Par Hervé Albouy. Décidément, les étrangers - je veux dire les mots d'origine étrangère - n'ont pas la vie facile. Régulièrement en effet, on nous ressert les mêmes antiennes sur la pureté de la langue et le français correct. Il ne fait pas bon alors s'épeler " karting " ou " management " et tout emprunt à une culture étrangère devient suspect ! Les académiciens et autres tyranneaux du bien parler enfourchent leurs chevaux de bataille. Les journalistes traquent la petite bête et jettent de l'huile sur le feu. Les linguistes s'interrogent et se partagent en pour et en contre. Les vieux cons et les jeunes fascistes confondent les mots voyageurs avec les immigrés et les immigrés avec des hordes de sauterelles dévastatrices. Ici on déplore l'érosion de la francophonie. Là, on crie " à bas l'Amérique ! "… Le vote de la loi Toubon 1994 qui contient toute une série de dispositifs anti-anglicismes, anti-néologismes et autres -ismes n'a pas vraiment fait retomber la pression. Bien au contraire ! Il suffit de quelques mots, un sondage, une statistique pour remettre le feu aux poudres. En ce début de nouveau millénaire, c'est Druon qui s'y colle avec son dernier pensum. On dit le troupeau de la langue française menacé par les loups de l'étranger. Le berger ne serait-il pas par trop irascible ? Retournons-nous un instant vers notre passé pour voir comment s'est forgée cette langue qui est l'objet de tant de crispations. Le français est issu du latin ? Assurément. Ce latin populaire que l'on parlait en Gaule au début de l'ère chrétienne ? Tout à fait. Un latin qui a évolué au contact des langues des peuples germains après les invasions ? A n'en pas douter ! Mais après ? Eh bien après, elle a continué à bouger sans la permission de personne et surtout pas des vieux beaux d'une quelconque académie ! Il suffit de feuilleter quelque dictionnaire étymologique pour se rendre compte que les mots ignorent les frontières. Ils émigrent, voyagent, s'adaptent, se transforment, rejoignent parfois leur contrée d'origine sous un nouvel aspect… Qu'on se le dise : la langue n'est qu'usage, emprunt et transformation. Et la nouveauté, qu'elle vienne de l'intérieur comme de l'extérieur, loin d'être cette altération pernicieuse, cette dégénérescence épouvantable tant décriée par certains apparaît davantage comme un gage de bonne santé. Au fond, le français est un formidable méli-mélo, un vrai bordel de mots. Condamner tout emprunt de l'étranger, limiter à renfort de lois son renouvellement, c'est le tuer à petit feu. C'est aussi refuser de regarder en face sa complexe genèse. En effet, que serait notre existence sans tous ces mots d'origine étrangère (arabe, anglaise, turque, slave, allemande, espagnole…) qui fourmillent déjà dans notre belle langue ? Dans notre intérieur bourgeois, nous ne pourrions pas plus nous asseoir sur un tabouret de cuisine que sur le divan du salon. Pas davantage goûter un repos anodin dans le confort calme de l'alcôve. Eh bien sortons et prenons l'air ! me direz-vous. Hélas, impossible de marcher au hasard en se fondant dans le tohu-bohu de la vie citadine. Dans ce cas, choisissons une destination précise. Allons par exemple nous installer à la terrasse de ce café, non de ce bar, non de ce débit de boisson. Voilà c'est ça, débit de boisson ! Mais là, que commanderons-nous ? Un chocolat ? Un soda ? Un yaourt ? Un whisky ? Nous contenterons-nous de regarder, béats ou chagrinés, la bruyante noria de voitures qui défile sur l'avenue ? Rien de tout cela, j'en ai peur. Alors, poursuivons notre chemin. Tenez, jusqu'à ce parc ensoleillé d'où émane une musique plus voluptueuse. Eh bien non, finalement il ne vaut mieux pas : c'est sûr, nos censeurs nous en voudraient d'écouter du jazz dans un kiosque ! Alors, puisque tout loisir nous est ici interdit, quittons ces terres inhospitalières. Allons par exemple visiter nos amis anglais ! Mais par quel moyen de transport ? En yacht ? Vous n'y pensez pas sérieusement. Quant au paquebot, c'est kif-kif bourricot. En voiture ou en autobus alors ? Pourquoi pas ? Mais comment traverser la Manche sans ferry, ni tunnel ? Tout cela est prodigieusement compliqué ! Condamnés à demeurer sur place, nous devons trouver du travail. Mais quel genre d'emploi s'accommoderait de notre rigoureuse orthodoxie lexicale ? Résoudre des équations algébriques toute la sainte journée pour les ponts et chaussées ? Impossible. Elaborer des algorithmes pour des entreprises d'informatique ? Exclus ! Non décidément, nous sommes coincés. La mise en quarantaine d'une large partie de notre vocabulaire courant a fermé nos horizons… N'ayons pas peur des mots : ce "français bien de chez nous" pour lequel se battent nos chers académiciens et autre maître Capelo de sous-préfecture vient aussi d'ailleurs ! Alors que dire à tous nos champions de l'identitaire, ces tristes sires porteurs de cravates qui ne voient dans les langues étrangères qu'effroyable vacarme ou bien de menaçantes vagues contre lesquelles il est urgent d'élever des parapets ? Tout simplement que le français ne leur appartient pas ! Nous oublions décidément trop souvent que nous vivons au pays de Tartuffe et que dans ce pays-là, il y a nombre de coups de pied (de cravache ?) au derrière qui se perdent… GLOSSAIRE Tabouret : du persan tabûr, instrument à percussions (1525 dans le sens moderne). |