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L'Oeil électrique #14 | Voyage / A pied dans Manhattan

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Par Mathieu Renard.

Vu du ciel, Manhattan, autrefois poumon principal de Big Apple, semble n’être constituée que d’immeubles et de rues sillonnées par des taxis jaunes. Point d’humain dans cette fourmilière mécanique et bétonnée. Du toit d’un immeuble, plan rapproché, les choses évoluent sensiblement. Dans les parcs, des silhouettes humaines serrées dans leur jogging canari se détachent. De chaque côté des rues, de larges bandes grises se dessinent et servent de pistes à d’autres humains. De cette hauteur, le doute peut encore subsister. Sont-ce quelques inconscients, quelques raretés insensibles au carbone des échappements, ou le centre ville de New York serait-il une terre d’accueil pour les piétons ? Ascenseur pour rejoindre le sol. 5e avenue, 56e rue, 5 heures de l’après-midi un jeudi d’avril. Des milliers de gens se faufilent les uns entre les autres. La foule est dense et bigarrée, les klaxons hurlent et sur le béton des trottoirs, lorsque l’on se baisse à hauteur de caniche, on a l’impression de s’être égaré sous un mille pattes qui défilerait pour toutes les marques de chaussures du monde. Du sac poubelle et torchon tenus par de la corde au 42 tout cuir d’alligator sur mesure, les rues de Manhattan vibrent sous les pas…

Ce qui vous rend vulnérable en tant que touriste, ce n'est pas que vous parliez une langue étrangère mais plutôt que vous ne sembliez pas savoir toujours où vous allez, que vous regardiez en l'air, que vous vous arrêtiez au milieu du trottoir pour consulter une carte. Fondez-vous dans la masse et, pour consulter une carte, retirez-vous dans l'embrasure d'une porte.*

Harlem
Les porches de maisons et d'immeubles sont des postes d'observation très prisés à Harlem. Pendant la journée mais surtout lorsque la nuit tombe, squattée par de petits groupes accompagnés ou non d'un ghetto blaster (comme dans les films), la dizaine de marches des perrons se transforme en plaque tournante d'une multitude d'activités. Penser, discuter, négocier, se marrer avec ses potes mais aussi être bien placé pour observer l'activité des rues. Certains chauffeurs de taxis vous affirmeront qu'il n'y a ici que drogués et dealers. A pied, à 11 heures du soir, le long de Adam Clayton Powell boulevard, on voit, sinon le contraire, au moins bien d'autres aspects : joueurs de cartes, buveurs de bières, musiciens, glandeurs et promeneurs échappent de cette manière à la petitesse des logements. La rue devient le lieu idéal pour toutes sortes d'activités sociales difficiles, voire impossibles dans des logements exigus et très souvent insalubres. La politique actuelle du maire Giuliani a mis un violent coup de frein aux nuits très vivantes de ce quartier. Les voitures du New York Police Department patrouillent régulièrement et emportent avec elles les souvenirs de nuits mortelles mais aussi de soirées de quartier chaleureuses et pacifiques où le reggae dialoguait avec le rap sans anicroche.

1624 : l'île de Manhattan, qui est habitée depuis près de 11000 ans par les Indiens leur est rachetée pour 24 dollars (60 florins). A cette époque, la tribu des Munsee nomme Manhattan manahatouh (lieu où l'on ramasse le bois pour les arcs), manahactanienk (lieu d'enivrement général) et menatay (île).

Central Park et Upper East side
Il s'appelle Chocolate. C'est un fox terrier de deux ans. Son maître s'appelle Jerry Smith, il est responsable de la boutique du musée Guggenheim qui se trouve à deux cents mètres de chez eux. Tous les matins, ils partent courir dans les allées de Central Park. La plupart du temps à cette heure-là, il y a beaucoup de joggers. La majorité porte un walkman sur la tête, d'autres ont un bandeau sur le front. Ils ont généralement l'air pressé, ils regardent leur montre, vérifient leur rythme cardiaque et filent ensuite travailler. Ceux-là, c'est ceux que Jerry appelle les dynamiques. A d'autres moments de la journée ou en été, on voit surtout des promeneurs. D'autres s'allongent sur l'herbe pour lire ou discuter puis repartent en fin de journée, achètent un hot dog ou une glace aux vendeurs ambulants qui sont postés aux entrées du parc.

Marcher dans toutes les rues, avenues, impasses, ponts de l'île de Manhattan à une moyenne de trois kilomètres heure prendrait approximativement 1 an et demi à raison de huit heures de marche par jour.

Greenwich village
Les rues les plus cliché mais aussi les plus nombreuses à Greenwich village accueillent de petits immeubles de trois ou quatre étages. Des arbres longent les trottoirs et du lierre grignote les murs. Trente ans de combats homosexuels ont permis à ce quartier de gagner une reconnaissance qui tourne parfois au ghetto. Une multitude de boutiques, de bars et de librairies ponctuent votre parcours à travers ce village qui, s'il ne revendique plus avec virulence un statut que l'Amérique lui a plus ou moins cédé, continue d'arborer fièrement le drapeau arc-en-ciel.

Little Italy
Imaginons qu'il s'appelle Chico. Il est mexicain et travaille chez Monsieur Pescini, patron de la pizzeria Al dente à Little Italy. On ne peut pas dire que l'activité commerciale soit énorme. Son principal travail consiste à circuler entre les tables pour vérifier. Vérifier quoi, il ne sait pas mais il faut qu'il le fasse. Son patron lui, lorsqu'il n'est pas assis dehors, s'il y a du soleil, à discuter avec les vieux Ritals, est assis à l'intérieur à boire un verre et jouer aux cartes avec les mêmes vieux Ritals. Une des autres occupations de monsieur Pescini est d'arpenter Mott Street entre Broone St et Grand St. C'est dans cette rue qu'il est né, c'est ici qu'il vit, qu'il travaille. Il marche le long des trottoirs, SES trottoirs et crache par terre. Il marque son territoire.

Constatations pédestres : un clochard boite en poussant son caddie, des joggers courent autour d'un étang, des gamins dansent sur un trottoir, un monsieur saute dans le métro à la station Fulton St, une silhouette rampe sur la promenade entre l'East River et la quatre voies Franflin D Roosevelt ; une dame sautille sous la pluie en attendant le bus, des adolescents se bondissent les uns sur les autres en criant, un livreur de colis slalome en mountain bike sur la 8e avenue.

East village
L'East village concentre un nombre de cabines téléphoniques et de lampadaires représentatifs de la vie culturelle "underground" de ce quartier. Petites annonces, messages, concerts, chats perdus, expos privées, lieux de rendez-vous, stickers et dessins divers couvrent littéralement toutes les surfaces susceptibles de les accueillir et d'être facilement lisibles. La concurrence est rude, l'autocollant remplace le post-it, le scotch recouvre la colle UHU et l'œil circule sur ces milliers de micro événements qui font la vie d'une rue, d'un quartier, d'une ville de 11 millions d'habitants.

En été, la chaleur et l'humidité peuvent se maintenir à des niveaux insupportables, et en hiver, un froid glacial accompagné de vent peut survenir de décembre à février. 0 est la température moyenne du mois de janvier.

Chinatown
Imaginons qu'il s'appelle John Lee Tchang. Il travaille pour une famille de maroquiniers à Chinatown. L'atelier est au 103 Bayard Street, premier étage à gauche, la sixième machine à coudre sur la droite, près de la fenêtre. De là, il voit tout ce qui se passe dans la rue. La plupart des magasins du quartier sont des épiceries. Dans cette artère il n'y a que le goudron qui ne soit pas chinois, le reste ressemble comme deux gouttes d'eau aux marchés de la ville natale de ses parents. La rue grouille de 5 heures du matin jusqu'à l'heure où les échoppes baissent leurs rideaux. On vient de loin pour trouver ici des produits de Chine populaire. Chargés de cabas, les vieux et vieilles Chinois avancent, reculent, repartent puis reviennent. On négocie, on touche la marchandise, on fait semblant de repartir ; ça sent le poisson séché et les champignons noirs. De petits mollets tout secs mais solides achètent de la seiche, d'autres plus charpentés prouvent qu'ils ont depuis longtemps choisi le double cheese bacon aux crevettes séchées et céleri en soupe. John Lee regarde ce fourmillement. Il sait qu'après

son travail, quand il quittera son siège après 11 heures de boulot, la rue sera vide.

1 bloc : distance entre deux rues soit un pâté de maison. 20 blocs correspondent à une distance d'à peu près 1,6 km soit 1 mile. Manhattan est d'une longueur d'une quinzaine de kilomètres sur 4 kilomètres dans sa plus grande largeur.

Midtown
Le quartier autour de la grande Central Station (la gare routière de NY) garde de virulentes traces de ce qu'il était encore il y a quelques années lorsqu'il constituait l'un des quartiers les plus chauds de Manhattan dans tous les sens du terme.
Le terme "faune" correspond aussi bien à l'atmosphère, aux magasins, aux gens, aux rues. Des centaines d'individus arrivent ici tous les jours de tous les coins des Etats-Unis. La circulation d'humains et de taxis y est constante, 24 heures sur 24. Des dizaines de boutiques plus ou moins branlantes proposent tout ce qu'il faut aux voyageurs. Les cavernes d'Ali Baba bourrées de denrées aussi quotidiennes qu'indispensables ne ferment quasiment jamais leurs lourds rideaux de métal. Des spots, ampoules et autres guirlandes animées rivalisent de lumières pour attirer le chaland en manque de montres, biscuits, piles ou autre pantoufles siglées I © NY City. Les dealers et rabatteurs attendent, l'œil aux aguets tandis que les vendeurs de hot dogs cuisent littéralement au-dessus de leur plaque fumante d'oignons et de saucisses. Le macadam fume, suinte, craquelle et les feux ressemblent à des balises au milieu de ce constant remous humain.

Les New-Yorkais aiment à penser qu'ils sont plus affairés que le reste du monde. Il est possible aussi que les New-Yorkais soient plus obsédés par eux-mêmes que tout autre citadin et qu'ils soient donc moins attentifs et moins soucieux des autres. Il est peu probable qu'un New-Yorkais sacrifie une ou deux secondes pour tenir une porte à un inconnu - ou peut-être est-ce que, plus obsédé par lui-même qu'un autre, il ne remarquera pas celui qui vient derrière !*

Soho
Imaginons qu'il s'appelle William Blury. Il est photographe. Depuis cinq ans, il photographie les habitants de sa rue. Il en est à son 217e portrait. Son galeriste Jerry dit que c'est totalement génial et que le grain de ses photos est carrément génial. Depuis que les tirages de William dépassent les 10000 dollars, Jerry trouve tout génial. Jerry ne sait pas encore que dans quelques mois, lorsque sa série de portraits sera terminée, William partira pour plusieurs années. William a décidé de traverser l'Europe à pied pour prendre des photos.

Manhattan possède une caractéristique qui fut capitale pour son développement : une couche de schiste, immédiatement sous la surface, a servi de plate-forme pour les gratte-ciel. Le terrain originel fut nivelé au fur et à mesure que la ville s'étendait, les étangs furent comblés, les marais asséchés et les ruisseaux enterrés.

Lower Manhattan
Il s'appelle Will. Il vend des m&m's à l'entrée de la bouche de métro de Wall Street. Il n'y est pas toute la journée mais seulement au moment des grands rushs : sorties de bureaux, entrées des bureaux, pauses du midi. Il est accoudé à la rambarde et voit défiler tous les bosseurs de la bourse. Aux grandes heures, c'est un flot ininterrompu de speedés. Les filles sont en tailleur, maquillées, encore bien coiffées après dix heures de boulot. Elles ont enfilé leurs tennis pour pouvoir marcher plus vite et la plupart ne le voient même pas avant de s'engouffrer dans la bouche du métro. Les mecs sont en costard, le portable ou le walkman à l'oreille ou les deux, ils marchent comme des robots. Leur pas est assuré, ils ont le dos bien droit mais Will voit aussi dans leurs yeux qu'ils sont fatigués. A l'heure où tous ces gens s'endorment, Will boit une bière à leur santé.

Broadway, ancien sentier forestier des Indiens, commence en bas de Manhattan et s'arrête 240 kms au nord de New York. Broadway est la seule avenue de Manhattan à suivre son parcours d'origine et donc à ne pas être rectiligne. Elle traverse la plupart des quartiers principaux de Manhattan.

Times Square
Imaginons qu'il s'appelle Buddy King. Il est jamaïcain et a 63 ans. Il travaille à l'angle de la 5e avenue et de la 42e rue dans Times square. Il est cireur de chaussures depuis 46 ans. Il a vu passer des milliers de chaussures entre ses mains. Il a ses habitués mais aujourd'hui, le business est moins bon. Inutile de parler des baskets qui pullulent et qui n'ont même pas l'apparence du cuir. Restent encore les chaussures de ville bien sûr. Mais elles s'usent tellement vite que même le plus beau des cirages n'arrive pas à leur rendre un aspect présentable. Les gens courent, tête baissée. Leurs chaussures les suivent, semelles au plancher. Rien d'autre à faire que de s'asseoir et d'attendre. Ses enfants lui ont bien proposé de repartir à Kingston, prendre sa retraite et se mettre pieds nus. Buddy ne connaît de la Jamaïque que l'odeur d'herbe qui flotte dans la cage d'escalier lorsqu'il rentre le soir dans sa tour du Bronx. Ses plages à lui sont grises et les pieds qui la foulent sont serrés, compressés. Dans son walkman, Buddy écoute Marvin Gaye qui parle d'un pays lointain où l'eau s'étire à perte de vue.

Population : 28% des 7,5 millions d'habitants de New York sont nés à l'étranger. 52% de la population est blanche, 29% est noire, 24% hispanique, 7% asiatique. Un million d'habitants sont d'origines diverses.

On peut marcher pieds nus à New York mais la plupart des gens utilisent des chaussures. Peuvent se rajouter à cela une trottinette ou un skate-board. Certains préfèrent le vélo, d'autres la moto. Le taxi est aussi très utilisé tout comme le métro qui, lui, se trouve sous terre en majeure partie. De nombreuses personnes ont une limousine avec chauffeur. Les vitres sont teintées de sorte qu'il est impossible, de l'extérieur, de voir à l'intérieur. D'autres encore poussent des caddies qu'ils attachent avec un anti-vol.

On pourrait dire que Manhattan est splendide, que les New-Yorkais sont trop cools, que les taxis sont trop jaunes et que les flics ressemblent trop aux héros de Chips. On pourrait dire que les sirènes sonnent comme dans les films, que Broadway est impressionnante, que Harlem est dangereux la nuit et que Jim Jarmusch m'a regardé quand je l'ai croisé. Pourtant il a beaucoup plu, j'ai eu mal aux mollets, mes chaussures étaient toutes dures et mes doigts de pieds tout mous. Pourtant je me suis brûlé en buvant du café, j'ai vu des morts-vivants sur des trottoirs et des blondes de 80 ans sans ride. J'ai vu du béton par mégatonnes, du gazon juste quelques mètres carrés et du goudron à n'en plus finir.

Les paragraphes suivis d'un astérisque sont inspirés de divers guides sur New-York.