Ferdynand Ossendowski : Bêtes, Hommes et Dieux
1920, Phébus libretto
Traduit de l’anglais par Robert Renard.
Voici un livre culte. Publié dans les années 20 à Londres et à Paris, il influencera rien moins que Cendrars et Kessel. Hugo Pratt s'en inspirera pour son Corto Maltese en Sibérie, notamment pour l'énigmatique et sulfureux personnage du baron Ungern von Sternberg. A l'exception d'un bref passage (1969) en collection de poche, le livre disparaît. Il faut attendre 1994, avec la réédition chez Phébus libretto, pour (re)découvrir Ferdynand Ossendowski et lire son fabuleux mais authentique récit.
Ferdynand Ossendowski (1878-1945) est polonais - autant dire pour l'époque que notre homme n'est de nulle part. Prospecteur minier, il sillonne la Sibérie orientale jusqu'en 1920. Homme de terrain donc, scientifique, géologue… Libéral, favorable aux idées de changement, il sympathise avec la Révolution dans un premier temps. Puis la guerre civile Rouges-Blancs fait tout basculer. Du jour au lendemain, condamné à mort par la terreur Bolchevik, il doit fuir. Sa fuite dure 18 mois, 1920-1921, et c'est précisément cette odyssée à travers la Sibérie, la Mongolie, le Tibet et jusqu'à Pékin, d'où il regagne la Pologne, qu'Ossendowski va nous raconter. Des milliers de verstes, à pied, à cheval, à dos de chameau, à travers steppes, forêts, marécages, déserts (le Gobi), monts et massacres… Un récit à couper le souffle. Mené d'une plume vive, alerte et précise comme le danger appelle, rythmé au son des tambours mongols qui, c'est bien connu, étaient faits avec de la peau humaine.
Bêtes, Hommes et Dieux se lit comme un roman d'aventures, dans le genre c'est même le parfait chef-d'œuvre. Sauf que c'en n'est pas un, roman d'aventures, ou pas seulement :
voici un document exceptionnel, une fresque unique et descriptive, ethnologique, sur les peuples Soyottes, Tartares, Torgout et autres Mongols d'Asie centrale. Voici une épopée digne des grands khans, dont l'Occident a pour définitifs souvenirs des noms comme Gengis ou Attila… Voici une vision aguerrie des mœurs révolutionnaires et des pratiques humaines en périodes de grands troubles. On l'aura compris, l'horreur domine dans ce livre. Minutieusement décrite, elle se pare des atours de la poésie, afin de mieux révulser : "un bouquet de saules, le long de la rive, avait arraché au flot et gardé entre ses branches tombantes, comme entre les doigts d'une main, des corps humains de tous les aspects et dans toutes les attitudes, leur conservant par-delà la mort une apparence de naturel qui grava à jamais dans mon esprit le souvenir de cette vision d'épouvante. Dans ce groupe macabre je comptai soixante-dix cadavres."
Aux horreurs de la modernité vient se rallier le monde archaïque, celui du chamanisme, de la toute puissante Nature, du bouddhisme tantrique ; le récit d'Ossendowski est aussi et enfin une quête spirituelle, un cheminement initiatique.
Une rencontre domine dans ce livre (et mériterait à elle seule le détour), celle du baron Ungern von Sternberg. Sanguinaire, certes et ô combien, le sinistre baron n'en est pas moins fascinant. Ungern, dans sa lutte contre l'Armée Rouge, a tenté d'unifier les tribus mongoles et de perpétuer la tradition des grands khans… L'oppresseur sino-soviétique lui donnait, il est vrai, certains arguments.
Approcher, grâce à notre héros narrateur, un tel mythe en chair et en os, monter dans son automobile, l'entendre s'exprimer dans ses circonvolutions esthético-meurtrières, est du plus singulier effet.
Serge Letournel.
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