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L'Oeil électrique #8 | Société / Sexe: morales et sexualité

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Par Soraya Morvan.
Photos : Lionel Boscher.

Pendant plusieurs années, Jean-Claude Guillebaud s’est livré à une recherche sur l’évolution des moeurs en matière de sexualité, avec la question-prétexte : qu’a-t-on fait depuis mai 68 ? Le résultat, un ouvrage paru en 1998 : La Tyrannie du plaisir (Seuil), dont il semble avoir pris le sien (de plaisir) à décliner les thèmes lors de la sortie du livre. Il renouvelle l’exercice ici, le ton sûr (suffisant ?…), selon une étude minutieuse, souvent drôle, et assurément enrichissante. Où l’on (re)découvre que les religions ne sont pas mères de tous les tabous, que la permissivité peut aller de pair avec la répression, que l’homosexualité n’est pas une identité en soi depuis si longtemps, ou que le libéralisme s’accommode de la sexualité comme d’une marchandise.

Je suis un soixante-huitard : j’avais 24 ans en mai 1968. Après mai 68, j’ai participé à toutes les grandes remises en questions des erreurs de cette époque. En tant qu’éditeur, j’ai publié plusieurs livres d’anciens gauchistes s’interrogeant sur le sens de leur engagement : le tiers-mondisme, le maoïsme. J’ai moi-même écrit un livre en 78, Les années orphelines, qui était un examen de conscience, un bilan de ce que nous avions rêvé de faire à l’époque, et je me suis aperçu qu’on acceptait de remettre en question tous les sujets de cette période-là, sauf un : la question sexuelle.

Pourquoi ?
C’était comme si on avait brisé des tabous, mais que paradoxalement, par la suite, cette permissivité était devenue elle-même un tabou, comme si on voulait mettre cette belle conquête sous Cellophane, sans vouloir y toucher. Parce que croyait-on, on faisait le jeu de la réaction, des bourgeois et de l’ordre moral. J’ai eu l’impression qu’on avait gelé la question du sexe. Comme on cessait de réfléchir à l’interdit, aux comportements à définir par rapport à l’inceste, ces interdits nous ont sauté à la figure, et de la pire manière c’est à dire sur le mode judiciaire : à un moment, il y a eu des faits divers et on a découvert tout à coup l’horreur de la pédophilie et de l’inceste, en basculant subitement de l’indifférence à l’obsession punisseuse.

Comment la pédophilie serait-elle soudain devenue inavouable ?
Il y a encore une quinzaine d’années, on n’avait pas pris conscience de la tragédie qu’est la pédophilie. Cette violence grave faite à l’enfant, on en parlait avec une espèce d’insouciance irresponsable. Presque de la tolérance : un écrivain comme Tony Duvert qui racontait des histoires d’amour entre un quinquagénaire et un garçon de huit ans, a été couronné par le prix Médicis, alors qu’en même temps il faisait une espèce de prédication pédophile dans la presse. Il appelait ça l’aventure pédophile , et on trouvait ça à peu près normal. Un écrivain, Gabriel Matznef, pouvait écrire un livre qui s’appelait Les moins de quinze ans et être invité à la télévision chez Pivot sans que ça fasse scandale. ça faisait partie d’une pieuse dévotion un peu nostalgique, on ne devait pas soulever les questions d’interdit. Je pense que c’est une grande part d’irresponsabilité. D’ailleurs, aujourd’hui, certains mouvements homosexuels qui se sont battus pour leur émancipation, regrettent amèrement d’avoir pu se battre aux côtés des pédophiles jusqu’en 80. Aujourd’hui ils disent : " on a été fou de le faire, car ça n’a rien à voir ".

Quelle est l’ampleur des affaires de moeurs ?
Quantitativement, c’est démesuré, notamment à cause de la sensibilité qui a augmenté, mais aussi de l’obsession sociale qui a tendance à voir du crime partout. Si un moniteur de gym vous embrasse dans le cou, il va être poursuivi pour harcèlement ? On se trouve plus vite qu’avant sur le terrain pénal. A Paris, les affaires de moeurs dans certains tribunaux représentent 80% de l’activité ! Et les peines se sont alourdies. Les magistrats expliquent que ce phénomène est dangereux, c’est ce qu’ils appellent la pénalisation de la société.

A l’américaine ?
Exactement. Quand une société n’a plus de repères, plus de morale collective, il ne reste plus que le code pénal. Paradoxalement, plus une société est permissive, plus elle est répressive. Aux USA, en trente ans, le nombre de prisonniers a été multiplié par six. De 260 000, ils sont passés à 1 700 000.

Quelles limites définissez-vous entre morale et permissivité ?
Dans ce que je vous ai dit, il faut d’abord que j’apporte une correction. C’est vrai que notre société est devenue plus répressive, parce qu’elle est déboussolée et que dans ces cas-là, le code pénal a tendance à se substituer à toute autre règle. Mais en même temps, en matière de moeurs, on réprime davantage parce qu’on parle davantage. C’est aussi la révolution sexuelle d’il y a trente ans qui a libéré la parole. Aujourd’hui, les jeunes osent parler de l’inceste, de la violence, alors qu’autrefois ils étaient écrasés par le tabou du silence. Grâce à cette parole, la répression est plus efficace et plus ample. C’est le paradoxe. Mais il est plus difficile de savoir où se place l’interdit, et pour quelles raisons.

Et vous, alors, quelles limites définissez-vous ?
D’abord on a tort de penser que les affaires de moeurs sont forcément d’origine religieuse, obscurantiste. Aucune société au monde, même il y a trois mille ans, n’a vécu sans règles qui définissent un minimum de codification de l’activité sexuelle. On ne peut pas sauter les uns sur les autres, la société ne pourrait pas survivre. A la différence du monde animal, nous ne sommes plus réglés par une horloge biologique comme le rut. Les animaux ont une frénésie sexuelle, mais seulement une semaine par an. Il y a une espèce de désordre dans le monde animal, qui est souvent sanglant, mais qui ne dure qu’une semaine ou deux par an, et la paix revient après. La morale sexuelle des animaux, est une morale biologique. Chez nous, Hommes, nous sommes " disponibles " toute l’année. Comme la nature ne gère plus notre sexualité, la culture la remplace. L’humanité se définit par sa capacité à produire elle-même ses limites. L’interdiction de l’inceste par exemple, n’est pas biologique. Etre capable de fixer les interdits est ce qui nous structure comme humains. D’ailleurs, le slogan d’il y a trente ans " Il est interdit d’interdire " était sans doute poétique, agréable, lyrique, sympathique… Mais il était idiot ! Parce qu’une société sans interdit aurait cessé d’être humaine. Faut pas chercher du côté de la religion. Nous ne sommes pas capables de manger nos semblables ou de les tuer. C’est le respect nécessaire de l’autre en tant que personne qui fixe l’interdit.

Quelles idées fausses a-t-on sur la religion ?
Il y a trente ans, on avait tendance à croire qu’au fond, les interdits sexuels venaient de la vieille morale judéo-chrétienne. On trouve ça dans la presse encore aujourd’hui. Chaque fois qu’on parle de sexe, on dit que c’est l’Eglise, les Juifs ou les Protestants qui nous emmerdent depuis deux mille ans en nous empêchant de jouir. C’est une sottise absolue, ça voudrait dire que les sociétés païennes ne connaissaient pas d’interdits. La Chine ancienne, pendant des milliers d’années, a connu une codification des interdits, les Aztèques, les sociétés germaniques, avaient souvent des interdits plus sévères que le christianisme.

Avez-vous des exemples ?
Eh bien la prohibition du nu : c’est sous l’influence des coutumes barbares qu’on a retiré des statues et la nudité des églises. La nudité était une manière de célébrer la gloire de Dieu, paradoxalement. Autre exemple, la misogynie de certaines coutumes : les païens romains étaient misogynes dans la Rome antique, le plaisir de la femme n’existait pas. Le plaisir sexuel avec le mariage était obscène. De même, c’est l’Eglise qui a dit que l’adultère de l’homme était aussi grave que celui de la femme. Pour les Romains, seul l’adultère de la femme était passible de la peine de mort.

Est-on arrivé à l’égalité entre l’homme et la femme ?
Je pense qu’on a fait des progrès considérables. On n’est pas à l’égalité.

Mais en matière de sexe on y est arrivé. A la limite, je pense que le problème est inverse. Le sexe fort, c’est le sexe féminin. La femme a une sexualité plus illimitée que celle de l’homme. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a toujours eu de la misogynie dans l’histoire, le plaisir féminin a toujours fait peur aux hommes. En fournissant aux femmes le contrôle de leur sexualité, par la contraception, par la libération des moeurs, éventuellement l’avortement, on a atteint l’équilibre. D’ailleurs regardez comment les discours changent, et les jeunes filles parlent de sexe maintenant comme les garçons il y a trente ans. Elles draguent, elles s’assument. Mais maintenant émerge une nouvelle inégalité : les familles monoparentales, qui reposent sur les femmes surtout. C’est la rançon d’une émancipation.

Pourquoi existe-t-il cette idée que le sexe est de gauche ?
Comme il y a cette pesanteur de l’hypocrisie de la morale bourgeoise, nous nous sommes habitués au fait que la revendication sexuelle était forcément de gauche. Mais la société bourgeoise a changé. D’abord le libéralisme moderne, " Le grand marché " s’accommode parfaitement de la permissivité. ça ne le dérange pas du tout, au contraire il en tire profit. Le sexe a été complètement marchandisé. Dans ce contexte radicalement nouveau, c’est une idiotie de dire " le sexe est de gauche ". Même, je lis parfois la littérature des néo-fascistes de la nouvelle droite, des gens proches d’Alain de Benoît etc. Ils sont très permissifs en matière de pornographie et de sexe. Ils adorent ça, ils trouvent que c’est la nature qui s’exprime, ils sont très anti-bourgeois et ils trouvent ça très bien. Les nazis à leurs débuts étaient hostiles à la morale, ils étaient révolutionnaires. On les accusait même d’être homosexuels ! Les ultra-libéraux aujourd’hui, prenons Madelin par exemple (on ne peut pas dire qu’il soit de gauche) : il est très permissif en matière sexuelle. Il pense que la morale est une régulation qui s’oppose au grand marché, c’est un libéral-libertaire ! La droite du parti républicain aux USA n’a pas que des puritains protestants, il y a aussi des gens qui veulent libérer le sexe complètement, parce qu’il faut que le marché seul régule l’activité sexuelle. Ce qui est interdit désormais, c’est la gratuité. Au moment de la Révolution française, qui étaient les représentants du libertinage, de la débauche ? L’aristocratie. Ce sont les révolutionnaires qui ont formé une revendication de morale, de respect, et qui ont dénoncé la décadence de l’aristocratie. Dans leur esprit le sexe n’est pas de gauche, il est de droite.

Que pensez-vous du PACS ?
Je pense que ça a été foiré, le problème a été hypocritement posé. Au lieu de dire ouvertement qu’il fallait une forme d’association légale pour les homosexuels qui voulaient vivre ensemble longtemps, au lieu de le faire à visage découvert, le gouvernement a voulu inventer un objet biscornu qui s’adressait à tout le monde. Et très vite, le débat s’est envenimé. On a vu s’opposer Mme Boutin, qui est assez archaïque dans ses propos, aux militants radicaux du mouvement gay, qui sont aussi des cinglés. Je trouve que le vrai débat n’a pas eu lieu. On aurait dû s’interroger calmement sur des questions fondamentales comme la filiation : est-ce que, si on définit un mariage homosexuel de même niveau qu’entre hétérosexuels, on touche à quelque chose de symboliquement important, sur la différenciation des sexes, sur l’éducation des enfants ? On n’a eu que des invectives qui n’ont rien appris à personne. J’en veux un peu à certains intellectuels " modérés ", qui ont réfléchi sur ces questions, de ne s’être manifestés que très tard : Françoise Héritier, les époux Badinter… Le débat me semble foireux.

On a quasiment assisté à un appel au lynchage…
Il y a eu un retour incroyable de la violence, incroyable… Et toute la presse s’y est mise, folle. Quand Le Monde a fait un édito, un jour, en disant que tous ceux qui étaient contre le PACS étaient des lepénistes, c’était du crétinisme. D’un autre côté la droite homophobe et grincheuse qui a resurgi semblait venir du 19e siècle. Dans les deux camps je me suis trouvé mal à l’aise, je ne m’y retrouvais pas. Toutes les sexualités peuvent-elles être reconnues ? A un moment, les homosexuels étaient assez discrets, maintenant certains s’imposent et font chier… C’est exactement le problème. Les différentes formes de sexualité ont toujours existé. Ce qui est nouveau et grave, c’est de faire d’une préférence sexuelle une identité. On est désigné par une sexualité. On oublie beaucoup que l’homosexualité comme identité est une invention récente.

C’était un terme médical…
La première fois qu’on a utilisé ce mot, c’était en 1864. Avant, il ne serait venu à l’idée de personne de définir quelqu’un comme homosexuel, bisexuel ou comme hétérosexuel. Pour un grec, ça aurait été extravagant. Au temps de Plutarque, chacun pouvait être tenté par une forme de sexualité, Plutarque discute des avantages des relations avec une femme ou un homme. A aucun moment il ne se définit, et je pense que c’est là que se trouve l’ambiguïté du mouvement homosexuel. Pour se défendre, ils se sont institués en tribus. Il y a quelques années, les Américains avaient même fait pire : ils prétendaient avoir trouvé un gène de l’homosexualité, c’était n’importe quoi.

Pourquoi compartimente-t-on le sexe, par exemple avec les sex-shops ?
Parce qu’il est devenu une marchandise, et pour des raisons identitaires, on se cherche une identité par le sexe. C’est un résultat de l’individualisme, c’est le même phénomène que les bandes en banlieue. J’ai travaillé sur le mouvement des féministes aux USA. Il y avait des féministes lesbiennes, des féministes non-lesbiennes, parmi les lesbiennes on trouvait les sado-masochistes, etc. Compartimenté à l’extrême.

Sommes-nous conformistes en matière de sexe ?
Tout à fait, et le danger dont on ne parle pas beaucoup, c’est notre misère sexuelle, ce qui n’est pas incompatible avec la permissivité. On parle beaucoup de sexe, mais nos habitudes n’ont pas changé. Aujourd’hui on est obsédé par la compétition : au boulot, dans les études, et au lit. Comme si c’était une course de jogging, c’est devenu une obsession, et selon les psychanalystes, beaucoup de patients expriment cette souffrance. Une fille se demandera si elle a assez d’orgasmes, le garçon se demandera si son sexe est assez long, assez gros. On a introduit ce fantasme ultra-libéral de la compétition dans un domaine qui devrait être celui de la paix, du plaisir et de la liberté.

Aurait-on mis le sexe sur un piédestal ?
Ce n’est pas ça, on l’a mis au contraire sur le même plan que la marchandise. On l’a désacralisé, et on l’a ratatiné. Il faut que chacun de nous résiste à ces effets terroristes. J’ai la sexualité que j’ai envie d’avoir. Je me fous que 37,3% des Français fassent ceci-cela. Je n’ai pas envie qu’on me donne des modèles. Ma liberté est peut-être aussi de dire non. On peut être détaché des questions sexuelles pendant un certain temps et y revenir. C’est une affaire entre deux personnes. On se trompe en croyant que nos sociétés n’ont ni normes ni contraintes, elles ont simplement changé de nature.