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L'Oeil électrique #6 | Société / Yann Paranthoën

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Par Wilfried Jaillard.
Photos : Sylvie Plouraboué, Wilfried Jaillard.

Depuis une trentaine d'années, Yann Paranthoën promène ses micros et son magnétophone à bande magnétique pour traquer les expressions, les actes et les états d'âme de notre quotidien. Ses créations Sonores, plus proches de l'aventure humaine que du voyeurisme, dévoilent pudiquement la vie de ses " modèles " : gardiens de phare, tailleurs de pierre, femmes de ménage. Ce jeune retraité de Radio France réussit, grâce aux sons, à en retranscrire la logique. Avec une tendresse lucide. Le bonhomme est fidèle à son œuvre : simple et chaleureux. Ce qui ne l'empêche pas d'affirmer ses idées, toutes basées sur son vécu et sa démarche radiophonique marginale.

J'ai été marin pendant cinq ans avant de rentrer à Radio France. J'ai quitté ma famille, cette maison et l'Ile Grande en 1952, à l'âge de dix-sept ans. J'ai navigué comme radariste sur les bateaux, mais ça n'avait pas grand chose à voir avec la radio. Après, je suis un monté sur Paris comme cela se faisait souvent à l'époque, car il n'y avait pas de travail en Bretagne. Par le plus grand des hasards, j'ai rencontré des gens qui travaillaient à la radio. Tout s'est fait très simplement. J'ai juste passé un test, et j'ai appris le son sur le terrain et dans les studios. Pendant dix ans, j'ai fait du montage : j'ai coupé, j'ai collé de la bande magnétique. J'ai beaucoup écouté et progressivement, j'ai découvert qu'elle avait un langage spécifique. En fait, les gens n'utilisent pas la bande comme un moyen d'expression, mais comme un support. La radio, ce n'est pas ça ! La radiophonie suppose qu'il y ait un retravail sur les éléments, qu'il y ait une technique de mixage, de montage... C'est assez long.

Et aussi très dur à décrire !
Oui, c'est un langage très peu utilisé. En général, les gens partent d'un écrit, se lancent dans une démarche un peu intellectuelle. A la radio, on entend les gens s'exprimer sur la bande magnétique, mais ils ne se servent pas de la bande magnétique comme d'une matière. Moi, j'étais complètement ignorant quand j'ai commencé. J'étais privé de ma langue. Je suis breton, et quand j'ai découvert la radio à Paris, je ne fonctionnais pas bien avec les gens qui m'entouraient Parce qu'en musique et en littérature, je n'avais pas les codes. Je me suis donc inventé un langage. C'est à dire que j'ai trouvé dans les sons un langage pré écrit, non codé : il n'y a pas d'alphabet, pas de notes. La radio, pour moi, c'est une peinture. Oui, la radio est proche de l'art plastique : il y a des couleurs que l'on peut mélanger.

Comment procédez-vous ?
J'enregistre d'abord une toile de fond en stéréo, que ce soit le son des lieux ou le dialogue des personnes entre elles, ou qui me parlent alors qu'elles sont en action. J'appelle cela le " mouvement stéréo ". Après, je revois ces personnes dans l'intimité, et je les enregistre " à blanc ", en mono et sans bruit parasite. Cela correspond à la voix intérieure des personnages. Si j'enregistrais ces voix en stéréo, elles couvriraient au montage le mouvement stéréo et tueraient l'intimité. Pendant le montage, le mouvement stéréo est en fait une toile de fond à laquelle j'ajoute des couleurs : un aboiement de chien ici, un bruit de mer là... Je recompose un tableau sonore, sans artifice : je ne retraite plus mes enregistrements depuis longtemps. Si on tient un discours cohérent, il est inutile d'ajouter de l'écho, ou quoi que ce soit d'autre. Ça, c'est juste un moyen d'Être séduisant et de brouiller les cartes quand on n'a pas grand chose à dire.

Vous considérez l'arrivée des outils numériques comme une perte de l'aspect tactile ?
Oui, le toucher se perd dans les métiers d'art. Le virtuel m'inquiète, car je considère le montage comme un acte d'amour. Beaucoup d'artisans disent la même chose de leur activité. Et si on enlève le toucher dans un acte d'amour... J'espère que la machine ne prendra pas le pas sur l'individu, ce qui est le cas actuellement : mes collègues qui montent sur support numérique ont une souris à la main ; ils n'écoutent plus vraiment le son, qui apparaît sous forme de spectre. Le numérique permet de faire des choses assez incroyables, mais bon... Je ne suis pas porté sur les nouvelles techniques, mes magnétos me suffisent... De toute façon, la technique ne peut rien pour l'essentiel, c'est juste un outil. Actuellement, elle devient parfois la star au détriment du contenu. Et puis, elle est fascisante : ce sont les commerçants qui décident des supports que vous pourrez vous procurer. J'ai très peur que la bande magnétique disparaisse un jour. D'ailleurs, c'est étrange, mais je n'arrive pas à réaliser une émission optimiste ! Mes travaux sont toujours le reflet d'une disparition... Mais ce n'est pas une démarche consciente...

Comment en êtes-vous venu au reportage ?
J'ai commencé par travailler pour les autres comme preneur de son et monteur. Après, j'ai fait des sujets tout seul. J'ai essayé de construire des émissions uniquement en montage et mixage, avec des sons que je dis "radio" parce que je n'ai pas d'autre mot. Mais sans texte et sans musique : pour moi, utiliser une musique est une faiblesse parce que cela signifie que l'on n'a pas les moyens de faire passer ce que l'on a envie. Utiliser des textes ou des musiques en radio, je pense que c'est une erreur.

La radio et la musique ne sont-ils pas deux langages différents ?
Oui, ce n'est pas une critique de la musique que je fais. Mais je pense que la musique a d'autres lieux pour s'exprimer. Pour moi, la musique, c'est le concert. Quand elle est enregistrée, c'est déjà autre chose. Mais je veux dire que passer un disque en radio n'est pas un acte radiophonique. C'est un acte de programmateur. Un disque m'intéresse en radio si je peux le piétiner, le casser, le mettre en pièces, et le remettre dans une démarche radiophonique.

C'est un peu paradoxal, non ? Au final, votre travail est un objet fixe, figé sur la bande...
Sauf qu'il y a une scène pour la radio, qui est le train d'ondes entre l'émetteur et l'auditeur. C'est là où le produit est magique : quand ça passe dans le petit poste. C'est là qu'il décolle ou qu'il ne décolle pas. Lorsque le produit n'est pas dans le train d'ondes, il est mort.

Quel type de public avez-vous ? Parce que si France Culture diffuse des choses intéressantes, ça manque souvent de fantaisie.
Oui, tout à fait. Nous sommes peu à essayer de faire autrement. La routine veut qu'il y ait un ton assez " culture ", qui serait à remettre en cause. Mais je ne pense pas que ce ton existe dans mes émissions ?

Non, pas du tout !
Il y a quand même la création radiophonique du dimanche soir, qui est souvent assez différente. Mais c'est vrai qu'il y a des conventions : un ton radiophonique et " culture ". Je n'aime pas ça. Moi, je travaille en sorte que mes émissions soient écoutables par tout le monde. Elles ne sont pas ludiques. Comme la peinture d'ailleurs : offerte au regard de tous ! Il n'y a pas de cloisonnement ! Ceci dit, France Culture est la seule radio un peu valable, car c'est la seule qui n'hésite pas à aller au-delà du reportage. Elle accueille de nombreuses créations sonores, des travaux qui demandent du temps, donc un certain investissement financier. Et nous avons parfois du mal à justifier cet investissement, car France Culture touche entre 300 et 400 000 auditeurs, ce qui est peu. C'est dérisoire face à RTL ! Les radios cherchent maintenant la rentabilité à tout prix. Comme dans tous les domaines. Mais je crois que les choses ont toujours été ainsi : si on veut montrer qu'une expression existe, il faut toujours faire " contre ". On se retrouve toujours face à des gens qui font barrage parce que les travaux qui sortent du quotidien dérangent tout le monde. Et ces adversaires te poussent à bien faire les choses parce que si tout était facile, on ne le ferait peut-être pas.

C'est un discours militant que vous tenez là !
Oui, tout à fait ! Je crois qu'inventer un langage, ce que je pense avoir fait, c'est comme mettre une bombe quelque part : c'est un acte révolutionnaire. Peut-être l'acte le plus fort. Il faut aussi considérer le fait que lorsque j'étais enfant, j'étais privé de ma langue et de ma culture : les langues régionales ont longtemps été illégales. Je fais partie de la génération qui a le plus souffert de cela. Et maintenant, j'ai du mal à me faire accepter comme bretonnant auprès des militants bretons.

Pensez-vous qu'un sentiment de révolte soit nécessaire pour créer ?
Je crois, oui. Créer, c'est aller contre. Certains collègues me détestent car je ne travaille pas dans les normes J'enregistre seul, je monte seul, je mixe seul. Les techniciens sont souvent perçus comme juste bons pour couper de la bande, pas pour penser. Mais les choses semblent s'améliorer doucement. .. Enfin, mon travail peut être perçu comme de mini-actes révolutionnaires de gauche. Je ne suis pas sûr qu'il y ait une réelle esthétique de droite... (rires) Non, franchement 1 Et puis, la société de consommation enlaidit. C'est dans la pauvreté que je trouve les gens " beaux ".

Avez-vous la volonté de faire un travail " populaire " ?
Non, ce n'est pas ça. Je pense qu'un travail est réussi quand il y a plusieurs lectures possibles. Lulu, mon reportage sur les femmes de ménage de la Maison de la Radio, doit être écoutable par ces femmes. Sinon, ça n'a pas de sens. Et les auditeurs qui s'intéressent au son y trouvent une autre lecture. Sur Lulu, mon travail était de trois ordres ; au premier degré, on trouve l'histoire sociale des femmes de ménage de radio France, Ensuite, un travail sur l'esthétique sonore de la Maison de la Radio, Et puis un travail sur le langage réinventé par ces personnes qui sont toutes, à part Lulu, immigrées : des gens d'Afrique du Nord, du Sri Lanka, d'Espagne, du Portugal... Ces gens là, le temps d'un ménage, se réinventent un langage, fait d'un peu de français et d'un peu de leur langue... Je montrais qu'il y avait un échange à la fois très bizarre et très logique, car ce nouveau langage est pour eux une nécessité.

Vous recherchez (les gens qui parlent d'une façon particulière, ou qui ont plus de gouaille que d'autres ?
Moi, je rencontre plutôt des gens du peuple. Les intellectuels ont un parler très structuré, une logique de discours qui est dure à attraper au montage. Je préfère les voix qui ont des gueules. Elles sont plus porteuses, elles ont des couleurs. Quand on est en montage, on a l'impression d'avoir une matière dans les mains, pas juste un discours. Et puis... Ils m'intéressent plus ! Ça vient peut-être du fait d'être né ici, à l'Ile Grande. Je suis resté très proche de ce lieu. J'ai grandi au milieu des tailleurs de pierre, j'ai appris à vivre à côté d'eux. Ils étaient relativement pauvres et plutôt méprisés, alors qu'ils taisaient un métier extraordinaire. J'ai appris l'essentiel ici: à respecter la matière que je traite. Quand mon père travaillait, il respectait le granit qu'il touchait. Il était tout à fait en accord avec son environnement J'ai essayé de développer ce rapport : respecter la matière, c'est ne pas la plier à ceux qu'on a envie de faire. En ce qui me concerne, il s'agit d'un dialogue avec le son, et c'est toujours lui qui commande.

Vous parlez de respect de la nature. C'est une notion que l'on vous a inculquée?
Non, c'était inscrit dans le quotidien. Maintenant, on parle beaucoup d'écologie, mais je me souviens que mon père était en accord avec la nature sans se poser de question. S'il pêchait un petit poisson, il le remettait à l'eau ; sans tendresse, car le poisson serait plus gros l'année suivante. Il n'y avait pas non plus de pollution, car personne ne gaspillait à cause de la pauvreté. C'est vraiment la société de consommation qui a amené tous ces problèmes, cette philosophie du jetable. Moi, je suis très inquiet pour l'avenir. Je ne veux pas prétendre que c'était mieux avant, mais je constate que les objets n'ont plus de valeur. Je crois que ça a été une chance pour moi de grandir dans le milieu ouvrier : j'ai appris à respecter mon matériel, à ranger mes affaires. Et d'ailleurs, si je devais prendre un apprenti pour le son, je le prendrais à l'âge de treize ou quatorze ans. Toujours cette idée de compagnonnage ; il m'accompagnerait, il couperait de la bande - ce que j'ai fait pendant dix ans. C'est fastidieux, laborieux, peu glorieux, mais c'est comme cela que l'on apprend le métier ; en écoutant. En fait je crois que si j'avais su plein de choses, j'aurais été moins à l'affût de la découverte. Je dis souvent que j'ai eu la chance d'être ignorant

Cette consommation à tout va, c'est aussi celle que l'on trouve généralement dans le paysage audiovisuel actuel : ça passe et on oublie aussi vite !
Oui, il y a un gaspillage énorme. Nous avons des outils de communication fabuleux, et nous les utilisons pour des choses assez nulles. Mais la télévision fait beaucoup d'audience. Et je trouve que les intellectuels sont un peu absents : il n'y a pas de résistance ou de critique fondamentale de ce système. Je pense parfois à passer une annonce dans la presse locale pour demander aux gens d'apporter leurs postes télé sur la place de la mairie ; on les mettrait tous dans un camion et on irait les jeter à la mer. Mais je suis sûr que personne ne viendrait. Je suis pourtant sûr que la télévision telle que nous la connaissons est dangereuse et mal utilisée.

Il en est de même avec la radio ! Souvent les reporters se ruent sur les événements, font un son de cinq minutes et repartent.
Bien sûr. Mais le temps n'est plus rentable. Pour la diffusion d'un reportage qui m'a pris six mois de travail, je touche cinq cent francs. Ces produits sont mal payés, et on ne peut pas les vendre. C'est ça le problème ! Quand je diffuse une émission à la radio, n'importe qui peut la copier. Donc, pour la vendre, je dois passer par le CD. Deux de mes émissions ont été gravées : Lulu et mon histoire du Nagra (les magnétophones à bande sur lesquels je travaille depuis mon arrivée à Radio France). Mais très peu de gens souhaitent publier ce genre de travaux. Ça me donne parfois l'impression d'être un zombie dans l'espace, de ne pas être entendu ; et mes collègues ont ce même sentiment. Mais vous parliez tout à l'heure des auditeurs de France Culture. Les quelques personnes qui m'écrivent sont des gens de votre âge ; vous êtes tous deux dans la vingtaine d'années ?

Oui.
Donc, ce sont des gens de votre génération : comme s'il y avait dans ces produits quelque chose de troublant... J'avoue que parfois, je me demande quelle est la tête de mon public. C'est pour ça que j'aime organiser des diffusions publiques : pour voir la tête des gens qui écoutent. Dans ce cas là. la diffusion n'excède pas quarante-cinq minutes, car la notion du temps est très différente : on n'est pas vraiment seul. Alors que dans l'écoute radio, l'espace est remplacé par l'imaginaire. Chacun y perçoit des paysages différents : ce n'est pas un espace physique. Quand on fait un travail, on suppose qu'il n'y a qu'un auditeur. Les gens ne savent d'ailleurs plus écouler la radio ; ils écoutent les informations, la musique, en pensant à autre chose. Moi, je défends des produits qu'il faut écouter comme si l'on allait au spectacle : on est dans le noir et on écoute. C'est très confidentiel. Les gens ne sont pas habitués à cela... Mais il y a une expression radiophonique, un langage comme peuvent l'être le cinéma, le théâtre, la musique ou l'écriture.

Quel fut votre premier reportage ?
C'était à l'époque où mes filles avaient l'âge de me balader dans les magasins de jouets. C'était un travail sur le monde miniature et sonore des jouets, qui s'appelait Un petit Chariot pour la Grande Ourse. Je l'ai réalisé au tout début des années soixante-dix... Peut-être même avant... J'essayais d'y comparer le monde sonore des jouets et le monde des adultes. Je pensais alors me lancer dans une émission plutôt gaie, et en fait, c'est un reportage d'une tristesse infinie. Parce qu'au niveau des jouets, on retrouve ce que font les grands : les guerres, les embouteillages... Les jouets sont le reflet du monde des adultes, et je trouve les " mini-guerres " et les " mini-embouteillages " plus inquiétants que les vrais. Je ne connais pas les jeux vidéos actuels, je ne sais pas du tout si leurs contenus sont porteurs pour las enfants... Enfin ! Par la suite, j'ai continué à fonctionner dans le quotidien. J'essaye juste de créer une situation, de trouver un événement où il risque de se passer des choses. Par exemple, j'ai fait un reportage sur Van Gogh, et plus précisément sur Les Mangeurs de Pommes de Terre. L'approche n'était pas évidente pour moi : je ne suis pas un théoricien de la peinture. Je suis allé en Hollande, pour y rencontrer des paysans et qu'ils me disent le nom des pommes de terre que l'on voit sur le tableau. Je ne parle pas le hollandais, donc j'ai demandé à une traductrice de me poser quatre questions sur le papier, et j'avais une petite reproduction de l'œuvre de Van Gogh. Et je montrais le tout aux paysans. Certains avaient eu un père ou un grand-père qui avait connu Van Gogh, et ils m'ont appris qu'il leur donnait des chutes de toile pour boucher les trous dans leurs huttes, qu'une de ses modèles était enceinte de lui, qu'il a été maudit pour cela. De cette façon, je découvre un autre Van Gogh. J'appelle cela " créer l'événement " !

C'est aussi une question de chance, non ?
Tout à fait, mais il y a un retour. Si on se met en situation, l'événement finit par arriver. Et à partir de là. il faut être vigilant. Je n'impose rien sur le terrain, et je n'enregistre jamais les gens que je rencontre s'ils ne le souhaitent pas. Quelque part, l'enregistrement est un viol, et je comprends que certaines personnes refusent de me parler lorsque j'ai mes micros. Certaines d'entre elles sont même devenues des amis.

Comment abordez-vous les gens, et comment réussissez-vous à obtenir ce caractère intimiste dans vos reportages ?
Je passe beaucoup de temps avec eux. J'essaie de faire oublier les micros, qui ont parfois un caractère agressif, comme une arme ! De plus, les gens qui n'ont pas l'habitude d'être enregistrés vont essayer de parler bien. J'appelle ça le " parler cravate " : ils font attention à ce qu'ils disent. Ils se censurent car ils savent que ce qu'ils disent pourra être écouté par d'autres. L'idéal, lorsque je rencontre des gens. c'est de venir pour un faux prétexte. Si on leur en dit trop, ils préparent ce qu'ils vont dire.

Comment procédez-vous sur le terrain ?
D'abord, je m'assure que tout se passe bien techniquement. Je règle mes potentiomètres à un niveau moyen, et je promène mes micros. Je m'éloigne ou je m'approche suivant la puissance des sources sonores, mais je ne regarde jamais les vumètres. Je fais tout à l'instinct. J'écoute au hasard, et je ne finis par entendre que progressivement. J'essaie d'enregistrer le son des lieux dans lesquels je me trouve. Je repère dans ma tête les moments à préserver. Je ne note jamais rien par écrit, parce que si je le fais, je vais croire que mon écrit dit ce qu'il y a sur la bande. Et c'est forcément faux ! L'écrit ne peut pas retranscrire les résonances, le ton des personnes qui parlent, il ne prend en compte que le sens, A force d'écouter, il y a des choses qui se dégagent, un montage se fait dans l'inconscient. En fait, ce n'est pas vraiment moi qui décide de la forme et du rythme d'une émission, c'est la matière enregistrée. De plus, c'est du collectage. Oui, tous les sons indiquent une époque : un son d'avion, de voiture, de téléphone... Le son est vraiment une information. En reportage, j'enregistre tout le temps, car on ne sait jamais ce qui va se passer. J'essaie vraiment d'enregistrer le spontané, et je travaille sans casque, sinon les gens sauraient toujours quand j'enregistre.

Les gens que vous rencontrez réagissent-ils bien à vos reportages ?
Quand ils entendent le résultat, en général, ils ne reconnaissent pas leur voix. Mais c'est classique. Comme j'estime " voler " ces personnes en les enregistrant, je fais en sorte de ne pas les trahir, de ne pas rechercher le sensationnel. D'un autre côté, peindre un portrait sonore de quelqu'un consiste à le dessiner au mieux ; et le dessiner au mieux signifie ne pas le dessiner tel qu'il est. Pour communiquer comment on perçoit une personne, il faut exagérer le trait ; c'est Van Gogh qui a dit ça.

Etes-vous un artiste ?
Non. Moi, je travaille. L'art, cela signifie être en accord avec la matière que l'on traite, et après... je ne sais pas. Je pense que c'est une façon de marcher : à un moment, on ne peut plus s'empêcher de le faire. Lorsque l'on est à la recherche d'une expression, on y engage sa vie, il faut être disponible tout le temps. Ce qui est plutôt incompatible avec la vie de famille. Je me demande même si on n'y laisse pas une part de sa sexualité, car l'art mobilise les mêmes sens que l'acte sexuel. J'ai un jour demandé à Irène Zack (sculpteur) : " A quel moment pensez-vous qu'une œuvre est terminée?" Elle m'a répondu : " Quand ça chante ! " C'est indéfinissable. C'est une question de charme.

Deux CD de Yann Paranthoën sont disponibles via Ocora Radio France. Voir par ailleurs le programme des Nuits Magnétiques et des Atelier de Création Radiophonique sur France Culture.