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L'Oeil électrique #22 |

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4livres

Margaret Atwood : La Servante écarlate
1985, J’ai Lu
Traduit de l’anglais par Sylviane Rué.

A une certaine époque, Defred fut une femme. Aujourd'hui, suite à la Révolution qui a fait chanceler le pouvoir politique de Gilead dans les mains d'une idéologie liberticide, le terme de "femme" n'a plus guère de sens et l'on pourrait tout aussi bien parler d'objet à son propos. Autrefois, Defred était mariée, avait une petite fille, travaillait, bref, menait la vie insouciante et classique d'une femme moderne. Et puis un jour sa carte de crédit se bloque, premier dérèglement minuscule d'une situation qui va s'emballer : son compte bancaire, comme celui de toutes les autres femmes, est bloqué au profit de son mari ; elle perd ensuite son emploi, en même temps que toutes ses congénères, encore une fois ; et rapidement, la seule solution viable est de tenter de quitter le pays. La fuite échoue et elle se retrouve enrôlée de force dans une nouvelle catégorie sociale, celle des servantes, des femmes éduquées dans le but d'être placées chez des hauts gradés du pouvoir afin d'être fécondées par eux et de porter leur progéniture. La Servante écarlate décrit une société terrifiante, fondée sur un patriarcat extrémiste : à Gilead, les femmes n'ont plus aucun droit sinon celui de se taire et de se faire engrosser. Véritable "récipient" ambulant, l'héroïne, à l'instar de ses sœurs de classe, n'est plus vue par la société gileadienne que comme une matrice potentielle, qui doit consacrer toute son énergie à la noble tâche de l'enfantement. Les états d'âme induits par ce changement brutal de mode de vie sont décrits par l'auteur à la première personne, avec la force brutale d'une écriture flamboyante. Avons-nous précisé que Defred n'est pas son nom de baptême ? Dans la nouvelle société de Gilead, les servantes se voient également tronquées de leur prénom, et sont désormais désignées par l'appartenance à l'homme chez qui elles sont placées : Defred, Deglen, Dewarren, etc. sont les prénoms qui les définissent. Une identité qui peut se modifier avec le temps : qu'une Dewarren vienne à mourir, et la nouvelle servante qui la remplace chez son maître reprend également le prénom de l'ancienne Dewarren... Cette contre-utopie glaçante écrite en 1985 évoque, avec une résonance frappante, le sort des femmes dans certains pays du Proche-Orient, le pouvoir mis en place par les talibans semblant à plus d'un titre une illustration réelle de l'univers imaginé par Atwood dans son roman. Née en 1939, Margaret Atwood est un écrivain canadien qui s'est surtout illustrée dans la poésie. Ces antécédents se ressentent clairement dans son écriture, tout en nuance, qui confère à La Servante écarlate une richesse stylistique enthousiasmante. On pourra simplement regretter un épilogue trop descriptif, qui fait perdre au roman ce qu'apportait par ailleurs un dernier chapitre des plus allusifs.

EXTRAIT

"J'avais beaucoup de temps à faire passer. J'ai décidé d'explorer la chambre. Non pas à la hâte, comme on explore une chambre d'hôtel, sans s'attendre à la moindre surprise, à ouvrir et fermer les tiroirs de commode, les portes de placard, à déballer la minuscule savonnette, à tâter les oreillers. Est-ce qu'il m'arrivera jamais de me retrouver dans une chambre d'hôtel ? Comme je les ai gaspillées, ces chambres, cette liberté de ne pas être vue.
Privilège en location.
Les après-midi, quand Luke était encore à se dégager de sa femme ; quand j'étais encore irréelle pour lui. Avant que nous soyons mariés, et moi concrétisée. J'arrivais toujours la première, je signais le registre. Il n'y a pas eu tellement d'occasions de ce genre, mais cela semble maintenant une décennie, toute une époque. Je me rappelle ce que je portais, chaque corsage, chaque foulard. J'arpentais la chambre, en l'attendant, je branchais la télévision, puis l'éteignais, je me mettais du parfum derrière l'oreille, ça s'appelait Opium. C'était vendu dans un flacon chinois, rouge et or.
J'étais anxieuse. Comment savoir s'il m'aimait ? C'était peut-être juste une aventure. Pourquoi disions-nous juste ? Pourtant en ce temps-là les hommes et les femmes s'essayaient l'un l'autre avec désinvolture, comme des vêtements, et rejetaient tous ceux qui n'allaient pas.
On frappait enfin à la porte. J'ouvrais, emplie de soulagement, de désir. Il était si éphémère, si condensé. Et pourtant il semblait inépuisable. Nous restions étendus dans ces lits de l'après-midi, après, les mains de l'un posées sur l'autre, à parler. Possible, impossible. Que pouvions-nous faire ? Nous pensions avoir de tels problèmes. Comment pouvions nous savoir que nous étions heureux ? [...] Les serviettes propres prêtes à être souillées, les corbeilles à papier béant leur invite, appelant à elles les déchets insouciants. Insouciance : j'étais insouciante, dans ces chambres ; je pouvais décrocher le téléphone, et des mets apparaîtraient sur un plateau, des plats que j'aurais choisis. Des aliments qui m'étaient déconseillés, sans doute, et des boissons aussi. Il y avait des bibles dans les tiroirs des commodes, placées là par quelque société charitable, que probablement personne ne lisait. Il y avait aussi des cartes postales, avec des photographies de l'hôtel, et on pouvait écrire ces cartes et les envoyer à qui l'on voulait. Cela semble tellement impossible, aujourd'hui ; comme quelque chose qu'on aurait rêvé."