Pierre Bordage : Les Fables de l’Humpur
1999, J’ai Lu

Véhir, mi-sanglier, mi-humain, décide de désobéir aux lois du clan des grognes : il ne participera pas au Grut, cérémonie de reproduction où les instincts se déchaînent. Il s'enfuit dans la forêt et commence son périple pour comprendre s'il assiste à la dégénérescence d'une civilisation fantôme ou à l'aube d'une société nouvelle...
Mi-heroic fantasy, mi-SF, Les fables de l'Humpur ressemblent aux fables de La Fontaine. Un roman de science-fiction bien ficelé, sans faux mysticisme mais avec une idée forte qui serait comme de l'humanisme dans un monde de brutes… Il a réussi son coup, Maître Bordage, spécialiste ès Wang (pièce maîtresse de l'œuvre de Bordage, versant SF). Pas de nouveau monde au pays de la Dorgne, mais un mélange très réussi de grande épopée, de quête du Bien et du Mal (nettement plus intéressante qu'un combat) sur fond de roman d'amour entre deux représentants de clans opposés… A la fois effrayant dans l'image qu'il présente du futur, et plein d'espoir pour la belle histoire qu'il réussit à placer.
Ici, Big Brother se cache au fond de chacun, dans le respect sacré de l'ordre établi et dans la peur panique de le transgresser : on s'autocensure, on se surveille mutuellement, on s'empêche de penser. La force de Véhir vient tout entière de cet instant où il remet en cause sans le moindre coup de pouce extérieur tout ce qui lui a été inculqué. Les coups de pouce viendront plus tard, au fil des rencontres, mais le plus gros est fait sur le chemin de la révolte.
Trouvailles de langage, mélanges entre vieux français, néo-argot et grognements animaux, Les fables de l'Humpur ne font que réutiliser des ingrédients connus (langage, géographie, aventures initiatiques, etc.) mais proposent du même coup un jeu de lectures où chacun peut poser des passerelles en fonction de ses goûts…

EXTRAIT

"Les grognes redeviennent des animaux, reprit Jarit à voix basse, comme s'il s'adressait à lui-même. Pas seulement les grognes, mais l'ensemble des communautés agricoles de la Dorgne, les mêmes, les meugles, les glousses, les hennes… Nous avons perdu le secret des chiffres, de l'écriture, nous ne savons plus travailler le métal, notre musique se limite à trois ou quatre notes, notre langage régresse, nous utilisons des matériaux, des tissus, des outils de plus en plus grossiers.
Si bon nombre de mots échappaient à l'entendement de Véhir, il saisissait le sens général du discours de Jarit, ou plus exactement, le désarroi du vieux grogne entrait en résonance avec la détresse qu'il avait lui-même ressentie à l'intérieur de l'enclos de fécondité.
"Quel est ton nom ? demanda Jarit en le fixant avec une insistance soudaine qui le mit mal à l'aise.
- Véhir.
- Regarde toi Véhir, regarde tes mains, tes pieds, ton groin, tes soies, ta couenne, ton vit. Deux générations seulement nous séparent, et déjà tu n'as plus que deux phalanges à chaque doigt, tu n'as plus que trois orteils, ton groin fait le double du mien, tes soies sont plus épaisses et plus rêches que les miennes à ton âge, ton vit se tire-bouchonne, alors que le mien est resté droit…Les clans prédateurs sont plus évolués que nous, et c'est la raison pour laquelle ils nous imposent leur loi, mais ils nous suivent à distance sur le chemin de la régression.
Véhir tremblait de nouveau, mais d'excitation cette fois, certain que Jarit détenait la réponse à ses propres interrogations.
"Comment conna't tout ça ?
- L'ai découvert en grande partie dans ma tête. L'était dans un coin de mon esprit, comme des truffes enfouies trop profondément dans la terre pour qu'on puisse les flairer. Les trois lais de l'Humpur m'ont banni de Manac parce que j'avais selon eux un comportement contraire aux intérêts de la communauté...
- Individule ? suggéra Véhir.
Le rire de Jarit troua le silence nocturne. La brise était tombée, et des étoiles scintillaient entre les frondaisons immobiles.
"Plus facile à dire qu'individuel, pas vrai ? Je suis resté dans les parages. Fou que j'étais, j'espérais que le conseil m'entendrait et m'accorderait sa grâce."