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L'Oeil électrique #13 | Société / L’oeil du douanier

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Par Liotard Philippe.

Paris, rue Gît le cœur, se tient une librairie semblable aux souks des pays africains. Dans une mosaïque de couleurs, les livres y sont empilés à hauteur d'homme et l'on n'y circule qu'en travers, tels des crabes bibliophiles. La proximité des piles rappelle aussi ces ruelles moyenâgeuses où les murs en venaient presque à se toucher.

Ici, Un Regard moderne est porté sur le monde du livre. On y trouve tout ce qu'ailleurs on refuse et rien de ce qui alimente les vitrines des FNAC-food de la culture. Le libraire, dont la tête émerge à peine de la muraille livresque qui ceint sa caisse, connaît tout et importe tous ces livres dont la lecture est déconseillée aux âmes sensibles, innocentes ou figées. Le corps s'y affiche dans toutes ses réalités, qu'il soit peint, photographié, écrit ou caricaturé.

La mort, la maladie, les excréments, la misère, le sexe, le sang le partagent à l'art, à l'humour, à la pensée critique ou à la dérision. Toutes les contre-cultures trouvent ici accueil… Tout ce qui respecte les interdits majeurs (pédophilie, révisionnisme, zoophilie, nécrophilie…) a droit de cité, sans que le lieu ne succombe aux facilités de la pornographie.

Pourtant, depuis peu, certains ouvrages n'y figurent plus, comme par exemple le numéro de la revue américaine Research consacré à Bob Flanagan (Supermasochiste). Censure officielle ? Non. Aucune parution au J.O. n'indique interdiction d'importation, de diffusion ou de vente de ce numéro. Une telle décision aurait suscité un débat public et supposé une argumentation serrée.

L'ouvrage (et bien d'autres) a simplement fait l'objet d'une confiscation par la Police de l'Air et des Frontières qui a saisi plusieurs cartons en provenance des maisons d'édition d'Outre-Atlantique. En toute illégalité, les fonctionnaires de la douane ont saisi les documents incriminés au prétexte de protéger les personnes faibles d'une éventuelle lecture. Le Ministère de l'Intérieur (qui organise la censure) est ainsi court-circuité par la police rattachée aux services de l'immigration. Au délit de faciès, les douaniers ajoutent celui de dangerosité culturelle virtuelle. Le film Sick, qui retrace la vie de Bob Flanagan, est cependant disponible en France et a été projeté dans les salles, sans mention particulière de la commission de censure.

Cette censure de fait, doit en urgence nous alerter sur les initiatives singulières qui, par une succession de glissements imperceptibles, mènent à des actions concrètes d'exclusion et gomment tout écart à une norme corporelle, morale ou sociale nécessairement imaginaire.

L'œil du douanier qui, par nature, est celui du soupçon, de son zèle délateur subit l'aveuglement. Et Flanagan croupit ainsi dans un réduit d'aérogare, comme d'autres clandestins que, là-bas, on oublie.

Bob Flanagan, Supermasochiste

La vie de Bob Flanagan parcourt les frontières du mal. Il l'a articulée autour de la douleur imposée de sa maladie (la mucoviscidose) et de la douleur contrôlée du masochisme. "Je suis né avec une maladie génétique de laquelle j'étais supposé mourir à deux ans, puis à dix ans, et enfin à vingt ans, et ainsi de suite, mais je suis toujours là. Et dans une bataille sans fin non seulement pour survivre, mais aussi pour atténuer ma tenace maladie, j'ai appris à combattre le mal par le mal."

On pourrait, a priori, comparer Flanagan à Jean-Louis Costes, par le côté borderline de son travail et sa capacité à produire des réactions extrêmes. Mais Costes joue un numéro alors que Flanagan avait érigé son authentique masochisme en expression artistique. Condamné dès l'enfance par la mucoviscidose, Bob Flanagan subit dès ses premiers moments de longs et

douloureux traitements. La gêne respiratoire, les infections, les complications diverses, l'amènent à faire de nombreux séjours à l'hôpital, sa "maison loin de chez lui," et le dépossèdent de son corps. Le petit Bob souffre d'un corps trop médicalisé, trop instrumentalisé, un corps comme en dehors de lui, un corps en trop. Très vite, la masturbation devient pour lui un moyen de passer le temps et de tirer du plaisir de ce corps essentiellement vécu à partir du mal qu'il lui procure. Et le petit garçon construit progressivement une curieuse relation entre la douleur et le plaisir, entre la soumission et le désir de résister. Assigné à résidence dans son corps malade, il apprend à en jouer. "Négociant en permanence avec ma pseudo-vie menaçante, les défis du SM me permettent de composer avec ma maladie." Ainsi, condamné à mourir à 20 ans, il meurt à 43 ans en 1996, parvenant, grâce à sa volonté, à sublimer sa maladie pendant un temps. Car la volonté de Flanagan était exceptionnelle, lui permettant de reprendre le contrôle de son corps en s'infligeant de multiples sévices : gravures, piercings, branding, déformations et modifications - partout, même, et surtout, là où ça fait mal… Par exemple, après s'être percé le gland de deux épingles, il consigne dans son Fuck Journal : "Quelle impression de contrôle sur mon propre corps, et ça me fait bander." Le processus était simple : il imaginait une situation contraignante ou douloureuse, s'y préparait, et n'avait de cesse de la vivre. Ainsi, Flanagan pouvait-il ordonner son corps soumis au désordre et aux aléas de l'évolution de la maladie.

De ce fait, si elle est dérangeante, l'œuvre de Flanagan n'est pas gratuite. C'est une exploration de la douleur et de la mort, une reprise en main de son corps et de sa vie. Le passage aux performances scéniques n'est pas le fruit d'une décision délibérée. "Je suis entré dans l'art par la porte de service," plaisante-t-il. Il est en fait le résultat d'un parcours personnel dans le masochisme qui aboutit à ces performances. Et en nous renvoyant à nos propres angoisses vis-à-vis de la douleur et de la mort, Flanagan pose des questions universelles sur la culpabilité, la sexualité et notre rapport au corps. Tout en franchissant une étape supplémentaire dans le contrôle du sien : "Il n'y a aucun frisson lorsque je me cloue le scrotum sur une planche quand je suis seul. Mais le faire sur commande, devant un public, c'est toujours une sensation extra."

Why *

Parce que ça fait du bien ; parce que ça me donne une érection ; parce que je suis malade ; parce que la maladie était trop dure ; parce que je dis baise la maladie ; parce que j'aime l'attention ; parce que j'ai souvent été seul ; parce que j'étais différent ; parce que les enfants me battaient sur le chemin de l'école ; parce que j'étais humilié par les bonnes sœurs ;

* Court extrait du poème Why, répondant à la question que se posait Bob Flanagan de savoir pourquoi il était impliqué dans le SM (traduction de Philippe Liotard)

> Dans le n° 5 de la revue Quasimodo ("Art à contre-corps" à lire sans hésitation, comme toutes les autres publications de cette structure), Philippe Liotard propose un long et passionnant article sur Bob Flanagan "Bob Flanagan : ça fait du bien là où ça fait mal". Quasimodo - BP 4157 - 34092 Montpellier Cedex 5

> Toutes les citations de Bob Flanagan sont extraites de l'une des six interviews rassemblées dans "Bob Flanagan, Supermasochist", RE/Search ("People Series : Volume 1"), San Fransisco, 1993

> Librairie Un Regard moderne, 10, rue Gît le cœur, 75006 Paris

> Bob Flanagan, Fuck Journal, Hanuman Books (1987)