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L'Oeil électrique #5 | Voyage / Liban

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Par Delphine Descaves.
Photos : Delphine Descaves, Mathieu Renard.

C’est avec M., en couple, que nous sommes arrivés au Liban. Précision nécessaire car le couple, même non marié, confère à la femme une légitimité qu’elle n’aurait pas en venant en célibataire…

Nous avons été embauchés au collège Élite, homologué par la France, laïque ; tous nos collègues et nos élèves étaient libanais, et pour la plupart musulmans, notre établissement étant situé dans un des quartiers musulmans de Beyrouth.

Notre première et principale surprise, en discutant avec nos nouveaux collègues est l’omniprésence de la religion. Elle régit et conditionne la vie sociale, familiale, sexuelle, sentimentale de ceux que nous avons rencontrés. Les hommes se sont déchirés au nom de Dieu ou d’Allah, mais aujourd’hui même, c’est à l’aune de cette fidélité à leur Dieu, que bon nombre d’individus voient leur vie jugée.

On n’en est toujours pas revenus…

Quand nous débarquons le 7 septembre au soir à l’aéroport de Beyrouth, nous sommes aussitôt hébergés chez l’intendant du collège, Majd (Gloire, en arabe).

Au matin, en nous levant, première vision par la fenêtre : sur le ciel absolument bleu, une église se détache, la façade rongée par les obus, criblée d’impacts de balles. Ahuris, nous découvrons en sortant dans la rue déjà chaude que le quartier tout entier est à l’image de cet édifice, à commencer par celui où nous logeons, et dans lequel nous nous sommes engouffrés la veille, de nuit !

Passage du musée

Ce quartier où nous nous trouvons n’est pas neutre, c’est même un symbole de la guerre civile libanaise, puisqu’il constituait la zone de démarcation séparant les quartiers est (chrétiens) des quartiers ouest (musulmans). Son artère principale, la rue de Damas, était véritablement la ligne de démarcation : appelée "passage du Musée", elle est un des endroits mythiques du Beyrouth déchiré par le conflit. Gloire des francs-tireurs, "le Passage du Musée" était également aux mains des milices chrétiennes ou musulmanes qui se le disputaient quotidiennement. Minutes d’angoisse pour ceux des civils qui se risquaient à l’emprunter, au risque de tomber sur un milicien trop zélé.

Afaf, une amie shi’ite et prof de philo, nous a raconté comment, bêtement, sa voiture a calé sur ce passage, un jour qu’elle a voulu traverser, avec ses deux petits garçons à l’arrière.

Temps fou au démarrage, quelques minutes d’éternité ! C’était l’époque, révolue il y a peu, où l’appartenance religieuse était inscrite sur la carte d’identité. Certains en sont morts, tués de la balle d’une milice, pour avoir au détour d’un contrôle, la mauvaise mention, au mauvais moment.

Aujourd’hui encore, même si officiellement la démarcation n’a plus cours, on dit "à l’est" et "à l’ouest", et certains jeunes ne sont jamais allés "de l’autre côté".

Voilà, comment, dès le premier jour, nous avons été mis en présence de cette schizophrénie du Liban, où l’identité se construit d’abord dans l’opposition à l’Autre. Ici, la religion est avant tout identitaire ; elle est un moyen de reconnaissance et d’appartenance à un groupe, à une communauté… et il est difficilement concevable pour les Libanais d’échapper à ce communautarisme-là.

Nous-mêmes, étrangers, finissons par spontanément présenter nos amis à la lumière de leur appartenance religieuse ! C’est comme un tic qu’on prend, mais ce n’est pas qu’un tic, car l’identité religieuse au Liban implique aussi une identité régionale, et une histoire.

Jesus Christ, King of the Kings

Passés côté Est, nous déambulons rue Goureau, et tombons sur plusieurs pochoirs bombés. Sur les façades de ce vieux Beyrouth chrétien : "Jesus Christ, King of the Kings". Ça sonne comme l’annonce d’un match de boxe ou de catch…

Nous retrouverons d’ailleurs la formule, sous forme d’autocollants, arborés fièrement sur les plages arrière des voitures. Plus loin, nous nous arrêtons devant les oratoires dédiés à la Vierge Marie ou à Saint Maron, encapuchonné et carrément austère. À voir ces effigies, on ne s’étonne plus d’apprendre que les Maronites sont pour la plupart des ultra-conservateurs, proches de ce que nous appelons l’intégrisme catholique.

Toutes ces bondieuseries nous font penser, dans leur ostentation naïve et leur esthétique kitschissime, au bric-à-brac de Lourdes. Elles procèdent d’ailleurs d’un même rapport à la religion, fait de dévotion, de rigidité morale, de tabous et de superstitions diverses. Un exemple ? Durant le mois de mai, le "mois de Marie", certaines jeunes filles maronites, ferventes, se "déguisent" en Vierge Marie. Robe bleue, voile blanc, fleurettes et pommettes roses : la panoplie complète pour vivre sa foi !

Rue Goureau toujours, nous mangeons un morceau chez "le Chef", petit restau familial et pas cher. Le patron, Charbel, nous branche sur ses vignettes dévotes (beaucoup de Vierge Marie) collées un peu partout, et ne tarde pas à nous informer que Charbel est un saint bien connu, dont l’ermitage se situe au-dessus de Byblos, au nord de Beyrouth, dans la montagne...

Quelques semaines plus tard, invités par Husni, un copain shi’ite, nous découvrons le coin, chrétien à une très grande majorité. Son village natal est le seul village musulman de la région. Durant les années de guerre, par crainte de violences, il leur a été impossible de venir, à lui et à sa famille. Aujourd’hui, ils sont revenus dans leurs murs, et, au cœur de leur hameau s’élève une mosquée, mais vide, sans muezzin, ni cheikh. Pure affirmation identitaire, signe ou symbole de la présence musulmane en secteur chrétien. Pour que tous ceux (y compris les étrangers) qui viendraient à passer, ne risquent pas de confondre…

En sortant du "Chef", nous remontons de la rue Goureau vers Achrafieh, le quartier chrétien chic de Beyrouth. Il y flotte une petite ambiance nostalgique au détour des rues calmes et silencieuses comme dans tous les quartiers riches. Il reste quelques hautes et anciennes maisons beyroutines, rendues plus émouvantes par leur délabrement, marquées elles aussi des stigmates de la guerre. Est-ce un cliché ? On a le sentiment d’une splendeur enfuie, d’une époque révolue... L’influence chrétienne au Liban aurait diminué depuis la guerre, disent certains. Leur domination économique serait en perte de vitesse.

Si, dans ce régime multiconfessionnel, le président de la République est un Chrétien, c’est néanmoins un Sunnite qui occupe le poste de choix : Premier ministre, chef du gouvernement et véritable dirigeant du pays. Le Président de l’Assemblée nationale quant à lui, est un Shi’ite. Cette répartition est le fruit de la guerre civile. Elle se veut un souci d’égalité entre les différentes communautés religieuses. En réalité, ce partage a aiguisé certaines frustrations ; les Shi’ites par exemple, se sentent lésés, car ils sont démographiquement majoritaires dans le pays et le dernier recensement, flou du reste, remonte à 1932 ! De plus, cette répartition par confessions se répercute aux différents niveaux de l’administration. Autres occasions d’aigreur, quand le rattachement à une communauté religieuse l’emporte sur une compétence professionnelle. L’injustice des quotas…

Maronite ou Musulman, mêmes combats

Les différentes institutions religieuses, rivales, sont à renvoyer dos-à-dos pour ce qui est de leur conservatisme, et parfois même de leur obscurantisme. Sur la question des femmes, les exigences sont identiques : une majorité des hommes souhaite épouser une fille vierge, et jeune, cela va de soi ! L’avortement est interdit. Au-delà de 25-26 ans, une jeune femme célibataire est bien mal partie. Elle devient la "vieille fille", vouée à vivre et à vieillir dans le clan familial. Une fille "bien" (!) n’habite pas seule dans un appartement. Chrétienne ou Musulmane, même à Beyrouth, elle sera suspectée de moralité légère et risque d’être marginalisée.

"Que vont penser les voisins ?" est une question qu’on ne peut négliger quand on est une femme libanaise. Face à ces contraintes, les femmes que nous avons rencontrées n’ont pas toutes la même attitude : certaines sont résignées, et acceptent une situation qu’elles considèrent comme inhérente à leur condition féminine. D’autres au contraire expriment haut et fort leurs frustrations, leur rage devant cette société machiste. Mais rares sont celles qui osent braver la famille, les collègues de travail, les voisins, les amies, bref la société, car le prix de cette libération serait celui d’un isolement difficile à assumer. La famille justement, exerce une pression croissante pour caser les jeunes célibataires : présentation de prétendants, y compris les plus improbables...

Le père de Hoda, une amie shi’ite, lui présente un jour un médécin-bien-sous-tous-rapports : ce dernier invite Hoda à dîner une fois ou deux. Ils sympathisent, sans plus, sans avoir grand chose à se raconter... Peu de temps après, le jeune médecin téléphone et lui dit : "Tu me conviens, veux-tu qu’on se marie ?" Réponse négative de l’intéressée. Voilà un exemple possible d’idylle entre "gens bien" ! Degré zéro de la relation, mais ce n’est pas grave, l’important est de réaliser au plus vite ce que la société exige de vous.

Quant aux régions plus pauvres, où le mode de vie est resté traditionnel, les mariages y sont arrangés au village, souvent avec un cousin.

Cette morale, héritée du conservatisme religieux, est toutefois souvent contournée ; de nombreuses jeunes filles après un ou plusieurs rapports sexuels, ont recours à la chirurgie dite de "haute couture" : cette plaisanterie de circonstance fait allusion à l’opération par laquelle l’hymen est recousu de manière à présenter au futur époux une virginité intacte et une moralité sans reproche. Cette pratique est répandue, car relativement peu onéreuse (500 ou 600 $). Les mœurs évoluent, creusant un écart de plus en plus problématique entre la réalité des jeunes générations avides de liberté, et le discours moral officiel.

Mais pour l’instant, c’est encore l’hypocrisie qui prime, puisque la société, imprégnée de valeurs traditionnelles, exige des femmes un respect de ces codes de conduite, sous peine de se voir nier tout rôle social.

L’homosexualité, proscrite, taboue, est assimilée à une perversion d’occidentaux dans le meilleur des cas, ou plus généralement à une anormalité pure et simple. Elle ne peut donc se vivre que dans la clandestinité, ou dans de rares milieux très riches et très libres.

"La porte ouverte au concubinage, à la sodomie"

Au courant de l’hiver 1998, émanant du président de la République, réapparaît la proposition de mariage civil, déjà à l’ordre du jour en 1971, mais ajournée pour cause de guerre. Elle est retirée à l’issue d’une polémique vive, passionnée même, et qui a duré plusieurs semaines. La mobilisation des dignitaires religieux a finalement été la plus forte. Vieux patriarche maronite, vieux cheikhs, ou plus jeunes leaders religieux, se sont succédés pour tonner contre une telle proposition de loi, et avertir les populations qu’en cas de vote de la loi, elles seraient guettées par des infamies telles que "le concubinage, l’homosexualité, la sodomie". Le mariage civil est donc repoussé à plus tard. Seul le mariage religieux reste légal.

Au collège Élite, le débat est également mis sur le tapis, sous l’angle "Faut-il oui ou non un État laïque ?". Quelques collègues s’affrontent sur cette idée. Les uns pensent que la laïcité serait la seule solution pour délivrer le Liban de ses vieux démons. Les autres au contraire trouvent impensable un régime laïque : impensable parce que dans ce cas ce ne serait plus la religion qui présiderait au destin des hommes et des femmes. Ce serait singer les Occidentaux, ce serait la porte ouverte à la décadence morale.

Intéressant à observer, dans cette micro-société qu’est une salle de profs, les contradictions et les fractures qui parcourent le pays tout entier.

Dans la communauté shi’ite, il existe un hallucinant compromis, appelé le "mariage de plaisir". Un homme et une femme contractent pour quelques semaines ou seulement quelques jours une union légale, c’est-à-dire officialisée par un cheikh. Pour ce mariage de plaisir, la femme doit obligatoirement être veuve ou divorcée. Bref, avoir déjà goûté au fruit défendu ! (les autres

innocentes ne sont pas censées avoir de désirs sexuels). Il s’agit donc, en fait, de relations sexuelles qui ne disent pas leur nom, et ne sont tolérées que parce qu’elles se vivent dans le cadre mis en place par les représentants religieux. Mais ne nous y trompons pas : il s’agit pour tous ces chefs religieux, à travers leur mainmise sur la société, de sauvegarder leurs intérêts financiers.

Il n’est que de voir les belles et grosses voitures dans lesquelles trônent les uns et les autres pour en avoir une petite idée. En effet, les cheikhs reçoivent une rétribution pour chaque cérémonie de mariage. Pour eux, l’enjeu est donc véritablement vital…

Chasse gardée

Cette omniprésence de la religion vécue dans le multiconfessionnalisme se lit dans le calendrier, où plusieurs fêtes émaillent l’année. Elles sont respectées toutes à égalité. Au collège Élite, laïque pourtant, les différentes fêtes, musulmanes ou chrétiennes, ont toutes été marquées par un jour férié.

Toutefois, selon le quartier où l’on se trouve, on saisit mieux la partition (toujours existante) de la ville en quartiers musulmans et quartiers chrétiens. Pendant les fêtes de Pûques par exemple, les magasins en secteur chrétien sont fermés, les rues sont mortes, tandis qu’au même moment, tout est ouvert en zone musulmane.

Et y compris à l’intérieur d’une même religion, chaque communauté défend sa chasse gardée. Au moment du Ramadan, période festive très conviviale, Shi’ites et Sunnites se concurrencent. C’est le moment ou jamais de montrer qui est le plus zélé envers Dieu ! Ce sont les chefs religieux de chacune des deux communautés musulmanes qui annoncent solennellement à la télévision le moment précis où le jeûne est coupé, c’est-à-dire le moment où il est autorisé de se mettre à manger. Tous les fidèles sont affamés, et ce sont les derniers instants les plus torturants, quand toutes les victuailles sont offertes sur la table. Or, systématiquement, le cheikh shi’ite attend trois ou peut-être quatre minutes supplémentaires après que son confrère sunnite ait lu les versets du Coran appropriés. Il souligne ainsi l’ardeur plus grande de sa foi, qui accepte d’être mise à plus rude épreuve que le voisin sunnite. Subtilités qui nous auraient bien sûr échappé si on ne nous les avait pas explicitées !

L’emprise religieuse est malgré tout à nuancer, selon les classes sociales : ici comme partout, c’est l’argent qui départage. L’ouverture d’esprit n’est pas à chercher du côté d’une communauté plutôt que d’une autre, mais du côté du portefeuille. Ce sont les plus riches qui sont les plus émancipés, qu’ils soient musulmans ou chrétiens. Il est même permis de penser qu’un Musulman riche et un Chrétien riche auront plus de points communs qu’un Musulman riche et un Musulman pauvre, qu’un Chrétien riche et un Chrétien pauvre.

Tout juste peut-on avancer que les Chrétiens (riches, j’insiste) sont encore plus tournés vers l’Europe, encore plus tentés par l’occidentalisation, y compris celle des mœurs.

à Verdun, quartier riche musulman de Beyrouth, dont l’artère principale évoque les Champs-Elysées, je me souviens avoir croisé à l’entrée d’un magasin Benetton, deux pimpantes jeunes femmes en pantalon moulant, le visage mis en valeur par un coquet foulard bariolé. Ce dernier semblait davantage un attribut de beauté supplémentaire qu’un signe de soumission à une règle divine... Comment vivre sa religion, ou les paradoxes et ambiguïtés de l’identité libanaise !

Hezbollah, parti de Dieu

Si une certaine couche (aisée) de la population prend son parti des contraintes socio-religieuses en les accommodant de manière à garder les apparences plus ou moins sauves, il n’en va pas de même pour toute la population. Il est vrai que la modernisation des mœurs, des mentalités, du mode de vie, se cantonne essentiellement à Beyrouth et Jounieh (zone chrétienne très riche à la sortie nord de Beyrouth, paradis de néons où restaurants avoisinent boîtes, casinos et autres endroits "chauds").

Dans le sud du Liban, vie politique et vie religieuse s’entremêlent étroitement : les cheikhs sont des représentants religieux et des leaders politiques. À cet égard, le Hezbollah est un "modèle" : c’est le "parti de Dieu", importé d’Iran, issu de la révolution islamique menée par Khomeiny. Il est le symbole d’un fanatisme religieux entraînant obscurantisme et intolérance, mais aussi le premier combattant et résistant à Israël dans la zone occupée. Israël occupe une partie du Sud-Liban depuis 1982. Cette portion de territoire occupé est, censément, une zone tampon de sécurité entre les deux pays.

Si vous avez l’occasion de passer au Liban, jetez un coup d’œil à la chaîne de télévision Hezbollah, vous serez édifiés : le parti a le privilège d’une certaine reconnaissance, puisqu’une antenne lui est ouverte et consacrée. Les programmes y sont quelque peu répétitifs... Bien sûr, les rares femmes (y compris dans les publicités) sont voilées, mais surtout, la propagande anti-israélienne fait frémir : drapeaux d’Israël en flammes ; hommes armés filmés dans le maquis libanais, sur fond de chants guerriers primaires ; vibrants et haineux discours politiques, enrobés dans des messages religieux simplistes. Comment espérer qu’une quelconque solution puisse sortir un jour d’une aussi grossière radicalisation ?

A notre grande stupéfaction, le Hezbollah bénéficie pourtant du soutien et de la sympathie d’une grande partie de la population. Au nom de son action de résistance, le Hezbollah, aussi fanatique et rétrograde soit-il, est accepté dans le paysage politique. Notre stupéfaction va aller s’atténuant cependant, en découvrant sur les tables de classe du collège de nombreuses croix gammées de toutes tailles, assorties du nom "Hitler" en lettres majuscules. Les jeunes se sont véritablement réapproprié la croix gammée, transformant celle-ci en insigne de leur haine contre l’occupant israélien. Certains élèves se les marquent même sur la main. Nous leur ordonnons de les effacer quand nous les voyons, mais les autres collègues aussi, les ont certainement vues, et apparemment n’ont eu aucune réaction... L’antisémitisme est de règle (avec son fantasme récurrent : le complot juif international, qui tient en son pouvoir les différents médias de ce monde), et ses signes extérieurs en sont totalement banalisés.

Les tirades les plus enflammées des leaders du Hezbollah sont donc écoutées sans sourciller quand elles ne sont pas carrément approuvées, par bon nombre de Libanais. Les militants du "parti de Dieu" profitent de cette indulgence pour développer tout un versant social à leur action : distribution gratuite d’eau, dans les quartiers les plus pauvres de Beyrouth, ouverture d’écoles. Ils tentent ainsi de noyauter la société, dans le but ultime d’asseoir leur importance politique dans le pays, de devenir incontournables. Il s’agit aussi pour le mouvement de préparer l’après-occupation. En effet, si Israël se retire un jour du sud, le capital sympathie du Hezbollah risque de fondre dans la partie modérée de la population.

Martyr, héros du peuple

La figure emblématique de cette lutte contre Israël est le martyr : croyant et combattant, il est célébré par sa propre mère, et honoré par la population de son village dans de grandes fresques colorées, placées en évidence dans les rues. Sur un fond de couleur souvent jaune, symbolisant sans doute la lumière divine, la Vérité, se détache le visage du mort, fidèlement reproduit, et généralement assorti d’une arme. Dans un coin de la fresque, on voit "l’emblème" du Hezbollah, explicite : un drapeau noir surmonté d’une mitraillette.

Le chef du Hezbollah a lui-même donné l’exemple de la conduite à adopter face à la mort du martyr : il s’est ainsi publiquement félicité de la mort de son fils en martyr, affirmant rejoindre le clan des "élus", ceux qui ont eu un martyr dans la famille. Au nom de Dieu et d’un combat en son honneur, un père se réjouit de la mort de son propre fils...

Les martyrs sont presque toujours jeunes, et souvent issus de milieux modestes, voire pauvres. Le Hezbollah recrute d’ailleurs dans des régions minées par le chômage et l’absence d’avenir économique : la plaine de la Bekaa ou le sud du pays. Un Libanais de Baalbek (dans la plaine de la Bekaa) que nous avons rencontré, nous a dit de ces jeunes sacrifiés : "Ils sont plus faciles à convaincre parce qu’ils n’ont rien à perdre." Des jeunes désillusionnés, désespérés, deviennent des proies faciles pour l’endoctrinement fanatique et une logique de haine. Même si les situations sont politiquement différentes, on pense aux militants islamistes d’Algérie.

Le message de Dieu, détourné, déformé, devient alors la justification et la raison de l’action politique la plus extrémiste : le terrorisme par le sacrifice.

Un de nos élèves de seconde au collège élite, cultivé, modéré en apparence, me dit à la fin de l’année, sur le ton de la fierté, que deux de ses oncles sont morts en martyrs. Lui-même, selon les affirmations de ses camarades, a déjà parlé de rejoindre les combattants du sud et souhaiterait suivre un entraînement militaire. Pourtant, il appartient à une classe sociale aisée (son père est reporter pour l’AFP), il fait ses études dans ce lycée français laïque... Difficile à comprendre, au regard de notre conception occidentale des choses.

Achoura : que le sang coule !

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Au début du mois de mai, nous décidons de nous rendre à Nabatyeh, pour la célébration shi’ite de l’Achoura. Nabatyeh est un village situé près de la frontière avec Israël. À quelques kilomètres de l’agglomération, sur une colline, dans une ancienne forteresse datant de l’époque des Croisés, l’armée israélienne guette, et souvent bombarde...

Nabatyeh est un fief Hezbollah, et nul doute que l’écrasante majorité de sa population soutient l’action du "Parti de Dieu".

En arrivant au village, nous remarquons tout de suite des militaires de l’armée libanaise, venus visiblement au cas où les événements déborderaient. L’atmosphère est pesante, car tout le monde, y compris les enfants, est vêtu de noir. Il s’agit d’un deuil. Mais d’ordinaire, à Beyrouth par exemple, ce deuil se vit de façon symbolique, par une cérémonie, une gestuelle, un rituel très codifiés... Pas à Nabatyeh, où l’on vit sa foi au premier degré.

Après avoir garé notre voiture à l’entrée du village, nous nous acheminons à pied vers le centre ; nous croisons quelques adultes, et aussi des enfants, qui arborent une écharpe de coton blanc tachée de sang, ainsi qu’un petit pansement également tûché, collé sur le haut du front. Les enfants sourient, paradent un peu, sont apparemment tout contents, et même fiers.

En nous rapprochant du centre, nous remarquons une tente de la Croix Rouge. Quelques minutes plus tard, nous sommes bousculés par deux infirmiers transportant un brancard sur lequel est allongé un homme.

La population est plutôt silencieuse, mais en même temps souriante et assez détendue. Beaucoup ont un appareil photo ou même un caméscope.

Enfin nous arrivons au centre du village, où s’assemblent le plus de gens. Nous voyons alors (avec effarement !) ce pourquoi tout le monde est là : des hommes (jeunes pour la plupart) se déplacent par groupes d’une vingtaine, en courant et en scandant très fort des formules religieuses. Leur comportement nous fait immédiatement penser à une transe. Ils se sont ouvert une veine sur le crûne, provoquant ainsi une hémorragie, qu’ils renouvellent sans cesse en réouvrant la plaie. Certains enfants eux-mêmes subissent ce rituel.

Ce sont eux que nous avons vus en arrivant dans le village, avec leur pansement arboré fièrement.

Oppressés par le sang, les cris, la foule, le fanatisme palpable de l’ensemble, nous rebroussons chemin rapidement. Sur la route du retour, nous croisons des voitures dont les passagers, toutes fenêtres ouvertes, brandissent des drapeaux noirs en criant "Hezbollah ! Hezbollah !".

Ce Liban fanatique ne s’incarne, il est vrai, que dans une minorité de sa population. Mais il existe cependant bel et bien, et il jouit d’une certaine légitimité dans le paysage religieux et politique. Le Beyrouth occidentalisé, modernisé à bien des égards, prépare mal à cette autre réalité !

Toute l’année, à chaque fois que nous nous sommes promenés dans Beyrouth, j’ai eu le sentiment en levant les yeux sur ces façades qui parlent encore de violence, de haine et de mort, d’être le témoin d’une tragédie absurde. Tous nos collègues et nos amis libanais partagent une même amertume et font preuve d’une même lucidité quant à l’inutilité du conflit ; Ils ne paraissent toutefois pas pour autant débarrassés des scléroses identitaires.

Ni libérale, ni intégriste, ou plutôt, l’une et l’autre à la fois, la société libanaise d’aujourd’hui semble bien à définir dans cette improbable dualité.