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L'Oeil électrique #8 | Graphisme / Benoît Jacques

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Par Hervé Géréec, Morvandiau.

Peut-être connaissez-vous déjà, par la presse française ou étrangère, le trait de cet illustrateur d’origine belge ? Voilà maintenant 10 ans que Benoît Jacques partage son temps entre cette activité et la confection de petits livres qu’il édite à compte d’auteur. Il peint aussi, il fait de la gravure… Enfin bref, il bricole des images avec son style enfantin, mais toujours en expert, avec cet amour des petites choses bien faites.
Ce funambule un peu clownesque porte le même regard sur sa vie et son travail : pour lui c’est la même chose. Il doute, il se balance sur son fil. Mais toute la naïveté, l’humour et la poésie qu’il met dans ses livres ne l’empêchent pas de porter un regard critique sur le monde de l’édition, et sur le reste…

Vous vous considérez comme un peintre, comme un illustrateur… ?
Simplement, j’aime faire des images, et ces images peuvent prendre la forme d’une illustration, d’une peinture, d’un petit livre ou d’un dessin dans le sable. Justement, j’essaie d’éviter d’avoir une étiquette sur le dos. Une des choses qui m’agacent beaucoup, c’est cette idée idiote de croire qu’on décide une fois pour toutes dans sa vie qu’on est une chose. Quelqu’un qui fait une peinture, au moment où il la fait, même s’il n’en fait qu’une dans sa vie, il est peintre à ce moment-là. On vit dans un monde où on a besoin de mettre une étiquette sur le dos des gens pour se rassurer. Moi, je ne trouve pas ça spécialement rassurant, et je ne pense pas que la vie fonctionne comme ça. Il faut vivre les choses au moment où on les fait. Je trouve qu’on vivrait tous beaucoup mieux si on cessait de décider qu’on est banquier ou charcutier. A l’école, on est encouragé à poser son personnage une fois pour toutes dès le début. Je ne me considère pas comme peintre ou graveur… Et d’ailleurs, dans la vie, on peut encore tout changer, bordel. J’essaie de m’empêcher de me figer dans une image de moi-même.

A la FNAC, j’ai trouvé un de vos bouquins en BD humour, et un autre en livres pour enfants.
Ca illustre ce que je viens de dire. La société dans laquelle on vit est devenue tellement marchande, que tout est catégorisé par ce qu’ils appellent le marketing, y compris les gens. Les livres, c’est un exemple comme plein d’autres : les machines à laver, les voitures… Il faut pouvoir mettre une étiquette claire et sans ambiguïté dessus. Et donc, si un livre n’est pas clairement étiquetable, il n’existe pas.

C’est ça qui vous a amené à publier vous-même vos ouvrages ?
Oui. En fait, c’est à force d’essuyer des refus auprès de maisons d’édition, sous prétexte qu’ils ne voyaient pas dans quelle case ils allaient mettre ces projets de livres. C’est une perte d’énergie et d’enthousiasme, et je suis quelqu’un qui fonctionne vachement à l’enthousiasme. Je me suis dit : "Bon, ben si ça ne rentre pas dans le système du monde dans lequel je vis, je vais continuer à inventer mon monde un peu plus loin et faire en sorte que ces choses existent quand même."

Et comment ça s’est passé pour les projets que vous avez édités dans des grosses maisons ?
ça n’est arrivé que deux fois, et de manière inverse au système habituel. Ce sont elles qui sont venues me chercher. D’abord, ce sont les éditions Du Chêne qui m’ont demandé d’illustrer La Genèse. ça entrait dans une collection de textes appartenant au domaine public, illustrés par des gens connus (moi, j’étais pas du tout dans ce lot). Y’avait eu L’Homme invisible de Wells illustré par Folon, Candide de Voltaire illustré par Wolinski… Et donc, le Cantique des Cantiques devait être illustré par quelqu’un de connu. Apparemment le projet s’est pas fait. Et en dernière minute (parce que le programme des grandes maisons est ficelé 12 mois à l’avance), il fallait sortir un bouquin. J’ai servi un peu de roue de secours, mais j’étais très content. Malheureusement, un an plus tard, j’ai reçu une lettre me disant : "La collection ne marche pas du tout, on va tout pilonner…" J’ai décidé de racheter le stock, parce que j’avais déjà ma petite structure, et je savais que je pourrais les écouler petit à petit.
Ca a montré que ce système est sans alternative, il se mord la queue et il se casse la gueule tout seul. J’en ai parlé avec des gens : entre autres, le responsable de la production chez Gallimard qui publie 600 bouquins par an. En fait, y’a 10 fois trop de livres publiés. Multiplié par le nombre d’éditeurs, c’est insensé. Le résultat, c’est que la vie d’un livre est hyper courte parce que les nouveautés chassent le reste. Un livre vit en moyenne trois mois en librairie. Ils fonctionnent sur la loi de la chasse aux canards : on tire tellement souvent en l’air, qu’avec un peu de chance, on tue de temps en temps un oiseau qui passe. Sur les 600 bouquins, y’en a un ou deux qui vont cartonner, et qui vont payer le reste. Mais les 90% ne dépasseront pas les 500 exemplaires, et seront pilonnés. Du coup, je pense que c’est plus malin de continuer mes petits trucs, à mon aise, par un réseau confidentiel mais vrai. Moi, je ne pilonne jamais un livre.

Cette situation vous donne aussi une liberté que vous n’auriez pas autrement
Voilà. Mais, en fait, j’ai commencé ces livres avec une certaine forme de dépit, parce que mon rêve, c’était, comme n’importe qui, de me faire éditer. C’est beaucoup plus rassurant quand c’est quelqu’un d’autre qui décide qu’un projet est suffisamment bien pour aboutir. On se sent un peu imbu de soi quand on se dit : "Puisque personne n’en veut de mon truc génial, je vais le faire tout seul". En même temps, c’est très ingrat, parce qu’il faut vendre sa camelote après. J’apprécie aussi la lenteur à laquelle tout se passe avec mes trucs, même si parfois je trouve que c’est trop lent. Il faut faire son truc sincèrement.

Et vous en vivez bien ?
Si je décidais d’en vivre, non seulement j’en vivrais pas, mais en plus l’aventure s’arrêterait tout de suite. Le truc, c’est que l’argent que je récupère des ventes, je ne le consomme pas, je le réinvestis dans de nouveaux projets. Tout l’équilibre de l’aventure repose sur ce principe. Il me faut tout le temps de l'argent disponible pour mes projets. Mais d’une certaine façon, j’en vis quand même, parce que toute la circulation de mon travail (expos…), tout ce qui me fait exister passe par ces bouquins. Même pendant les moments les plus durs, avec ce que ces livres apportent comme petits tracas idiots et sans intérêt (administration, emballage, transport, facturation…), je pense toujours que grâce à eux j’existe.

Sans ces livres, vous ne seriez pas là en ce moment, à me poser ces questions. Par contre, ce qui a fait que j’existe comme créateur d’images, c’est l’illustration. J’ai commencé comme illustrateur en Angleterre. Je vendais des dessins à la presse, et j’en vends encore aujourd’hui. C’est essentiellement avec ça que je gagne ma vie. L’illustration, c’est un métier fantastique pour démarrer dans une vie de créateur d’images parce que c’est une position très humble : ce n’est pas son travail qu’on met en avant, on est là pour servir le propos de quelqu’un d’autre. Je trouve que c’est une position riche. Mais, comme dans n’importe quel domaine artistique, avec le temps on développe un langage. Et, au fur et à mesure qu’il se développe, qu’on commence à voir clair dans ce qu’on a envie de dire, il devient de plus en plus frustrant de mettre ce langage au service du problème de quelqu’un d’autre. Je dirais même que le fait d’être tout le temps au service d’une autre cause que la sienne, ça fait faire du sur place.

Vous êtes belge, vous avez vécu plusieurs années en Angleterre et vous publiez toujours beaucoup dans la presse anglo-saxonne. Pourquoi vous êtes-vous installé en France ?
Pour des raisons familiales. J’ai vécu 10 ans à Londres. Ce sont des années extraordinaires, qui ont sûrement marqué mon point de vue "philosophique" de l’image : les Anglais ont une approche de l’image plus artisanale que les Français. Ici, je sens une sacralisation de l’art qui n’existe pas là-bas. J’ai quitté l’Angleterre parce que j’y ai eu deux petits garçons. Et il se trouve que ce pays a un système éducatif basé sur la différence de classe sociale. Ceux qui ont de l’argent ont droit à une meilleure éducation que les autres, mais dans des proportions délirantes. Pour moi c’était inadmissible, j’aurais jamais eu les sous pour payer une éducation correcte à mes enfants en Angleterre, et ça revenait à dire que je m’en fichais de leur éducation parce qu’ils seraient allés dans des écoles merdiques (des écoles de l’Etat). ça, c’est le résultat des années Thatcher. Et donc, on s’est dit que nos enfants ne grandiraient pas là.

Il y a un esprit très naïf dans votre travail. Contrairement à la façon dont on oblige les enfants à colorier sans déborder, à l’intérieur des lignes, on a l’impression que vous, vous vous autorisez à déborder en permanence…
Le rapport à l’enfance, il est évident. C’est un lieu commun lamentable de dire ça, mais l’enfance est tellement fondatrice de tout… Je me souviens, petit gamin, avoir été épaté par le bleu du ciel, ou par les nuages en me couchant dans une prairie. Mais vraiment épaté dans le sens total du terme ! Et ce type d’émotion, dont j’ai un souvenir uniquement intellectuel, d’après moi, il ne se passe que pendant l’enfance. Après on peut dire : "Oh, c’est génial, il fait super beau aujourd’hui". Mais c’est uniquement parce qu’on a eu cette fraîcheur d’esprit extraordinaire. Et donc, ça me fait très peur, j’ai l’impression très vive que, avec le temps, toutes ces émotions s’étiolent. Pour moi, le dessin, c’est un petit truc pour essayer d’aller fouiller là-dedans… Ou de faire en sorte que ça continue à vivre dans mon imaginaire. Je trouve que la vie d’adulte n’a pas grand intérêt : c’est vieillir, c’est des obsessions débiles… Constamment parler du temps qui passe. Les enfants, ils n’en ont rien à foutre, pour eux le temps est figé, c’est génial. Mais, je ne crois pas être complètement naïf, et je ne fais pas une espèce de culte de l’enfance. Je puise énormément d’inspiration dans le monde de l’enfance, mais mon langage est plus complexe. Entre ça et le travail, y’a beaucoup de prismes, d’intermédiaires.

Dans vos livres, il y a aussi une espèce d’humour un peu fragile et dérisoire.
Oui, oui. C’est vrai, l’humour, c’est une constante dans ce que je fais. C’est un besoin de tout prendre avec cette pincée de dérision nécessaire pour que ce soit acceptable. Moi, j’aime pas la franche rigolade, lourde. J’aime bien le sourire. ça n’a pas besoin d’être le fou rire hystérique, ou alors avec une forme de finesse. L’idée du bonhomme qui salue la vieille dame dans la rue, et qui a un oiseau sous le chapeau. C’est un peu de la poésie aussi. C’est peut-être ça l’humour belge. Je dois avoir des ingrédients liés à mes origines : un point de vue assez surréaliste.

Dans l’édition indépendante, il y a des personnes avec qui vous vous sentez une affinité ?
Inévitablement, il y a toutes les personnes que je croise dans les salons. Les éditions des 4 mers, Schokoriegel, Jean-Pierre Blampain qui fait depuis très longtemps des bouquins seul dans son coin, Jean-Vincent Sénac… Y’a une tonne de trucs aussi, au Regard Moderne, la librairie à Paris. Je ne sais pas qui sont tous les gens qui font ça, mais visiblement y’en a beaucoup. Et en plus si tout ça fait plein de petits, je trouve ça extraordinaire. Je crois que la plus chouette chose que ces aventures d’auto-édition provoquent, c’est de redonner aux gens le sentiment d’avoir un libre arbitre dans ce qu’ils consomment.

Et vous, qui a nourri votre inspiration ?
C’est vaste. J’adore Paul Klee, des graphistes américains des années 60 à 80. Mais je suis autant marqué par les drapeaux des tribus africaines, les peintures australiennes ; art ethnique j’adore, art brut j’adore… Je crois que l’expérience en Angleterre a été décisive pour l’idée des petits bouquins. Quand j’y suis arrivé, j’ai travaillé deux ans dans un studio de graphisme, Pentagram Design. C’est un endroit qui n’existera jamais en France, parce que les Français n’ont pas cette tradition de la communication graphique. Y’a des agences de pub en France, mais des studios de graphisme proprement dit, pas beaucoup, ou alors ce sont des petites structures. Là, c’est une espèce de temple du graphisme international. Il est dirigé par une demi douzaine de graphistes, designers, ou architectes à réputation internationale, et chacun a une équipe très jeune. Y’avait une ambiance incroyable dans ce studio. En plus, c’était très cosmopolite, ça m’a fait découvrir le monde. ça m’a mis en relation avec tous les aspects de la chaîne graphique. Et cet amour qu’ont les Anglais de la chose bien faite, ça m’a vraiment marqué. Un de mes plaisirs avec ces petits bouquins, c’est aussi de les imaginer en tant qu’objets : le format, le papier, le système d’impression, la reliure, l’emballage… Le fait de mettre une ficelle autour d’un bout de carton avec un cachet de cire. Le produit fini a aussi son importance. Je suis fier de dire que c’est l’objet imprimé qui est l’oeuvre, c’est pas le dessin que j’ai utilisé. L’original, c’est le bouquin. J’adore ça, parce que ça rend ses lettres de noblesse au monde de l’imprimerie, et ça rend les livres d’autant plus précieux.