Duong Thu Huong : L’Île aux femmes
1997, Editions de l’aube
Dans une île pratiquement déserte de la baie de Ha Long, une ferme d'état emploie les femmes du groupe numéro 5. Isolées du monde, vivant en vase clos, s'étant sacrifiées pendant la guerre contre les Américains, ces femmes ne rêvent que de trouver l'amour et d'avoir des enfants. De son côté, Tuong décide de quitter Hanoi pour repartir à zéro, après de cuisants échecs dans tous les compartiments de sa vie. Il arrive ainsi au centre d'élevage de tortues de mer, dans la " nouvelle zone économique " de l'île de Cat Bac, non loin de l'île aux femmes. Non loin, mais assez loin pour que les contacts soient rarissimes...
En surface, on pourrait lire une opposition un peu facile du désir des hommes d'avoir des relations sexuelles et de celui des femmes d'avoir des enfants... Mais c'est en fait pour dénoncer certains archaïsmes de la législation que Ho Anh Thai a écrit ce livre : au Viet-nâm, en 1986, la loi sur la famille ne reconnaissait toujours pas les enfants nés hors mariage. Cette loi, datant de 1959, avait tout d'abord eu le mérite d'imposer le consentement mutuel pour les mariages, ainsi que l'interdiction de la polygamie, d'où une véritable " libération " des femmes. Mais l'illusion d'un socialisme triomphant avait conduit le régime à considérer les enfants nés hors mariage comme des avatars d'une bourgeoisie décadente. Peu de temps après la sortie du livre, l'erreur législative, avatar quant à elle d'une mentalité dépassée, était réparée.
Avec son utilisation du présent, ses flashbacks, ses changements de point de vue, ses aller-retour entre les situations, ses débuts de paragraphe en plein milieu d'une scène, ses ellipses... l'écriture de Ho Anh Thai est particulièrement pêchue et cinématographique. Mais au-delà du style, le lecteur français a aussi l'occasion d'explorer le fonctionnement du communisme à la vietnamienne... et de constater que le rapport à la sexualité souffre des mêmes tabous sous toutes les latitudes.
EXTRAIT
" La séance de critique a lieu dans la cabane commune du groupe de production. Luyen donne lecture de son autocritique : elle reconnaît sa faute et se dit prête à assumer seule les mesures disciplinaires qui la sanctionneront.
Mais elle n'a pas le temps de replier son papier et de se rasseoir, Quan s'est dressé furibond :
- Qui vous a demandé de rédiger une autocritique aussi simplette ? Vous ne dites rien, vous éludez le problème essentiel ! Ce que nous voulons savoir, c'est de QUI vous êtes enceinte. Un point, c'est tout !
Mais bien sûr, dans la tête de Quan, le nom du coupable est déjà écrit, avec toute la rancune qu'il a contre Vien : pourquoi aussi ce Vien l'a-t-il mis en difficulté lors de la dernière réunion du Parti ? Pourquoi lui a-t-il publiquement posé des questions insidieuses ?
Bien entendu, c'était clair comme le jour, il n'y avait qu'une idée là-dessous : le faire virer, lui, Quan, de son poste de directeur adjoint de la ferme. Les questions étaient transparentes : elles l'accusaient carrément d'avoir détourné des fonds, d'avoir mis des hommes à lui un peu partout. Ah ! Il m'a cherché des poux dans la tête, ce misérable ? Eh bien, à mon tour maintenant ! Et avec ce gros pou que je viens de découvrir, il ne s'en tirera pas comme ça ! "
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