque, elle sont âgées d'une vingtaine d'années.
Je m'approche de leur table pour discuter.
L'une vient de Chicago, Kate. Elle est petite, un peu maladive, les cheveux longs, noirs et huileux, sagement séparés d'une raie au milieu. Son accent étrange ne facilite pas la conversation, mais c'est elle qui attire mon attention. L'autre jeune fille vient de Seattle. Plus âgée que son amie, elle enseigne l'anglais depuis plusieurs années en Europe. Je n'ai pas retenu son prénom. Elle sont toutes deux enseignantes en Slovaquie. Elles sont venues passer le week-end dans la capitale tchèque qu'elles trouvent plus séduisante que Bratislava.
On parle un peu des musées de Prague. Mais c'est la ville en elle-même, dans ses moindres recoins, qui les enchante : difficile de se retourner sans se cogner à un palais, une église ou un théâtre. " The whole city is a museum " conclut Kate en souriant.
Elles me décrivent alors la Slovaquie, triste, rurale. Elle s'achemine dangereusement vers le parti unique depuis la partition, fin 1992, qui a vu la Tchécoslovaquie se scinder en deux nations distinctes. Le premier ministre slovaque en poste actuellement cherche à s'arroger les pleins pouvoirs.
La conversation dévie ensuite sur la culture américaine. Je les quitte un instant pour aller aux toilettes et commander un autre cappucino. Au passage, Kate me demande de lui ramener un verre d'eau.
Au comptoir, j'en profite pour demander au barman pourquoi les toilettes des cafés n'ont jamais de verrou. En guise de réponse, il me tend son avant-bras en mimant le mouvement du piston d'une seringue : pour empêcher les junkies de se faire un fix.

Je reviens vers le fond du bar avec un café et un verre d'eau refroidie de glaçons pour Kate. Elle pousse un petit cri de joie. Cela fait des mois qu'elle n'a pas bu d'eau si fraîche. Il n'y a pas de glaçons en Slovaquie, ni même de frigo.

L'église de Saint-Thégonnec, 17h

J'ai quitté le centre ville pour gagner Vysehrad, plus au sud. Mon guide mentionne l'existence de maisons cubistes uniques en Europe. Je passe sous la voie ferrée qui délimite le quartier. C'est une haute colline qui surplombe la ville et sa rivière.
Au pied de la hauteur, je me suis arrêté devant les trois maisons cubistes, sans grand enthousiasme. Elles n'ont rien de vraiment attrayant avec leur extérieur en ciment brut, mais leur conception, très géométrique, était révolutionnaire pour les années 1910.
La colline de Vysehrad est fortifiée par d'imposants remparts en briques rouges. La route qui y mène est roide et abrupte. Passé l'enceinte, on remarque quelques vestiges romans dont une rotonde. C'est là qu'au XIe siècle avait été établi le premier palais royal avant qu'il ne soit délaissé pour un autre plus prestigieux à Hradcany, sur l'autre rive.
Au sommet, près d'une église, le cimetière. Fleuri, paisible, verdoyant. Le long d'un mur court une galerie funéraire décorée de mosaïques éclatantes. Je recherche les tombes des célébrités pragoises. Mucha, l'illustrateur Art Nouveau avec ses femmes aux chevelures végétales, Dvorak, aux musiques inspirées du folklore tchèque, et Karel Capek, l'inventeur du concept du robot en littérature.
Je ressors du cimetière. Belle lumière de fin d'après-midi sur les colline de la cité. C'est là que, le dimanche, les Pragois viennent se promener avec leurs enfants. Je redescends, puis repasse sous la voie de chemin de fer. Je flâne un peu dans le jardin botanique, à l'ombre de ses grands arbres aux appellations cabalistiques. Un peu plus loin, je passe devant l'enseigne en fer forgé d'un brocanteur. Sa boutique est un peu en dessous du niveau de la rue. Je descends l'escalier qui y conduit.
Le magasin, étroit, est constitué de trois pièces en enfilade : une véritable mine de bibelots et de vieux outils sous un éclairage intimiste. J'achète deux gravures et un livre pour une bouchée de pain. Compulsant le stock de cartes postales, je retire une image d'aspect insolite : l'église de Saint-Thégonnec dans le Finistère, photographiée en 1903. Des éclats d'enfance remontent alors à la surface. Quand j'étais petit garçon, mes parents nous emmenaient le dimanche voir ma grand-tante à Saint-Sauveur. La voiture passait alors dans le bourg de Saint-Thégonnec et devant son église. Je souris devant ce morceau de mon passé venu me rattraper jusqu'au cœur de l'Europe centrale.
Je quitte le magasin. Le brocanteur, d'un geste attachant, m'offre une gravure en forme de marque-page. Je remplis son livre d'or sur le lutrin avant de repartir vers le centre ville.

Dans deux mois, de retour en France, j'apprendrai qu'un enfant, en jouant avec un cierge enflammé, a provoqué un irrémédiable incendie dans l'église de Saint-Thégonnec.

L'arlequin défraîchi et le coupeur de joint, 22h

La nuit tombe. Je sors d'un restaurant proche des quais. Une fois de plus, le repas était copieux et l'addition modique. Je suis dans le quartier de Nove Mesto. J'espère maintenant découvrir Prague version nocturne et finir la soirée dans une boîte de jazz ou une discothèque. Je remonte une petite rue en direction du centre et j'arrive à hauteur d'un bar à bière, un pivnice. Son extérieur est assez quelconque. Seule son enseigne en gros caractères le distingue des autres maisons au crépi encrassé.
De la porte d'entrée me parvient un mélange de musique et de conversations à voix haute. Devant le bar, sur le trottoir, trois punkettes en mini-jupe terminent leur cigarette. Deux d'entre elles portent un perfecto ouvert sur un tee-shirt rose ou vert. Elles ont toutes les cheveux teints en noir, ébouriffés avec recherche. Elles me regardent approcher et cessent de discuter. Leurs yeux sont cernés d'une ellipse de khol sombre. Au lobe des oreilles, une succession de piercings argentés. Plus anonymes, un peu en retrait, des types les accompagnent : jean et tricot moulant, expression un peu brutale, tatoués, la bouteille de bière à la main.
Je passe l'entrée. Clientèle majoritairement jeune, masculine, barbue et... avinée. Au fond du bar on échange quelques joints. La décoration est rustique et rappelle une taverne, un peu comme le Jo's Bar mais en moins intime. J'y découvre de grandes tables en bois rectangulaires avec des bancs, des cloisons ajourées faites de poutres verticales et des madriers massifs au plafond. Je prends place. Sur ma nappe jaunâtre, des empreintes de pas.
Une magnifique silhouette colorée entre alors dans mon champ de vision. S'avançant lentement parmi les clients, un vieil homme apparaît. Il porte un costume d'arlequin rouge et jaune avec une cagoule et une couronne de grelots dorés. Les couleurs autrefois éclatantes de sa tenue ont un peu disparu sous une bonne couche de crasse. Sa figure est couperosée et ses moustaches jaunies qui pendent comme des défenses de morse lui donnent un air mélancolique. Il m'est immédiatement sympathique. Je lève la main pour l'inviter. Trop tard, il vient juste de trouver un siège à quelques mètres de moi.
Je passe aux toilettes. Encore une fois, pas de verrou. Mais ici la dissuasion anti-junkie est inopérante et je piétine des étuis de seringue en entrant. Des tags et des graffitis ornent les murs. Les vapeurs d'urine me saisissent à la gorge et m'incitent à me dépêcher.
Je me rassois. Près du comptoir une dispute vient d'éclater. Une mère tzigane essaie de ramener avec elle ses deux filles. Elle apostrophe les deux adolescentes pauvrement vêtues. Assises calmement en tête-à-tête, elles jettent à l'occasion un œil morne sur les garçons. La mère menace et tempête à grand renfort de gestes de la main et d'imprécations. Sans effet. Les deux jeunes filles la regardent à peine. Au final, elle abandonne la partie et va s'asseoir au comptoir, à quelques mètres de ses filles, bien décidée à les attendre. Quand je sortirai du bar, elles n'auront pas quitté leur table.

Quelqu'un me tapote alors sur l'épaule. Je me retourne : un type assez âgé s'est assis à mes côtés. Il est blond, les cheveux longs et droits. Petite barbe courte, joues très creuses, et pommettes saillantes. Un beau visage de Christ fatigué. Il me tend un joint qu'il vient d'allumer. Je le remercie, je lui glisse quelques questions qu'il élude d'un mouvement de tête. Dérouté, je lui redonne le joint après avoir aspiré quelques bouffées. " Garde-le ", me signifie-t-il d'un geste de la main. Il m'expliquera ensuite dans un anglais pâteux qu'il s'agit d'une herbe qu'il cultive lui-même à Prague. Une herbe locale qui s'avère assez neutre au bout du compte. Quelques verres plus tard, je reviens vers le centre, titubant et trébuchant, mais heureux.

Trop tard pour la boîte de jazz ou la discothèque. Je négocie avec un taxi mon retour à l'hôtel pour un prix modique. La nuit d'avril est douce et je m'endors fenêtre ouverte. Demain, le départ.

L'ouvrier modèle et la voyageuse endormie

L'heure du départ approche. J'ai souhaité revenir photographier une statue que j'ai remarquée au terminus de ma ligne de métro.
L'ouvrier modèle de la station Chodov. Pas loin de quatre mètres de réalisme socialiste coulés dans du bronze verdâtre, figés dans une attitude conquérante. Elle est en périphérie de la ville, très loin du centre. C'est le seul monument de propagande communiste que je remarque à Prague.
D'après la forme du casque, assez récente, on imagine la statue dressée après août 68, pour asseoir la reprise en main du pays par les troupes soviétiques. Jan Palach est en cendres et Gustav Husak, mandaté par Brejnev se doit de reconstruire une société saine. En 1989, sous l'impulsion de la Perestroïka, Husak démissionne ; il mourra deux ans plus tard. La Tchécoslovaquie peut ainsi renouer avec la démocratie. Irrespectueusement, on a peint avec application sur les jambes de l'ouvrier un pantalon d'arlequin tout en losanges rouges et jaunes. Et le liseré de sa veste s'orne à présent de petites fleurs violettes.
Le métro, à nouveau pour revenir au centre. Les couloirs sont tapissés de carreaux de faïence qui évoquent une salle de bains propre. Quasiment pas de graffitis, ni d'odeurs particulières. Design un peu seventies : certaines parois sont constituées de carrés métalliques bombés vers l'intérieur. Les usagers marchent dans le calme, presque rêveusement. Je ne retrouve pas la trépidation et l'urgence du métro parisien. Je prends garde en descendant l'escalier roulant ; il est infiniment haut, très abrupt, presque à la verticale. Tenir la main courante n'est pas vaine précaution.
Le quai. Prendre la ligne C. Je franchis la porte coulissante. À l'extrémité de chaque wagon, au-dessus de la porte intérieure, une petite plaque de bronze aux allures de continent englouti : CCCP. Peut-être le métro de Prague fait-il partie de ces cadeaux empoisonnés que le grand frère soviétique offrait pour s'attacher la docilité des pays voisins ?
En face de moi dans le wagon, cette fille en mini-jupe qui somnole sur la banquette en skaï, les jambes croisées. Je la cadre lentement dans mon objectif pour lui prélever un échantillon de son existence pendant qu'elle dort. À chaque arrêt, une voix chantante signale le nom de la station avec une régularité robotique : Pankrac, Vysehrad, I.P.Pavlova. Probablement un enregistrement. À la fois glaçant et sécurisant. À chaque nouveau flux de voyageurs, la fille ouvre les yeux puis les referme sans rien changer à sa position. Le mouvement de ses paupières accompagne l'ouverture et la fermeture des portes.

Déclic. Je ne sais pas si la photo sera bonne.

Nous remercions l'association Ocarina (32, rue Docteur Francis Joly, Rennes - tél : 02 99 30 16 85) avec laquelle nous avons fait ce voyage.