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L'Oeil électrique #12 | Voyage / Syrie

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Par Kate Fletcher.
Photos : Kate Fletcher.

Je suis nerveuse en avion. Paris-Istanbul-Damas. Octobre. Turkish Airlines. Clic. J'attache ma ceinture. J'ai trop chaud. J'essaie de mettre ma névrose en arrière-plan et avec elle les terroristes saoudiens, le bug de l'an 2000, les défauts structurels et les pilotes alcooliques. "Vous avez plus de chance de mourir en voiture qu'en avion". Bien sûr. Quoi qu'il en soit, par superstition culturelle ou simple soulagement, quand on atterrit à Istanbul, un groupe de Japonais applaudit pour féliciter le pilote de l'atterrissage réussi - ce qui me conforte dans l'idée que voler n'est vraiment pas très humain.
Une fois à Damas, on fait la queue pour passer la douane. Première évidence : il fait chaud. Deuxième évidence : les douaniers ne sont pas contents. L'homme en face de moi est mal rasé, porte un uniforme froissé et son revolver dans la poche. Plutôt qu'une caractéristique du métier sous une dictature militaire, je me dis qu'il est 2h30 du matin et qu'il a sûrement envie de rentrer chez lui. Il m'arrache mon passeport… je souris gentiment sachant qu'il ne faut jamais, jamais faire de vagues avec un douanier.
Nous faisons notre entrée à Damas en taxi, faisant peu attention aux effigies d'Hafez el-Assad. El-Assad avec ses chefs des armées, el-Assad qui salue, el-Assad qui regarde au loin, el-Assad assis, el-Assad en sticker, el-Assad en noir et blanc, el-Assad en couleur de 25 mètres de haut, el-Assad présent dans chaque taxi et chaque commerce comme image d'un patriotisme syrien obligé. Non, pour l'instant notre préoccupation est de trouver un bon lit. Et on le trouve, pas tout à fait par hasard puisqu'il est indiqué dans tous les guides et conseillé par tous les voyageurs. Au fond d'une petite ruelle ombragée se trouvent barbiers, tailleurs, restaurants… et notre hôtel.

SYRIENS, SYRIENNES

Le lendemain matin, nous sommes réveillés par "l'Allah Akbar" qui arrive de partout… un drôle de mélange de prières, beau et entêtant, qui nous fait prendre conscience que nous sommes vraiment au Moyen-orient. Dans la rue de l'hôtel on entend le clic-clac des machines à coudre, une cassette d'Oulm Kalthoum qu'on connaîtra par cœur à la fin du séjour et une étrange musique électronique qui est… qui ressemble à… oui, c'est la Lambada ! C'est seulement en fin de journée que nous comprendrons que ce son est émis par les voitures lorsqu'elles passent en marche arrière.

On arrive à Damas sans itinéraire fixe, ce qui est une bonne chose puisque la ville est séduisante. Un mélange de blocs industriels et de vieux bâtiments d'une architecture fine. Les piétons ne semblent pas pressés ici, contrairement aux voitures et aux taxis qui prennent la route pour eux. Sur les grandes avenues, sans doute construites à l'origine pour les parades militaires, des groupes de jeunes policiers/militaires essaient en vain de contrôler la circulation. Mais côté piéton, on s'arrête, on se salue, on s'embrasse avec des grands gestes, les commerçants, assis devant leurs boutiques, se parlent et s'observent. Bien qu'il s'agisse d'un état islamique, la plupart des femmes s'habillent à l'européenne, en jeans, mais se couvrent quand même la tête ; les femmes plus âgées choisissent le noir de la tête aux pieds. La mondialisation touche partout bien évidemment, et même si la politique intérieure de la Syrie fait qu'on ne peut pas acheter des Levi's et d'autres magnifiques produits étrangers (sauf si on va juste à côté, au Liban), tout ce qui peut être fabriqué en Syrie est fabriqué en Syrie. Le jean, le sweat-shirt et le t-shirt sont de rigueur pour les jeunes, tout comme les chaussures à talons compensés ou les trainers, bref, peu de différences vestimentaires entre ce Moyen-orient et les Etats-Unis qui se détestent traditionnellement.

Le centre de Damas est assez petit et le noyau de la ville semble être la mosquée des Omeyades. Comme une énorme trompe d'éléphant qui nous aspire, le souk Al Hamadayeh, un marché couvert, est un véritable four, mais surtout une vitrine merveilleuse de ce qu'est la Syrie aujourd'hui. A l'entrée, des jeunes vendent maïs, chaussettes pseudo-Nike, nappes, pistaches et noix diverses, aigles empaillés qui essaient de s'envoler de leur piédestal, mais bon, c'est trop tard pour eux…

Dans l'artère centrale, où les femmes sont acheteuses et les hommes vendeurs, on retrouve de tout. Mais on n'est quand même pas chez Leclerc : le souk est le plus humain des endroits où on discute avec le vendeur, on se décide, on boit le thé, on revient. D'ailleurs, acheter quelque chose "vite fait" est impossible. On est obligé de marchander. Le souk lui-même est divisé en sections pour faciliter la vie du client. Dans la grande rue, on trouve des marchands de tapis et des glaciers, dans les petites rues perpendiculaires, il y a de tout : des drogueries, de la lingerie, des jouets pour enfants, des restaurants et des épiceries. Les femmes se rassemblent devant des vitrines pour décider quelle tenue acheter… Les lingeries hyper sexy sont en première place dans les vitrines, et on se rend compte que si on se couvre en public, ça n'a pas forcément grand chose à voir avec ce qu'il y a dessous ! Le soir, on marche vers le centre de la vieille ville où les petites rues et leurs cafés ombragés semblent à des milliers de kilomètres du bruit des grandes avenues. On s'assoit à une terrasse pour commander un café et un narghilé. A l'intérieur, un conteur raconte des histoires, en arabe, une épée à la main. On ne comprend pas ce qu'il dit, mais ses gestes et particulièrement la manière dont il frappe son épée contre la table nous font comprendre les points importants de l'histoire. Le rythme de son récit et l'odeur douce du tabac à la pomme nous envoûtent. On est entouré par des hommes qui, narghilé au coin des lèvres rient, observent et boivent du café.

En rentrant, on s'arrête boire un jus de fruits, attirés par les nombreuses boutiques qui font leur pub tout simplement, en accrochant des tonnes de fruits à la devanture. Je commande un jus d'orange au jeune homme et demande aux autres ce qu'ils veulent. "Vous êtes français ?"... "Oui." Je ne le suis pas mais je réponds oui pour faire simple. "Ah, c'est marrant parce que j'étais étudiant à Lyon," dit notre vendeur dans un français parfait. On lui propose une boisson, qu'il refuse poliment, et on s'assoit quelques instants pour parler au milieu des chats. Il nous raconte ses beaux jours en France et son ami qui s'est suicidé en apprenant la mort de Dalida. Il y est resté 2 ans et demi, et pour rembourser ce privilège à son pays, il a eu droit à 7 ans de service d'Etat. Dans son magasin, la télévision est allumée et nous voyons avec surprise un épisode de Thalassa. A côté de la télé est accrochée une photo de l'équipe de France de football, un portrait de Hafez el-Assad et un autre de Zinedine Zidane.

FIDAA

A 7 heures du matin, la gare routière de Damas grouille déjà, même si elle est assez mal réveillée. On achète un billet et on monte dans le bus. La radio est allumée. Les fenêtres sont habillées de rideaux roses.. En sortant de Damas, on croise beaucoup de bâtiments résidentiels en béton cru, et derrière eux, les collines beiges de la vallée qui entourent la ville, parsemées d'habitations qui brillent comme des diamants la nuit venue. La route est bonne et à part les pubs pour des produits syriens, on se croirait presque dans le sud de la France. Il y en a pour le Pepsi syrien, l'Omo syrien et bien sûr, la dernière image qu'on a en sortant de la ville est celle du très heureux Monsieur el-Assad.

Quand on arrive à Latakia, on est surpris par l'humidité étouffante de la ville. Latakia est réputée pour sa richesse (venant du pétrole) et le libéralisme de ses mœurs.. Il y a ici, une petit ambiance de ville balnéaire mélangée à une légère odeur d'hydrocarbure. Il n'y a pas de bus aujourd'hui vendredi, jour de prière. On marche en transpirant pour trouver un hôtel, et quand on arrive, on voit bien que cette vieille maison des années 50 laisse à désirer, mais on est tellement fatigué qu'on s'en fout. Les lits ne sont qu'à moitié propres, mais il y a une ventilateur et une douche. On s'écroule sur le lit et on dort jusqu'au soir.

On sort pour prendre un jus de fruits, et on propose au garçon de l'accueil de venir avec nous.

Fidaa est étudiant en médecine et travaille à l'hôtel à plein temps. Il vient de sortir de prison, nous explique-t-il à voix basse : Une nuit, un homme a essayé de prendre une chambre avec une fille beaucoup plus jeune que lui, qui n'était pas sa femme. C'est illégal et interprété comme du proxénétisme. Le client est saoul et Fidaa refuse de lui louer une chambre. L'homme pose un livre sur le comptoir et se fâche, d'autres livres sont posés là, puisque Fidaa était en train d'étudier. L'homme les jette par terre et déchire quelques pages, Fidaa perd la boule (ses bouquins coûtent une fortune) et déchire le bouquin du mec. Ce livre, c'était le Coran.

Le lendemain, l'homme va faire un rapport à la police pour déclarer que Fidaa a déchiré le Coran. La Syrie est un état communiste à la base, mais qui intègre certains principes de l'Islam dans sa constitution.

Fidaa est arrêté et passe une semaine et demie en prison. Il n'en est sorti que parce que son père a payé le juge. Il nous explique que tout se paie en Syrie. Si vous voulez régler des comptes, il suffit de payer quelqu'un pour faire un faux témoignage. Il y a même des gens qui se tiennent devant les maisons d'arrêt, attendant d'être embauchés comme faux témoin. Si vous voulez sortir, le bakchich suffit ; sauf si c'est un crime politique. Fidaa finit ses études l'année prochaine et espère travailler pour un organisme comme Médecins sans Frontières. C'est un de ses seuls espoirs pour partir puisque sa nationalité réduit automatiquement ses opportunités, malgré le fait que les médecins syriens ont une bonne réputation. Selon lui, les diplômes syriens valent de moins en moins, à cause des problèmes de langue : depuis quelques années, une loi décrète que tout enseignement doit se faire en arabe : les livres y compris, ce qui fait que les étudiants n'ont pas accès à la recherche occidentale, et les livres sont la plupart du temps mal traduits.

Il est curieux de savoir ce qu'on pense de son pays. Lui, à l'évidence a hâte de partir. Nos réflexions tombent tout de suite sur la surprenante et généreuse hospitalité syrienne. Et l'hospitalité l'agace. "L'hospitalité est une obligation en Syrie. Les gens ont tellement envie de vous faire plaisir que ça devient du terrorisme. Vous ne pouvez pas dire non, et les gens vous harcèleront jusqu'à ce vous restiez boire le thé. Un jour, j'avais des examens de fin d'année et j'avais la tête dans mes livres. A neuf heures, mon père débarque sans prévenir. " Fils, je viens regarder le match avec toi. " Je lui explique que je n'ai pas le temps, que j'ai un examen demain. Il insiste pour rester et je suis obligé de le mettre à la porte. Il ne m'a pas parlé pendant une semaine."

Je lui explique que chez nous, la notion d'hospitalité n'est sans doute pas aussi présente. On ne vous aborderait pas dans la rue pour discuter parce que vous êtes un touriste étranger, comme les gens le font ici. Aucun commerçant ne vous inviterait à boire le thé dans sa boutique, même si vous n'achetez rien… ce qui nous est arrivé de nombreuses fois à Damas et à Alep. "Oui, mais vous pouvez parler politique ouvertement, vous pouvez marcher dans la rue avec une fille sans être mal vu. Vous avez un système de sécurité sociale : moi, je serai obligé de soutenir mes parents quand ils seront trop vieux pour travailler. On ne peut pas avoir une vie à soi, comme ça." Fidaa semble coincé dans un pays qui ne lui permet pas d'avoir la vie qu'il souhaite, il sait comment on vit et les libertés qu'on a… on a l'impression pendant un instant de mal apprécier notre sort. "Vous aimez quel genre de musique ?". On lui donne quelques noms, le seul qu'il connaisse est celui d'Oulm Kalthoum. "Urkhh, je déteste cette femme, elle représente la femme d'une manière terrible, " Habibi, je ne suis rien sans vous mon amour ", toujours en train de se plaindre. Je ne connais pas trop de chanteurs français, ah si, ici on connaît Cheb Mami, Cheb Khaled, ça marche en France les chanteurs arabes, non ?"

On parle comme ça pendant des heures et on rigole comme des débiles puisque Fidaa est un connaisseur de sales blagues.

A part notre ami Fidaa, Latakia n'a rien d'intéressant, c'est une ville où la consommation a fait son trou, où on trouve des grands magasins de vêtements et des restaurants à l'américaine. Il y a même des boutiques d'alcool (qu'on ne trouve nulle part ailleurs dans le pays, tradition islamique oblige). L'humidité est insupportable ici et on décide de partir de lendemain midi.

MUSTAFA

La route vers le nord-est est aussi belle qu'aride. Nos co-passagers sont principalement des Kurdes. On le voit principalement à la manière distinctive dont les femmes s'habillent : la manière de porter le foulard, les robes noires associées à des tissus à fleurs jaunes et rouges et les tatouages bleutés sur le visage en forme de petites flèches de chaque côté de la bouche et sur le menton. Tout le monde nous sourit et nous regarde ; ils sont aussi fascinés que nous. Un couple nous demande de les prendre en photo.
Nous sommes les derniers dans le bus quand on arrive à Ras al Ain, une petite ville qui n'a rien de particulier hormis sa proximité avec la frontière turque, le nombre de Kurdes qui y habitent et sa

concentration en camionnettes japonaises blanches. On descend du bus. L'air est sec et il fait chaud, notre premier arrêt sera donc l'épicerie pour boire un soda syrien. Entre le bus et le magasin, une foule s'est amassée derrière nous. On commande des boissons et le garçon nous propose les chaises sur lesquelles lui et ses copains étaient assis. Les adolescents et les enfants nous regardent à travers la vitrine et un homme se présente : "Je suis Mustafa, je suis instituteur à l'école primaire de Ras Al Ain." On commence à discuter et on lui dit qu'on a entendu parler d'un restaurant où on peut manger les pieds dans l'eau. Il propose de nous y mener, il connaît bien le propriétaire. Effectivement, ce restaurant est composé de petites tables posées dans l'eau, sous des tonnelles de vignes et de fruitiers. En discutant de nos prochaines destinations Mustafa nous demande si on aimerait rester chez lui cette nuit. Il n'y a pas d'hôtel à Ras al Ain et il est tard. Comment refuser ! ?

Une fois arrivés chez Mustafa, nous sommes présentés à la famille : sa mère, ses frères, une de ses sœurs, son fils. On passe au salon : une pièce à gauche de la cour intérieure longée par des tapis et en position centrale, la télévision. Par terre, se trouvent plein de jouets en plastique coloré. On s'assoit pour prendre le thé. Mustafa nous explique que son père et sa sœur sont partis à Alep pour la récolte du coton. La mère de Mustafa est assise en face de moi et me sourit. J'aimerais pouvoir lui parler. Elle vit ici avec ses enfants, le plus âgé a 32 ans et le plus petit a 5 ans. Elle-même en a 47. Elle en fait beaucoup plus. On parle avec Mustafa quelques temps de nos vies respectives. Il nous pose des questions sur la nôtre et semble voir tout ça d'un petit œil jaloux. A 32 ans, il est instituteur et entretient non seulement sa femme et son fils mais toute sa famille. Claudia (une de mes compagnes de voyage), qui est célibataire, est assaillie de questions quand Mustafa entend qu'elle vit seule. "Mais pourquoi ? Vous avez 28 ans et vous n'êtes pas mariée ? En Syrie, au delà de 20 ans, on est vieille fille et personne ne veut plus de vous." Justement, j'étais en train de me demander où était sa femme… "A la cuisine," me répond-il, sans sembler décidé à me la présenter.

Je vais la chercher. Elle s'appelle Lorraine. C'est une fille timide de 19 ans, enceinte de plusieurs mois de son deuxième enfant. Elle est jolie, habillée en rose pétard et en foulard blanc. Elle est en train de préparer le repas. Pendant tout ce temps, les frères de Mustafa n'ont pas dit un mot, mais quand le grand frère sort pour un cours particulier d'anglais, les jeunes changent complètement de comportement et commencent à nous parler facilement en anglais. Quand l'aîné revient, ils se taisent à nouveau. On mange tous ensemble du pain, de la confiture de figues, des œufs brouillés, des tomates, du yaourt et des feuilles de vigne farcies. Lawrence, le fils de Mustafa, un bébé de deux ans, est dans son berceau, et sa grand-mère le fait balancer avec le pied. Lorraine mange avec nous, mais j'ai quand même l'impression qu'elle mange souvent seule. On rigole et même si on est culturellement et géographiquement éloignés, je me sens vraiment chez moi.

Après le repas, je demande à la mère de Mustafa comment est fait son foulard (style kurde). Elle m'en fait un, ainsi qu'à Claudia. On reste un peu comme ça à parler, mais ça n'a pas l'air de suffire pour Lorraine. Elle nous fait signe de la suivre dans sa chambre et nous habille de ses plus belles robes de soirée. Ses yeux brillent de bonheur. Sa chambre est immaculée, trois tubes de rouge à lèvres alignés sur la table, des images de fleurs et de chevaux qui courent sur les murs.

On fait notre "sortie" devant les hommes qui nous trouvent mieux qu'avant et on en profite pour prendre une photo.

Il est tard maintenant. Les hommes et les femmes se séparent pour dormir (sauf Mustafa et sa femme qui ont leur chambre). Les hommes dorment dans le salon et la mère, sa fille, Claudia et moi nous couchons, serrées comme des sardines, sur des matelas posés par terre. La petite fille à côté de moi s'endort tout de suite. Je l'entends respirer. La mère me parle. Je ne la comprends pas. Je pense qu'elle m'explique qu'elle est malade (elle me montre différentes parties de son corps) et que la petite qui dort est le dernier enfant qu'elle aura. Elle me sourit doucement avant de fermer les yeux. Avant de m'endormir, je regarde son visage légèrement ridé et bronzé, marqué de petits tatouages.

LA POLICE SECRETE DE HASSAKE

Quand on part et quand on arrive quelque part en Syrie, on est inscrit partout. Quand on prend le bus ou une chambre d'hôtel, les numéros de passeports et les noms sont notés dans un carnet officiel. C'est la loi. En partant de Ras, on est obligé de passer par le commissariat où les employés ne savent pas trop quoi faire de nous, par manque d'habitude. Ils notent nos renseignements personnels sur un morceau de papier et vérifient nos visas. Avant de partir, le policier (sans uniforme d'ailleurs) nous offre un thé et des fruits.

Le minibus pour Hassake est plein et on prend des voyageurs qui attendent au bord de la route. Après une heure de poussière et de chaleur sèche, on arrive à Hassake, ville plus grande que Ras, mais tout aussi inintéressante niveau touristique. A la gare routière, le chauffeur nous dit de rester dans le bus - ce qui nous laisse un peu perplexes - et nous amène vers un grand bâtiment en ville, orné de fresques d'el-Assad et de drapeaux syriens. Sans doute un bâtiment officiel. L'homme à l'entrée est habillé en civil et porte un fusil-mitrailleur à la main. Le conducteur sort et nous dit de suivre l'homme armé qui prend nos passeports. Sans trop avoir le choix, on le suit, nerveusement. J'ai déjà eu des problèmes avec des employés d'état dans d'autres pays et même si les fusils me rendent nerveuse, je sais (ou j'espère) que ce ne sera pas plus qu'une question de bakchich ou une conversation avec des fonctionnaires qui s'ennuient.

Dans le cour ombragée du bâtiment, un homme gros genre caïd fume un narghilé, assis sur une chaise en plastique. Il est habillé d'une robe légère, moustachu, brushing, dents jaunes, yeux globuleux. A ses côtés, deux petits enfants. Devant lui sur la table, un journal et une téléphone portatif. Quand le téléphone sonne, il ne tend même pas le bras, un larbin vient le prendre et le lui met à l'oreille. L'homme armé lui explique quelque chose, les gestes et le ton sont respectueux tendance lèche-bottes. Il montre nos passeports et le caïd nous demande (ordonne?!) de nous asseoir, tout en conservant nos passeports. Il nous propose du thé, mais personne ne nous explique ce qui se passe. L'homme pose beaucoup de questions. Stéphane (mon autre compagnon de voyage) répond naturellement, mais je sens qu'il est stressé. Il sourit beaucoup. On boit notre thé et subitement quatre hommes arrivent dans la cour, fusil sur l'épaule, "bien" habillés avec des grosses bagues en or. Ils parlent entre eux en arabe ; nous restons silencieux, pensant que la meilleure solution est de ne rien dire. Le temps de leur conversation semble pourtant long, ponctué de rires que je perçois comme vicieux. Le caïd nous regarde et rit à son tour. Tout devient un peu flippant. Ils sont assis devant nous, le deuxième homme nous adresse la parole. "Vous savez qui on est ?"…  Stéphane répond "Euh, la police, non ?" "Plutôt comme FBI." L'homme rit, nous montrant à son tour ses dents jaunes. Ça continue comme ça pendant quelques longues minutes, l'homme nous fait des blagues racistes sur les Kurdes, ce qui résume à peu près l'ambiance. On pose quelques questions de politesse sur leurs familles, sur la Syrie, et après trois-quarts d'heure, nous insistons pour partir. Il appelle une voiture officielle et dit au chauffeur de nous amener. Avant de partir, Stéphane a l'idée (bizarre vu les circonstances) de prendre une photo de nous tous. Peut-être qu'il voulait une trace de ce moment effrayant. Le caïd explique qu'on n'a pas le droit : "Me boss, no photo." Il propose en fait de prendre la photo lui-même. Dommage, c'était vraiment lui le plus flippant. Finalement, ils nous rendent nos passeports et le chauffeur nous amène à la gare routière en voiture officielle, rien moins qu'une Mercedes blindée avec drapeaux et portraits de el-Assad… on prend le bus pour Palmyre avec beaucoup de co-passagers méfiants.

MOUSSA ABED, LE BARBIER DE TADMOR

Palmyre, Tadmor en arabe, est une ville évocatrice et on est sûr de ne pas y être les seuls touristes. Mais Palmyre est une petite ville qui, même si elle accueille quelques cars d'agences de voyage, reste charmante et intime. Autour de la ville, les ruines du 2e siècle recouvrent plus de 50 hectares : la plupart sont en superbe état et d'autres sont malheureusement restaurées avec le plus mauvais goût, ressemblant à des salles de bains des années 70.

Le soir de notre arrivée, on monte jusqu'à la citadelle, d'où nous avons une vue spectaculaire. Pour y arriver, on peut partir à pied, mais il faut quand même être sûr d'y arriver avant le coucher du soleil. Nous préférons donc le taxi. Une fois arrivé, on trouve un coin isolé pour regarder le soleil se coucher derrière un rideau de poussière. Le sable se confond avec le ciel, on ne distingue pas bien où l'un commence et où l'autre se termine.

On descend de la colline dans le même taxi et on retrouve l'ambiance chaleureuse de notre hôtel. Sami et son copain Mohammed gèrent l'hôtel qui est devenu un arrêt obligatoire : un accueil sympathique, des lits confortables et des tarifs imbattables. Comme dans beaucoup de petits hôtels, Sami a une impressionnante collection de livres d'or remplis d'astuces, de conseils et d'anecdotes de voyage écrits par tous les voyageurs passés par là. Dans l'entrée, des romans et des bouquins pour apprendre l'arabe, la télé est allumée et divers personnages la regardent en buvant, devinez quoi ? Du thé. Stéphane a vu un barbier qui a son magasin juste en bas de l'hôtel. Je descends avec lui pour prendre des photos. Nous ne sommes pas les premiers. Moussa est à l'évidence un bon barbier. Pendant qu'il termine la coupe d'un petit garçon, un autre client nous fait du thé. Sur le mur s'accroche un portrait du président minuscule et mal entretenu. Ce qui prend le plus de place sont les fleurs en plastique autour du miroir et les multiples portraits d'hommes arabes, vedettes du cinéma ou de la chanson… Ce qui me fait remarquer que la mode en matière de coupe de cheveux n'est vraiment pas la même qu'en Europe. En général, l'homme syrien est très bien peigné, style brushing avec gel ou non, barbu ou moustachu, ces pilosités faciales étant aussi parfaitement entretenues. Ils doivent vraiment penser que nous sommes des clochards. En tout cas, Stéphane va se faire arranger tout ça. Tout d'abord, la barbe, trop barbue, est rasée, à l'ancienne. Les cheveux sont ensuite peignés "façon syrienne". Raie sur le côté avec un peu de gel, il faut dire que ce n'est pas vraiment son style. S'il en avait eu l'occasion, il aurait défait tout ça en arrivant à l'hôtel, mais puisque, hospitalité syrienne oblige, nous sommes invités par le barbier et son frère pour boire un thé, Stéphane garde poliment sa coiffure toute la soirée.

LE JARDINIER DE PALMYRE

Le lendemain matin, on se lève juste avant l'aube et nous sommes seuls dans les ruines romaines. Avant midi, il fait un peu froid, le vent souffle fort, aucun nuage dans le ciel. On marche vers le temple de Bel, un énorme bâtiment jaunâtre qui s'élève face à la colonne. On s'est levé tellement tôt qu'il est fermé. En marchant autour, on découvre l'oasis de palmiers. Un homme en habits traditionnels nous fait signe de le suivre. Et on le suit, tellement habitués à l'hospitalité syrienne qu'on irait n'importe où avec n'importe qui. On marche un peu dans le sable et on arrive à un grand mur. L'homme pousse la porte et comme dans une histoire biblique, on voit un jardin d'oliviers et d'autres arbres lourds de fruits. On s'assoit par terre en acceptant une énième tasse de thé. Cet homme est sans doute maraîcher ; on ne le saura jamais vraiment puisqu'il ne parle pas un mot d'anglais ou de français, et nous très peu de mots d'arabe. Ses mains ont travaillé dur et son visage est usé par le soleil. Avec son air à la fois doux et sérieux, il nous montre son jardin comme un véritable directeur de musée ; l'avantage étant qu'on peut manger ce qui y est exposé ! Plusieurs sortes de dattes ou bella, abricots ou mush-mush, figues, pommes, olives, raisins… on déguste avec plaisir en se disant que les fruits du supermarché n'auront plus jamais le même goût.

Téléchargez le fichier MP3 contenant le son du reportage sur la Syrie :

Le fichier dure 16 minutes 22 secondes et voici le détail de ce qu'il contient :
  • 00:00 Intro
  • 01:04 Vieux qui chante sur la terrasse d'un café du vieux Damas
  • 02:39 Chez Omassa, épicier à Alep
  • 04:01 L'orchestre du restaurant Al Ezz à Damas
  • 07:45 Chez Mustafa à Ras al Ain, Monica Lewinsky à l'ordre du jour !
  • 13:15 La prière du soir à la Mosquée des Omeyades
  • 14:36 Conteur
  • 15:34 Chez Moussa Abed, barbier de Palmyre