Hervé Guibert : Le Mausolée des amants – Journal 1976-1991 Armez-vous de courageuse attention, de compréhension patiente envers ce qui de vous diffère, ne rejetez pas trop vite cet homme-là qui se dévêt de toute pudeur, s'offre corps et âme. "Journal intime" : il s'agit bien ici d'une forme littéraire revendiquée - sur elle veillent Gide et Kafka - qui permet à l'écrivain de mettre en scène son territoire intime : le corps avec ses rites et ses désirs ( de pénétrer ou d'être pénétré, d'être frappé, sali, et puis abandonné, et puis en chasse à nouveau) et l'âme qui se débat entre ses remords et ses ambitions, entre ses fantasmes et ses craintes - du vieillissement, de la laideur, de la solitude totale. Gardez-vous de céder au haut-le-cœur, au refus ou au mépris - et suivez alors, pas à pas, pendant quinze ans d'une vie vaste et dévastée, d'éclaircies et de défaites, suivez cet homme et ses doubles, qu'il pressent ou construit à ses côtés : le fils haineux et aimant, "enfanté sans doute d'un sperme trop riche, trop renfermé, trop retenu, déjà pourrissant", qui sent dans sa propre chair l'ablation du sein de sa mère ; l'adolescent prolongé, blond et angélique, qu'une vieille femme, dans le métro, apostrophe, stupéfaite d'une telle beauté ; l'écrivain attentif aux visages rencontrés, soucieux d'une œuvre qui s'élabore sous nos yeux ; le photographe des fantômes et des aveugles ; l'amant délaissé, en proie à l'attente et à la jalousie mais obsessivement fidèle. Quand enfin la maladie s'installe, et que la mort s'approche, c'est discrètement et fatalement : elles ont, depuis longtemps, été anticipées, appréhendées - ce ne sera peut-être là que la fin de "cette tristesse où nous ont amenés nos vies". Avec pour tout testament, une parenthèse légèrement ironique : "Je n'aurai pas lu Proust ; je n'aurai pas couché avec une femme ; et après ?" Et après ? Thierry Cécille.
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