
Pierre Desproges : Des femmes qui tombent
1985, Points/Seuil
Pierre Desproges n'aimait pas Marguerite Duras. Il lui avait notamment reproché de se prendre pour Madame Soleil lorsqu'elle avait écrit un article faisant état de sa certitude quant à la culpabilité de Christine Villemin dans le meurtre de son enfant, le petit Grégory.
C'est certainement en pensant à celle qu'il appelait l'apologiste sénile des infanticides ruraux qu'il décida un jour d'écrire un roman où le nombre de cadavres excède pratiquement le nombre de pages. Des cadavres uniquement féminins sur lesquels le narrateur ne verse pas de larmes, se contentant de décrire avec beaucoup de délectation les réactions suscitées dans la petite ville de Cérillac par ces morts sans motifs, sans suspects au premier abord. Au cœur de son récit, un médecin de campagne alcoolique, autrefois très amoureux de son épouse, mais désespéré par l'âme humaine et surtout par la naissance de son fils, débile au dernier degré, mène l'enquête. Il découvrira le fin mot de l'histoire, plongeant alors le récit dans la science-fiction la plus déjantée qui soit.
Mais l'absurdité de ce récit ne réside pas seulement dans l'explication singulièrement tordue qu'un extra-terrestre obtus fournit de toutes ces morts ; elle est d'abord au cœur de la vie des héros du livre. Ils étaient beaux, jeunes, intelligents, éperdus d'amour l'un pour l'autre et pour leurs prochains, et ils ont enfanté d'un véritable légume. Leur vie s'est arrêtée et ils ne sont entourés que de veaux, dont les vicissitudes minables sont l'objet de tous les ricanements de Pierre Desproges. Des veaux pétris dans leurs bonnes ou mauvaises convictions, n'agissant que sur des préceptes ( la religion, le communisme…), dont l'ineptie n'est plus à démontrer pour l'auteur. Seule l'épouse du médecin, mère attentive de son légume, femme aimante malgré tout, restée fidèle à nombre de ses valeurs, seule survivante de la commune, plaît beaucoup à Pierre Desproges, faux misanthrope, faux misogyne. Dans la scène finale, en lui donnant les traits de Sainte Blandine (épargnée par les lions), il la sauve d'ailleurs de la concupiscence de tous les veufs de la commune.
Muriel Bernardin.
EXTRAIT
"L'anéantissement du gynécée apothicarial cérillacais, survenant deux jours après l'enterrement de la troisième victime du "génocide des Limousines (Radio-Limoges)", ou de la "malédiction périgourdine" (Radio-Périgueux), suscita bientôt un délicieux frémissement d'horreur qui dépassa largement les frontières de cette "pittoresque bourgade aux confins du riant Limousin et du verdoyant Périgord" (FR3 Lille).
D'épistoliers vautours s'abattirent alentour, flanqués de noirs chacals tapis derrière leur zoom fouille-merde. Ils venaient traquer les sanglots, souiller les chagrins, pulvériser les douleurs intimes, étaler les souffrances des uns, les intestins sanglants des autres, et putasser la mort pour vendre du papier.
Il y avait aussi des journalistes et des photographes de presse. L'un d'eux, François Marro, qui émargeait dans un hebdomadaire de gauche mais intelligent, avait élu domicile chez Boucharoux. Le gros cafetier louait une grande chambre, au-dessus de la buvette, mais seulement six mois sur douze. Le reste du temps, il y entreposait les pommes de son verger et les fromages blancs qu'il confectionnait lui-même et vendait dans son épicerie. Il l'appelait sa chambre normande, parce qu'elle sentait le cidre et la vache, bien sûr, mais aussi en souvenir d'une femelle de Viking égarée dix ans plus tôt sur la route de Sarlat, qu'il avait prise et retournée pendant trois jours et trois nuits et dont il n'oublierait plus les seins lactés, la voix rauque et la rudesse de pillard carolingien qu'elle montrait sous la couette.
- Hum! Ça sent bon là-dedans, s'écria Marro.
C'était un vrai journaliste. Un ouvrier du fait divers. Il racontait la vie avec un goût du verbe, un respect de la langue, un souci du vécu, une minutie dans le fignolage des portraits humains, qui faisaient de ses articles autant de merveilles artisanales. Aussi, souvent, sur les "bons coups", le papier de Marro tranchait sur ceux de ses confrères, un peu comme une madone de Botticelli dans un présentoir de bondieuseries lourdaises. Court sur pattes mais long de nez, il avait cinquante ans, le costume en flanelle poché des pauvres de race, le mépris du rock and roll, la passion du cassoulet et des œuvres d'Edmond Rostand, et un taux d'alcoolémie suspect."
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