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L'Oeil électrique #6 | Nouvelle / Un grain de sable dans le sablier

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NOUVELLE / UN GRAIN DE SABLE DANS LE SABLIER

Par Pascal Nourisson.
Illustrations : Laure Del Pino.

La guirlande lumineuse tendue en travers de la rue annonçait le nouvel an. Une date géante se détachait au milieu d'une multitude d'étoiles scintillantes : 1991. Plus je l'observais, suspendue au-dessus de ma tête, plus je la trouvais bizarre. Avec rien que des 1 et des 9, premier et dernier de la série des chiffres, cette année ne pouvait être banale ! Et puis d'autres indices ont renforcé ce pressentiment. Ainsi, le 91 était le symétrique du 19, comme son reflet dans un miroir et ces 1, encadrant des 9, ne préfiguraient-ils pas un cycle en perpétuel recommencement ? J'ai donc attendu le 19 Janvier - mois noté 1 - avec l'intime conviction que quelque chose d'exceptionnel allait se produire exactement à 19 heures 19. Ce jour-là, à cette heure précise, je guettais le fameux événement dans un wagon de métro bondé, entre les stations " La fourche " et " Brochant ". Et rien ne s'était passé. Ni dans ce tunnel, ni dans le reste du monde. Ni le lendemain, ni les mois suivants. Un peu désappointée, j'ai fini par admettre que mon intuition m'avait trahie et par écarter toute perspective de turbulence. L'hiver a passé, le printemps aussi... Ce vendredi de juin, je suis restée chez moi. La matinée a commencé avec la préparation d'un devoir pour mes élèves de seconde, un commentaire de film portant sur l'ensemble du programme. Ensuite, je me suis adonnée à mon violon d'Ingres, la verroterie de la traite négrière et ses usages dans le culte Vaudou des Mina du Togo. De tels engouements pour des sujets aussi futiles ne sont pas raisonnables mais ils me procurent une si délicieuse sensation d'exister que j'ai tendance à les multiplier en me focalisant sur n'importe quoi. Colin est arrivé vers midi et m'a aidée à traduire mes enregistrements en langue Mina. Et puis, longtemps, tranquillement, nous avons fait l'amour sur le tapis persan du salon...
Il est reparti assez tard mais comme c'était l'été, la nuit n'était pas encore tombée. Je me suis couchée et endormie profondément. Dire que le téléphone m'a réveillée ne serait pas tout à fait exact. En fait, la sonnerie a coïncidé avec l'instant où j'émergeais de mon sommeil. J'ai tendu un bras vers la table de nuit pour saisir l'écouteur.
- Maud ?
- Oui... ?
La voix m'était familière. Pourtant, je n'arrivais pas à la resituer.
- C'est Julie. Je ne te réveille pas, au moins ?
- Ah, Julie ! Non, non... j'allais justement me lever. (Par la fenêtre, j'ai vérifié qu'il faisait jour). Quelle heure est-il ?
- Dix heures.
J'ai sursauté.
- Dix heures ! Comment j'ai pu dormir autant ? Oh, là, là ! J'avais cours avec les secondes, de huit à dix et ils devaient composer leur dernier devoir de l'année !
Julie a dû sentir mon affolement.
- Enfin Maud, calme-toi, c'est pas si grave.
J'ai repris mes esprits et dressé un rapide bilan de la situation. Au fond, elle avait raison. Un coup de fil au secrétariat et quelques mots d'excuse devraient suffire.
- Dis donc, dans ton bahut on bosse jusqu'à dix heures ?
C'est quasiment le bagne !
- Ben, je t'ai pas dit que j'avais cours le samedi matin ?
- Si. Je sais bien que tu travailles le samedi, mais là, on est vendredi. Et demain samedi, j'ai rendez-vous avec Paul, à neuf heures. Je ne risque pas de me tromper de jour !
- Eh bien, s'il est dix heures, tu l'as raté ton rendez-vous !
- Tu es vraiment têtue 1 D'accord, il est dix heures. Mais vendredi.
J'ai laissé Julie se répandre sur Paul. Ses épanchements me laissaient le temps de réfléchir... Je pouvais retracer mon emploi du temps de vendredi sans aucune difficulté... Impossible de revivre deux fois la même journée... et encore moins de dormir sans interruption une semaine entière ! Cette histoire était insensée. J'ai fini par raccrocher le téléphone, complètement déboussolée. Les propos de Julie semblaient cohérents, les miens aussi... Alors comment expliquer cet absurde dialogue de sourd ? A moins qu'on soit effectivement vendredi mais vingt-deux heures... J'avais dû me coucher à vingt et une heures et ne dormir qu'une heure mais d'un sommeil si profond qu'à mon réveil j'avais cru la matinée du lendemain déjà entamée. Ça, c'était plausible. Réconfortée par cette hypothèse, j'ai tourné machinalement le bouton du poste de radio. Une litanie débitait le bulletin météo du week-end... Demain sera ensoleillé sur l'ensemble du territoire... Dehors, la nuit tombait. Tout rentrait dans l'ordre. En ouvrant les volets, le samedi matin, le ciel était bleu comme prévu. La douceur de l'air m'a incitée à enfiler une robe d'été et à me rendre à pied au lycée. Après un petit café dans mon bar habituel, je me suis frayée un passage dans la cohue qui s'engouffrait dans le hall et j'ai emprunté l'escalier réservé aux enseignants. Mes élèves de seconde, agglutinés devant leur salle, affichaient une passivité déconcertante. D'ordinaire, avant un devoir, ils se bousculaient pour entrer. J'ai attendu qu'ils rejoignent leur place. En les voyant avachis sur leurs tables sans manifester la moindre intention de prendre une feuille de copie, j'ai haussé le ton :
- Qu'attendez-vous ? Vous avez oublié qu'aujourd'hui il y a devoir ?
La classe s'est figée, perplexe.
- Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ? Vous sortez d'un lavage de cerveau ? Un bougonnement a rompu le silence.
Il provenait du fond de la pièce, de la place attitrée de Jocelin, un petit nerveux toujours prêt à intervenir.
- Jocelin ? Encore quelque chose qui te dérange ?
- Madame, le devoir, on l'a déjà fait. C'était un commentaire de film. Vous avez même promis de nous le rendre aujourd'hui...
Je n'ai pas entendu la fin de la remarque de Jocelin. J'ai senti l'estrade se ramollir et se dérober sous mes pieds. Les tables se sont retrouvées collées au plafond. Les élèves, suspendus dans le vide, oscillaient en rythme comme des balanciers d'horloge. Tout en bafouillant, j'ai cherché fébrilement un point stable pour accrocher mon regard et esquiver ces trente paires d'yeux incrédules et vaguement hostiles. C'est alors que je l'ai vu. Mon cartable, là, ouvert sur le bureau. Cet objet familier allait sûrement me tirer de cette mauvaise situation. Ce classeur noir, peut-être ? Il contenait un paquet de copies de seconde portant sur l'analyse d'un film. Des annotations au stylo rouge prouvaient qu'elles étaient corrigées... A l'évidence, mes repères, et moi avec, venions d'être catapultés dans une dimension encore inexplorée. Que faire quand les neurones tricotent des mailles à l'envers ? En me réfugiant dans de bons vieux réflexes de prof expérimentée, j'ai réussi à faire bonne contenance jusqu'à ce que la sonnerie me délivre de ce cauchemar. J'ai dévalé les trois étages comme une folle, traversé la rue sans regarder, et me suis affalée sur la banquette du bistrot d'en face. Le serveur s'est approché et m'a lancé, sur un ton jovial :
- Un café, comme d'habitude ?
- Oui, un café, s'il vous plaît, et aussi un cognac.
Je bois rarement d'alcool mais là, j'avais besoin d'un petit remontant.
- Qu'est ce qui vous arrive ce matin ? Vous voulez encore un cognac ! C'est votre deuxième et il n'est que dix heures.
Je n'ai pas répondu. Je me sentais glacée. J'ai avalé le café et le cognac en m'efforçant de ne penser à rien et je suis sortie, en proie au vertige et à la nausée. Un autobus est passé devant moi. J'y suis montée. Il a emprunté son trajet habituel. A l'intérieur, il y avait bien deux rangées de sièges de chaque côté d'une allée centrale. Le conducteur était à l'avant, dans une cabine vitrée. Il y avait des passagers, certains debout, d'autres assis. Aucun ne prêtait attention à moi. Parfois le véhicule s'arrêtait et les trois portes s'ouvraient laissant des gens monter ou descendre.
En somme, rien d'anormal...
Je suis descendue à mon tour et j'ai marché jusqu'à mon appartement. En entrant, une odeur de pipe m'a chatouillé les narines. Colin était là. 11 est venu vers moi et m'a embrassée tendrement :
- Ça va ? Comment s'est passé la matinée ?
Les coussins moelleux du canapé m'ont récupérée sans force et sans voix. Au bout d'un moment, Colin a ajouté :
- Avant de reprendre mon train, si tu veux, je peux t'aider à traduire tes enregistrements en Mina.
J'ai renoncé à comprendre. Le monde m'échappait et je m'y résignais. D'ailleurs, à quoi bon lutter ? Cette décision me rendait étrangement paisible. Et puis, longtemps, tranquillement, nous avons fait l'amour sur le tapis persan du salon...
Dans la soirée, j'ai raccompagné Colin à la gare de Pont Cardinet. Après son départ, celle-ci est restée déserte car la plupart des trains la traversent sans s'y arrêter. La grande aiguille de la pendule tressautait à chaque seconde, froide et déterminée. Le soleil entamait sa culbute. La lune s'aventurait dans un coin du ciel. Le vent soulevait des tourbillons de poussière. L'univers entier était en mouvement. J'étais au centre, figée. Je me calcifiais. Je rêvais d'être immobile, immuable et immortelle.
Alors, j'ai entrepris d'arpenter méthodiquement le quai. Avec précaution, j'ai avancé mon pied gauche sur la bordure, en m'appliquant pour qu'il reste bien parallèle à la voie, tandis que je faisais glisser l'autre juste sur l'arête. Ma chaussure droite tanguait dangereusement. Une moitié de sa semelle reposait sur la terre ferme, l'autre était ailleurs, là où il y a peut-être tout ou peut-être rien. Cette incertitude me plaisait. Soucieuse de respecter les règles du jeu que je m'étais fixées, je me concentrais pour que l'axe de ma chaussure coïncide avec cette frontière.
Pendant que j'observais scrupuleusement mon parcours de funambule, un haut-parleur a résonné dans la gare : " L'express 1119 est annoncé à 19 heures 19 sur la voie 1. Attention, ce train est sans arrêt. Veuillez vous éloigner de la bordure du quai. "
Un bruit d'enfer a couvert la voix off. Une masse tonitruante et noire a surgi. D'un bond, j'ai sauté sur le côté. C'était le neuvième jour du sixième mois. Mais un 6 n'est jamais qu'un 9 qui a mal tourné...