François Rabelais : Oeuvres complètes
1993, Seuil

Lire Rabelais ! L'énormité de son œuvre peut a priori décourager. L'image assez familière d'un garçonnet joufflu de vingt mètres de haut se torchant le cul avec un oison ou d'un régiment d'andouilles en ordre de bataille vient à l'esprit. Un coup d'œil à la chronologie nous apprend que l'auteur, successivement moine bénédictin, étudiant en médecine, prêtre séculier, acteur dans une farce, voyageur, à nouveau moine, médecin, père de famille, écrivain toujours et disciple d'Erasme avait peut-être d'autres intentions que de faire rire, ou plus exactement que ce rire masquait une réflexion sur son époque, des attaques sur la cupidité, la vanité et l'étroitesse d'esprit de cercles intellectuels et religieux effrayés par un monde en mouvement. "Buvez toujours, vous ne mourrez jamais." Incitation à l'ivresse ou allusion symbolique à la Cène ?
Lire les cinq livres contenus dans ce volume (suivis de lettres et œuvres diverses), c'est s'approcher, en se tenant le ventre, du monde tel qu'il fut pensé par les contemporains de Rabelais, en ce début de XVIe siècle. L'écrivain voyage beaucoup, souvent pour échapper à l'influence des censeurs ; il cherche, perd et retrouve les protecteurs (dont François 1^er) qui lui permettront de créer. Le Très-Haut voit ses religieux se déchirer, jouer de la politique, interpréter la Bible. Le très-bas frémit, bouillonne, survit aux épidémies et aux pillards, guinche et vendange. Le monde n'est plus plat, Copernic fait des siennes, on dissèque des cadavres, on dessine de nouvelles cartes. Une cohorte cocasse de personnages, des moutons de Panurge à Grandgousier, en passant par Grippeminaud, archiduc des Chats-fourrés, provoque la colère de la Sorbonne, de Calvin (par ailleurs accusé d'hérésie par cette dernière en 1533) et des théologiens. La censure se cherche, réfute et se contredit, fruit de complexes luttes mêlant pouvoirs spirituel et temporel. Rien n'est simple désormais, tout est humain. Mieux vaut en rire.

EXTRAIT

Cette édition, établie, annotée et préfacée par Guy Demerson, propose une translation en français moderne à côté du texte, qui permet au lecteur de se laisser dominer par la phonétique gargouillante du vocabulaire original ou de se tenir à une narration plus limpide.
Thaumaste se leva donc, et ôtant son bonnet de sa tête, il remercia Panurge tout bas ; puis il dit à haute voix à toute l'assistance :
[…]"Seigneurs, maintenant je peux bien dire le mot de l'Evangile : Et voici plus que Salomon ici. Vous avez en votre présence un trésor incomparable ; c'est Messire Pantagruel dont la renommée m'avait attiré ici du fin fond de l'Angleterre pour parler avec lui des problèmes insolubles que j'avais en tête, aussi bien de magie, d'alchimie, de cabale, de géomancie, d'astrologie que de philosophie.
"Mais à présent je me courrouce contre la renommée, qui me semble le traiter chichement, car elle ne rapporte pas seulement la millième partie de ce qui est en réalité.
"Vous avez vu comment son disciple, à lui seul, m'a contenté et m'en a dit plus que je n'en demandais ; au surplus il m'a montré et en même temps résolu d'autres points obscurs dont on ne peut estimer l'importance. Par cela je puis vous assurer qu'il m'a montré le vrai puits et abîme de l'universalité des connaissances, et même dans une matière où je ne pensais pas trouver homme qui en sût seulement les premiers éléments ; je veux parler de la façon dont nous avons disputé par signes, sans dire ni souffler mot. Mais alors je mettrai par écrit ce que nous avons dit et résolu, afin que l'on ne pense pas que ce furent des plaisanteries, et je le ferai imprimer pour que chacun y trouve un enseignement comme je l'ai fait moi-même ; de là vous pouvez bien juger ce qu'aurait pu dire le maître, vu que le disciple a fait une telle prouesse, car le disciple ne surpasse pas le maître.
"En tout cas Dieu soit loué, et je vous remercie bien humblement de l'honneur que vous nous avez fait pendant ce débat ; que Dieu vous le rende éternellement."
Pantagruel rendit grâce de la même façon à toute l'assistance, et partant de là, il emmena Thaumaste déjeuner avec lui, et croyez bien qu'ils burent à ventre déboutonné - car en ce temps-là on se boutonnait le ventre pour le fermer, comme on fait maintenant des cols - au point qu'ils ne savaient plus qui ils étaient.
Sainte Dame, comme ils pressaient sur l'outre, et bouteilles d'aller et eux de claironner :
"Tire !
Donne !
Page, du vin !
Verse, de par le diable, verse.
 Il n'y en eut pas un qui ne bût ses vingt-cinq ou trente muids, et savez-vous comment ? Comme la terre sans eau, car il faisait chaud, et de plus ils s'étaient donnés soif."