Fritz Zorn : Mars D'emblée, Mars, le titre de ce livre, résonne d'un accent guerrier. D'autant qu'il est écrit par un homme dont le patronyme signifie "colère" en allemand. Mars, c'est aussi le nom de la planète qui par sa rondeur et sa couleur évoque le cancer qui ronge l'auteur. Une maladie qu'il prétend avoir contractée par le biais d'une éducation grand-bourgeoise sclérosée. Celle d'un refoulement permanent et coupable des désirs dans lesquels les figures de l'altérité que sont l'amitié et l'amour sont réduites à néant. Dans une écriture qui manie l'ironie glacée de ceux qui n'ont plus qu'à compter les jours qui les séparent de la mort, Fritz Zorn s'attaque donc férocement à son passé à travers une critique sociale de son milieu d'origine (la haute finance zurichoise). Déjouant les hypocrisies des comportements traditionnels, il fustige notamment la famille et Dieu, "le vase dans lequel l'homme doit déverser sa haine". Cette simili-autobiographie qui voudrait résumer toute maladie à des causes purement psychosomatiques s'attarde surtout, bien entendu, sur la personne de l'auteur. Névrosé, incapable d'être heureux, de rire, sexuellement frustré, impuissant, Zorn se décrit sans fard ; aucune lumière ne surnage dans ce désespoir. La rage déployée ici naît aussi d'une lucidité tardive que l'auteur lui-même a du mal à comprendre. Mais de cette noirceur obsédante, Zorn cherche avant tout à signifier comment la peur de la vie peut conduire à la mort. Que le refus de côtoyer le monde, inculqué par ses parents, aboutit à sa disparition physique de ce monde. Ayant passé sa vie à côté de celle des autres, Zorn se sait ainsi condamné à finir dans l'oubli. D'où l'importance de ce livre, de la force qui l'habite et du témoignage qu'il recèle. Car au-delà de la thèse psychologique qui le sous-tend (celle-ci peut, d'ailleurs, prêter à discussion), Mars s'impose comme un écrit littéraire des plus éclairants sur une certaine forme de décadence de la civilisation occidentale. Décédé à trente-deux ans d'avoir été "éduqué à mort". Triste épitaphe. EXTRAIT
"Je suis jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé‚ et seul. Je descends d'une des meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu'on appelle aussi la Rive dorée. J'ai eu une éducation bourgeoise et j'ai été sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, c'est pourquoi j'ai sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon milieu. Naturellement j'ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l'on en juge d'après ce que je viens de dire. Cela dit, la question du cancer se présente d'une double manière : d'une part c'est une maladie du corps, dont il est bien probable que je mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre ; d'autre part, c'est une maladie de l'âme, dont je ne puis dire qu'une chose : c'est une chance qu'elle se soit enfin déclarée. Je veux dire par là qu'avec ce que j'ai reçu de ma famille au cours de ma peu réjouissante existence, la chose la plus intelligente que j'aie jamais faite, c'est d'attraper le cancer. Je ne veux pas prétendre ainsi que le cancer soit une maladie qui vous apporte beaucoup de joie. Cependant, du fait que la joie n'est pas une des principales caractéristiques de ma vie, une comparaison attentive m'amène à conclure que, depuis que je suis malade, je vais beaucoup mieux qu'autrefois, avant de tomber malade. Cela ne signifie cependant pas que je veuille qualifier ma situation de particulièrement agréable. Je veux dire simplement qu'entre un état particulièrement peu réjouissant et un état simplement peu réjouissant, le second est tout de même préférable au premier. |