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L'Oeil électrique #13 | Bande dessinée / Emmanuel Guibert

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Par Kate Fletcher, Morvandiau, Tanitoc.

A 36 ans, avec ses amis et comparses David B ou Joann Sfar, Emmanuel Guibert est l'un des auteurs qui rafraîchit, avec modestie mais vigueur, les rives de la bande dessinée contemporaine. Apràs le succès critique et public de son album La fille du professeur (avec Joann Sfar au scénario), il continue sur sa lancée, aguichant la curiosité du lecteur sans le prendre pour un imbécile. Deux livres paraissent au même moment, révélant la vaste amplitude de son champ de bataille : La guerre d'Alan, biographie de son ami Alan Ingram Cope, soldat pendant la seconde guerre mondiale sous les drapeaux américains, qui prit sa retraite en France et mourut quelques mois avant la parution de ce livre, résultat d'une collaboration unique en son genre. Et, inspiré par la vie et l'œuvre de l'écrivain Marcel Schwob, une aventure impitoyable et onirique scénarisée par David B : les pirates coupeurs de tête du Capitaine écarlate sévissent dans un Paris du XIXe, maniant l'argot aussi bien que le sabre.

Comment t'est venue l'idée de La guerre d'Alan ?

En 94, j'ai rencontré Alan, en allant passer des vacances sur l'île de Ré pour la premiàre fois de ma vie. En me promenant dans Saint-Martin, qui est la capitale de l'île, j'ai croisé cet homme qui sciait du bois sur le pas de sa porte. Je lui ai demandé mon chemin : on est devenu vraiment les meilleurs copains du monde. Il avait pris sa retraite là-bas, aujourd'hui il y est enterré. Il s'est trouvé que j'ai fait la connaissance d'un homme qui souhaitait raconter sa vie comme une personne de son âge (69 ans à ce moment là) le fait à une personne du mien. En écoutant Alan raconter ses souvenirs, une espèce de constellation s'est formée dans mon esprit : j'ai commencé à travailler un peu avec Alan et j'ai contacté les gens de l'Association, structure plus susceptible que les éditeurs traditionnels d'être intéressée par un tel projet. Ils m'ont tout de suite dit : "Fais-le et nous on le publie." Pendant les cinq ans qu'a duré notre amitié, Alan et moi, outre tout ce qu'on fait quand on est ami, jardiner, bouffer ensemble, faire des tours en bagnole, aller se baigner sur la plage… on a travaillé là-dessus…

Lui, il a été partant tout de suite ?
Oui, oui. Il est parti avant moi : il a commencé spontanément à me raconter plein de choses sur sa vie. Là où il a formidablement joué le jeu avec toute l'intelligence et l'instinct qu'il avait, c'est qu'il y a vu une possibilité de faire ensemble quelque chose d'utile et qui nous ferait du bien à tous les deux. Avoir des amis, c'est une chose, fabriquer des choses avec eux, c'est encore mieux. On fait grandir l'amitié en partageant des projets, des travaux. C'est typiquement ce qui s'est passé avec lui.

Le fait de faire ça en plusieurs tomes…
L'énormité de la matière à traiter. En ce qui me concerne, j'étais très assoiffé d'entendre son témoignage sur la guerre mais, très rapidement, j'en suis venu à lui dire : "Alan, comme la guerre t'amène à faire des va-et-vient entre ton enfance et la période de ton engagement sous les drapeaux, faudrait peut-être aussi qu'on parle un peu de ton enfance…" Il était tout aussi magiquement inspiré et convaincant quand il parlait de son enfance que quand il parlait de la guerre. Même plus. C'est comme dans la Recherche du temps perdu, qu'est-ce qui reste quand on est au seuil de la mort ? Bah, il reste le souvenir du soir où maman n'est pas montée nous embrasser et où la détresse ressentie a été une espèce de concentré résumé de toutes les détresses à venir. J'ai vu Alan raconter des épisodes tragiques de la guerre avec énormément de sang froid. Par contre, je l'ai vu raconter avec énormément d'émotion des choses qui peuvent paraître beaucoup plus anodines mais qui ont donné une couleur et une teinture à sa vie pour la raison qu'elles lui sont arrivées à un âge très tendre. Enfin, comme à nous tous. C'est une vérité universelle pour moi. Ce qui m'intéresse dans cette histoire, c'est quoi ? C'est ce que le Temps fait aux gens, le dessin d'une vie. Toutes choses que moi, trentenaire, je ne peux pas encore voir et pour cause ! Ce qu'Alan appelait les cercles, c'est-à-dire ces choses dont le démarrage se situe à un instant T de l'existence et dont le développement et l'aboutissement se situent, trente, quarante ans après, par l'événement qui vient clore le cycle. Seuls des septuagénaires ou des octogénaires peuvent les raconter. Cela me fascine.

L'impression qui ressort de ce premier tome, malgré certains moments plus sombres, c'est que ça a été un moment plutôt chouette de sa vie. Est-ce qu'il a "bien" vécu la guerre ?
(Feuilletant le livre) Il y a un moment assez significatif pour moi, très spontané, quand il dit dans cette page : "Etant donné qu'il FALLAIT aller à la guerre, je m'étais toujours dit : je vais prendre ça comme une aventure, je ne vais pas trembler, je ne vais pas dire que c'est une tragédie personnelle, je fais comme tout le monde et c'est peut être pour ça que je n'ai jamais eu peur." C'était quelqu'un qui avait certainement une faculté d'adaptation, a fortiori à 18-19 ans, et puis une espèce de foi en l'existence qui faisait qu'il prenait les choses un peu comme elles venaient. En plus, dans tout son récit, il y a l'élégance de l'humour et de la pudeur. Il y a des moments où l'on sent qu'il n'est pas à la fête, quand un char lui roule dessus, ou quand il se retrouve en pleine tempête au milieu de l'Atlantique coincé sur sa couchette avec un gros copain qui lui squeeze l'estomac. A un moment, il rigole "Ah ! Ah ! C'était vraiment des conditions déplorables." C'est le genre de remarques qu'Alan se permettait à lui-même pour signifier à son interlocuteur que ce n'était pas une partie de plaisir. Mais il n'aurait jamais dit plus. Moi, je l'ai vu… se détériorer, je l'ai vu mourir et je ne l'ai pas vu se plaindre.

C'est plutôt une question de ton…
C'est le ton. Chez Alan, tout ce qui concerne l'enfance et la guerre, enfin dans tout ce que je vais raconter, sa vision des choses et sa façon de les restituer est prééminente. La matière première de ce qu'il a vécu, c'est ce que vivent des millions de gens et parfois de façon plus extraordinaire et spectaculaire que lui. Je fais ça parce que sa façon de raconter est unique.

Dans la préface tu écris : "La guerre n'est jamais loin de quiconque." Tu as également le projet de raconter, avec un ami photo reporter, une de ses campagnes dans un point chaud de la planète. Qu'est-ce qui t'intéresse dans cette thématique particulière de la guerre ?
C'est malgré moi. C'est pas que ça m'intéresse : j'ai l'impression que quand on redoute quelque chose il faut s'y frotter d'une façon ou d'une autre. ?a ne consiste pas à vouloir prendre des trains ou des avions pour me retrouver en plein cœur de conflits. Si toute ma vie peut se dérouler loin de ça, je me considèrerais comme prodigieusement heureux et soulagé. Le but ultime étant qu'on arrête de se foutre sur la gueule, si possible. On est la première génération à ne pas avoir été appelée au moment où il fallait se mettre un casque sur la tête, un riflard entre les mains et aller se battre. Mais je ne trouve pas qu'on en est indemne pour autant. Par ailleurs, je pense qu'on doit assurer un rôle générationnel de transmission, parce que ces gens, c'est nos parents et nos grands-parents. Ceux de 30-40 ans qui en France ont eu, par exemple, leur père en Algérie, comme c'était mon cas. D'autre part, je n'ai pas d'explication rationnelle là-dessus, mais la guerre ne m'est pas étrangère : je ne sais pas si ça tient aux premiers pains qu'on se met dans la figure quand on est en cour de récréation ou à cette espèce de réflexe tachycardique qu'on a quand on entend les sirènes du premier mercredi du mois, mais ça évoque quelque chose dans mes entrailles. Je n'ai pas de théorie là-dessus, je ne parle pas d'éternel retour comme Nietzsche mais je sens que la guerre, ça fait partie de nous. Ce n'est jamais réglé. Toute la quantité de détresse accumulée sur la tête par, ne serait-ce que les conflits du siècle en cours, c'est, pour moi, le vrai trou dans l'ozone : ça pèse. Si on nous opérait à cœur ouvert, on trouverait qu'à la source de nos embolies, de nos cancers, il y a des petits soldats ou des petits civils qui ont vécu l'angoisse, la détresse et l'horreur absolue et qui ont créé une espèce de dôme au-dessous de nous… Bon, là je tiens des propos tristes, mais je ne suis pas comme ça ! Je jouis de la vie à bloc, je ne crache pas dans la soupe ! Mais on ne peut pas ne pas y penser, ce n'est pas possible. On est heureux dans une pièce mais si on pousse une porte, ça ne va pas. Alors, raconter la guerre d'Alan, c'est une façon d'évacuer une certaine hantise.

J'ai relevé deux citations dans tes deux livres. La première d'Alan Cope : "Tu aimes ce que je dis parce que je choisis des moments tous absolument vrais et qui sont des moments racontés sans interprétation, avec juste ce qu'ils ont eu de vérité."
La deuxième de Marcel Schwob : "L'art du biographe consiste dans le choix. Il n'a pas à se préoccuper d'être vrai ; il doit créer dans un chaos de traits humains […] Les biographes ont malheureusement cru d'ordinaire qu'ils étaient historiens."
De quelle manière as-tu travaillé dans le registre de la biographie et dans celui de la fiction ?

Je vois une troublante parenté entre ces deux choses-là : le trait humain et le chaos. C'est-à-dire une volonté de dégotter, dans toutes sortes d'évènements troublants, contradictoires, tout ce qui fait le tissu de la vie, la chose, la réaction, la parole qui vient synthétiser ça… C'est ce que je cherche dans Alan : il m'a livré ses histoires comme des anecdotes construites, c'est-à-dire qu'il se les était déjà bien racontées à lui-même et, ce qui ressortait de toutes ces anecdotes, c'était un trait d'humanité. C'était significatif d'un comportement, d'une pensée ou d'un âge. C'est cette vérité-là, quand j'entends un récit, que je reconnais parce qu'elle éveille des échos en moi. Je ME reconnais en d'autres termes. Par exemple… (il feuillette à nouveau le livre) : quand il prend ce train pour la première fois, il va faire le voyage le plus long de sa vie qui va l'amener de sa Californie natale à Fort Knox. Tellement loin somme toute que sa Californie natale, il n'y retournera jamais puisqu'il va venir s'installer en France ensuite. Donc ce voyage-là va décider de toute son existence. Quand j'ai entendu ça, tout sonnait vrai, tout sonnait humain : "On était soldat depuis la veille et on n'avait rien appris, sauf comment faire un lit." C'est tout ce que je veux entendre à propos des soldats parce que je suis tout de suite de plain-pied avec lui. Plutôt que de raconter cette guerre de façon romanesque ou abstraite, il ne lâche jamais la corde du détail qui est humain, qui fait vibrer profondément la sensation, les sentiments… C'est ça l'essentiel, c'était ça son génie.

C'est cette forme d'écho que tu retrouves dans le travail de scénariste de David B ? Quelle différence fais-tu entre le travail réalisé pour ces deux livres ?
Actuellement, je fais une différence entre Alan et tout le reste. Par son essence, ce projet ne ressemble à rien d'autre : c'est une biographie, c'est un témoignage, c'est mon ami et il est mort… Cela dit, dans mon esprit, cela ne déprécie pas du tout ce que je fais par ailleurs. J'ai un besoin tout aussi effréné de raconter des histoires fictives que quelque chose de l'ordre de la vie crue. Le point commun entre tout ça, c'est que je travaille avec des amis. ?a implique une confiance réciproque. Ce sont des gens que j'admire authentiquement, tout simplement pour la raison qu'ils m'apportent quelque chose que je n'ai pas mais que je comprends. Ils le mettent à ma portée. Alan m'a raconté son histoire. Je suis auteur de bande dessinée, donc tout naturellement, je lui ai dit : "Alan, faisons-en une bande dessinée." J'aurais été écrivain, on en aurait fait une biographie écrite, j'aurais été journaliste, j'en aurais fait des entretiens radiophoniques… David, Joann et moi, on commence par déjeuner, partir en vacances ensemble, partager toutes sortes de discussions, de préoccupations, de secrets… Un jour, un bouquin arrive (Rires). Le reste est secondaire. ?a arrive que l'un d'entre nous ait envie de faire un truc et que l'autre dise non… Par exemple, quand c'est trop proche de moi, je préfère le faire moi-même. Il faut qu'il y ait un effet de distance. Avec David, par exemple : il se coltine des sujets, la mort ou la maladie, dans lesquels je n'irais pas sans qu'on se donne tous les deux la main. Y aller ensemble, ça m'intéresse. Je sais que je vais sortir des trucs de cet ordre que je ne sortirais pas sans lui.

Tu partages avec lui un goût pour les grands récits d'aventures classiques…
Si tu parles de Stevenson, Dumas… je biberonne à ça. Il n'y a rien de plus enthousiasmant, c'est fabuleux. Schwob, c'est un peu différent. C'est une littérature d'une facture qu'on peut appeler classique, mais c'est quand même un auteur qui a un statut un peu à part du fait de sa culture, son espèce d'universalité. C'était un érudit tellement complet qu'une de ses marques de fabrique, ça consiste à pouvoir écrire, non pas "à la manière de", mais pratiquement depuis les époques qu'il décrit. Un récit médiéval de Schwob ou qui se passe pendant l'Antiquité, ça a une couleur locale d'une façon incroyable. Chez beaucoup d'auteurs, on sent qu'un langage d'époque est soit plaqué, soit illustratif, soit un peu pédant… Chez lui, ça part d'une façon troublante de la source, on a vraiment l'impression, quand il parle de Villon ou de Pétrone, qu'il les a rencontrés. Ca pourrait vraiment être traduit directement du latin ou du grec.



Bibliographie

La fille du professeur (avec Joann Sfar, Dupuis, 1997)
La guerre d'Alan - tome 1 (L'Assocation, 2000)
Le Capitaine écarlate (avec David B, Dupuis, 2000)
Sardine de l'espace (avec Joann Sfar, Bayard, 2000)
Emmanuel Guibert est un collaborateur régulier de la revue Lapin (L'Association).