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L'Oeil électrique #17 | Littérature / La mémoire du polar

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Par Delphine Descaves, Gianni Ségalotti.

Le polar est un objet de consommation courante : petit prix, grande distribution, popularisé et largement relayé par le cinéma. A ce titre, il est tenu à tort pour un sous-genre au sein de la production littéraire.
Auteur d'une encyclopédie mondiale des littératures policières à paraître après l'été aux éditions nantaises Joseph K., Claude Mesplède nous donne l'opportunité de revenir ici sur l'historique du roman noir, son ancrage littéraire, ses orientations politiques et sociologiques, mais également sur sa structure narrative.
Le temps d'un entretien, il nous dresse un panorama des plus exhaustifs sur un genre plus complexe qu'il n'y paraît, en pleine expansion depuis une dizaine d'années.

Dans une précédente interview, le romancier italien Cesare Battisti nous a appris que le roman policier était un genre réputé dangereux sous Mussolini qui l'avait interdit dans les années 40. Le polar a-t-il eu cette même image subversive dans d'autres pays d'Europe ?
Effectivement, il a reçu ce type d'accueil ailleurs qu'en Italie. Là-bas, dans les années 20, avant que le polar ne soit interdit, Mussolini et ses censeurs avaient déjà édicté des règles très strictes. Il fallait par exemple que l'assassin ne soit pas un Italien. Dans les pays totalitaires, on part du principe que le crime n'existe pas. Si un assassin se manifeste, c'est qu'il provient d'un pays étranger. On retrouve cette méfiance en Allemagne avec le sympathique Hitler qui avait quasiment promulgué les mêmes règles. De même en Espagne avec Franco. A l'époque, on ne trouvait dans tous ces pays que des traductions de livres anglo-saxons bien-pensants, à la Agatha Christie ; ou alors des auteurs espagnols écrivant des choses peu compromettantes pour le système : des histoires très classiques de meurtres à énigmes avec un détective. C'est ce qu'on appelle le polar Whodunit (Qui est le coupable ?).

On a pourtant le sentiment que le polar français possède un aspect social marqué, voire franchement à gauche.
Mais c'est bien là son argument de départ ! Comme dans le roman américain. Son initiateur le plus connu a été Dashiell Hammett, militant progressiste inscrit un temps au PC américain. Hammett a utilisé le vecteur du roman noir pour dénoncer la société capitaliste: son premier livre La Moisson Rouge (1927) aborde le sujet en relatant l'histoire d'une ville aux mains d'un potentat qui détient à la fois les mines, les magasins, et les lieux où dorment les ouvriers, un peu comme faisait De Wendel à Hayange ou Schneider au Creusot. Ce genre de lieu où les travailleurs de la mine ou de la métallurgie faisaient leurs courses dans des coopératives qui appartenaient également au patron. La Moisson Rouge décrit une ville minière de ce type dans le Montana en s'appuyant sur un fait divers de l'époque : une grève des mineurs survenue dans les années 20. Le patron, pour continuer à tenir les gens et la ville, fait venir toute la pègre locale pour casser la grève. Une fois celle-ci brisée par des moyens brutaux, les gangsters sont restés pour s'occuper de la drogue, de la prostitution, de l'alcool et de la police. C'est un peu le microcosme de l'Amérique de l'époque, avec la Prohibition, que Hammett décrit dans ce livre qui, quand on le lit au premier degré, est un livre d'action. C'est la leçon que le polar français a retenue des Etats-Unis : le roman noir, c'est en fait un roman d'énigmes mais avec une dimension réaliste, violente et un côté révélateur sinon dénonciateur de la société qui nous entoure.

La dénonciation peut-elle éventuellement l'emporter sur la qualité littéraire?
Il ne faut effectivement pas faire prévaloir un aspect sur l'autre. D'ailleurs, Hammett était un grand styliste américain qui a su révolutionner l'écriture de son époque. Pour moi, l'aspect dénonciateur n'est pas forcément impératif dans un polar. Les auteurs de polars ne font pas un travail de journaliste mais font découvrir certaines réalités : les Sans-Papiers, l'immigration turque... Dans Sombre Sentier, son premier livre, Dominique Manotti (qui a organisé la grève des ouvriers turcs du vêtement à Paris dans le quartier du Sentier au cours des années 80) ne dénonce rien ; elle raconte simplement les conditions de ces gens-là à une certaine époque et leur lutte pour obtenir des papiers. Elle reconstitue une facette de l'histoire qu'on avait oubliée. Quand Daenninckx écrit Meurtres pour Mémoire, il reconstitue une partie jusqu'alors occultée de notre histoire. Plutôt que de dénoncer, je crois que ces écrivains rétablissent des faits, explorent des questions sensibles ou tout simplement se posent des questions sur l'avenir de la société.

Vous parlez de l'avenir du polar, mais quels en sont les fondements littéraires ? Une Ténébreuse affaire de Balzac? Double Assassinat dans la Rue Morgue de Edgar Poe ?
En fait, le roman policier possède une structure : on y raconte une histoire à l'envers. Généralement, le roman policier débute par un meurtre. L'enquêteur va donc remonter le temps pour reconstituer ce qui s'est passé avant l'acte criminel, afin de retrouver le coupable. Le premier à réaliser cette expérience, c'est Edgar Poe avec la nouvelle Double Assassinat dans la Rue Morgue. Si l'on remonte plus loin dans l'histoire, on trouvera également Hoffman, l'écrivain allemand qui est connu comme un maître du fantastique. Avec Mademoiselle de Scudery, écrit en 1830 il relate une histoire de serial killer avant la lettre.

Le polar semble donc naître dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Est-ce lié au développement industriel européen et à la paupérisation de la population qui s'ensuivit ?
Bien sûr, tout cela est lié au développement des villes, mais également au développement de la police, même si le maintien de l'ordre était auparavant assuré par des sergents de ville. La police connaît son expansion dans le même élan que celui de l'industrie dans ces trois pays que sont la France, l'Angleterre et les Etats-Unis. Et c'est d'ailleurs dans ces pays que le roman policier connaît son développement littéraire. L'essor du roman noir tient aussi au développement du lectorat, à l'apprentissage de la lecture étendu à l'ensemble de la population avec l'école obligatoire. A l'époque, on trouvait beaucoup de littérature populaire sous forme de feuilletons dans les journaux, ou de fascicules colportés.

Y a-t-il une différence entre roman policier et roman noir ?
En fait, "roman noir" a consécutivement désigné deux genres fort différents. Le terme de roman noir était appliqué au départ aux romans britanniques du dix-septième siècle que l'on appelait les romans gothiques : des récits criminels qui se déroulaient dans des châteaux moyenâgeux avec des souterrains mystérieux, des spectres et des crimes horribles. Toute une imagerie que l'on retrouve transposée aujourd'hui dans les romans de terreur comme ceux de Stephen King. A l'époque, on appelait déjà cela le roman noir. Puis, vers 1922, cette appellation va désigner un nouveau genre né aux Etats-Unis autour d'auteurs tels que Hammett qui font le choix de prendre en otage le roman dit d'énigme ; ce genre de roman où le professeur Tournesol est retrouvé assassiné dans la bibliothèque, où le détective réunit tous les suspects après examen minutieux des poils de moquette et des cendres de cigarette, avant de désigner enfin le coupable en invoquant telle ou telle raison. Ça, c'est le roman anglais du début du siècle, purement intellectuel et qui relève d'un jeu entre lecteur et auteur. La novation chez Hammett, c'est d'avoir éliminé cet aspect ludique pour le remplacer par un aspect plus réaliste, plus violent, en situant l'histoire dans le cœur des villes, avec de vrais personnages possédant un vécu - et non pas avec des personnages semi-bourgeois qui ont des éclairs de génie à l'heure rituelle où ils prennent une tasse de thé (rires). Ce genre est né aux Etats-Unis par la conjonction de plusieurs facteurs, dont un de taille : l'irruption d'une littérature populaire dès 1860 avec les Dime Novels, les romans à quatre sous. Il a ensuite été remplacé par des magazines US, appelés Pulps parce qu'on utilisait beaucoup de pulpe de bois dans la composition de leur papier, de médiocre qualité.

Pour rebondir à propos de l'histoire du Pulp aux Etats-Unis, je pensais à la collection du "Poulpe" en France…
C'est un clin d'œil. Des Pulps, il y en a eu jusqu'à 250 exemplaires à paraître chaque mois ou chaque semaine dans des domaines très différents : SF, fantastique, polar, sport, aviation, bref tout ce qui passionnait les gens de l'époque. C'est une industrie qui a généré, si on peut dire, des milliers d'écrivains. Et dans cette panoplie des Pulps, est née vers 1920 la collection Black Mask, le Masque Noir, dans laquelle s'est illustré Dashiell Hammett. Le directeur de publication avait donné des consignes révolutionnaires pour l'époque : "Arrêtons d'écrire des histoires à la Hercule Poirot ! Trouvons des histoires plus adaptées à notre époque !" Et la situation de l'époque aux Etats-Unis, c'était quoi ? Premièrement, c'était la Prohibition. Deuxièmement, la corruption. Troisièmement, il y avait depuis 1860 une lutte syndicale farouche entre le patronat américain et le salariat. Toute cette conjonction de facteurs a permis la naissance du roman noir aux USA. Et puis, quelques auteurs comme Chandler ou Horace Mac Coy sont revenus de la guerre 14/18 avec une vision désabusée sur la nature de l'être humain ; ils ont ensuite écrit des livres dans lesquels ils exprimaient une certaine vision de la société. Chez Chandler, l'être humain est décrit comme un être répugnant ; dans tous ses bouquins qui se passent en Californie, il décrit la bourgeoisie locale vivant dans le luxe et l'opulence, droguée, alcoolique, corrompue, narguant le reste de la population. Hammett, lui, était plus engagé, il proposait donc une vision un peu plus marxiste de la société même si cela n'apparaît pas clairement dans ses livres; il y a eu toute une génération d'écrivains dans les années 40 qui ont sans arrêt décrit négativement ce que l'on appelait le rêve américain.

Le polar, longtemps considéré comme un sous-genre par rapport à la littérature dite blanche ou noble, a-t-il aujourd'hui conquis ses lettres de noblesse ?
Depuis 20 ans, la situation a considérablement évolué. Sur le plan de l'écriture, pas mal d'écrivains de polars ont même phagocyté dans une certaine mesure l'autre littérature. Des auteurs comme Belletto, qui ne veulent pas être classés comme auteurs de polars parce qu'à leurs yeux ça a un aspect méprisable, en écrivent aussi. Les frontières sont beaucoup plus floues aujourd'hui et surtout le public a répondu de plus en plus nombreux d'une année sur l'autre pour accueillir cette littérature.

Comment expliquez-vous cet enthousiasme du public ?
Le public a besoin qu'on lui raconte des histoires, et le polar est encore une des rares littératures avec la SF et quelques autres à bien le faire. Ce n'est pas non plus pour rien que dans les années 20 aux EU, tous les auteurs de polars ont été appelés à Hollywood comme scénaristes... Jim Thomson également a écrit des scénarios pour Kubrick. On a reconnu que ces auteurs savaient bâtir des histoires, des scénarios. D'ailleurs aujourd'hui à la télévision, un grand nombre de scénaristes sont auteurs de polars au départ. Comme Hugues Pagan par exemple pour la série Police District.

Que pensez-vous du roman noir américain contemporain, je pense à Ellroy ou Hillerman ? Chez ce dernier, on a l'impression que l'intrigue policière devient presque un prétexte pour dénoncer les conditions de vie des Amérindiens.
C'est la leçon de Hammett : se servir d'une histoire policière, c'est-à-dire d'un mystère, pour entraîner le lecteur sur d'autres pistes où on va lui montrer une réalité qu'il n'aurait pas soupçonnée.

Sortons un peu de la littérature française ou anglo-saxonne, qu'en est-il de la littérature policière au niveau international ?
La littérature sud-américaine, et en particulier la littérature argentine, a vu se développer une école importante, caractérisée par une écriture baroque et onirique, et un sens de la dérision aussi, parce que les écrivains argentins sont des types qui ont été persécutés sous la dictature militaire, qui ont parfois fait de la prison ou été contraints à l'exil. La plupart sont d'anciens journalistes habitués à manier la plume ; ils ont cette aptitude à l'autodérision propre à la littérature sud-américaine... je pense à Rolo Diez ou encore à Pablo Faiman, argentins, ou Paco Talbo Ignacio II, espagnol vivant au Mexique. Sinon l'Italie s'est réveillée de l'époque où l'avait laissée Mussolini. Depuis 7 ou 8 ans, de nombreux auteurs italiens sont mieux connus en France : Camilleri, Pinckett, Battisti ou encore Lucarelli, mais ils restent peu connus du public français, qui a tendance à se réfugier vers ce qu'il connaît déjà : les Américains. C'est un peu dommage car il y a de grands Espagnols, comme Gonzales Ledesma, ou encore Andreu Martin.

Comment expliquer alors qu'il y ait une telle focalisation sur la littérature américaine ?
C'est celle qui a tout apporté à un moment donné, après-guerre, et donc on a tous été élevés avec elle, et c'est aussi la plus productive aujourd'hui. Il y a par ailleurs un autre phénomène, qui est que l'édition carbure avec de la production américaine ; généralement, les directeurs de collection lisent l'anglais et leur objectif, c'est de faire du chiffre. Ce qui a été best-seller aux EU, vous pouvez être sûrs qu'ils vont le faire vendre en France en espérant que cela fera un carton ici autant que là-bas, même si c'est une merde d'ailleurs, comme Mary Higgins Clarks, qui reste un phénomène d'édition, et vend à 4 ou 500 000 exemplaires, voire plus, chacun de ses bouquins.

Je me faisais une idée un peu différente des éditeurs, je pense à François Guérif qui a pris le risque de publier James Ellroy...

Ah oui, mais Guérif est un monument de l'édition. Ce qu'il a introduit dans l'édition, c'est déjà qu'on publie un livre dans sa version intégrale, alors qu'avant les éditeurs coupaient les livres pour qu'ils entrent dans un format poche à 250 pages. Le plus beau roman de Chandler par exemple, The Long Good-bye, a été publié en Série Noire et il manque un tiers du livre : on a supprimé deux personnages importants parce qu'à l'époque la pagination était de 256 pages. Dans les années 80, Guérif a été le premier à choisir les meilleurs traducteurs pour rendre le style de l'écrivain. Depuis, on publie l'intégrale de l'œuvre d'un auteur, même s'il a produit autre chose que du polar. On ne peut pas comparer Guérif à un éditeur ordinaire je dirais.

Les auteurs de polars connaissent souvent la précarité : cela a-t-il un lien avec des problématiques et des préoccupations sociales abordées ?
Non, je ne crois pas à ce genre de raisonnement. De même on dit des auteurs américains qu'ils nous font vibrer parce qu'ils ont fait 1000 petits boulots dans la période de la Dépression, mais avant tout, ils avaient fait des études universitaires, donc c'étaient des hommes qui avaient appris des choses ; ce sont plutôt des gens portant un regard, une conception de la vie, et qui ont choisi le polar pour cette raison-là. Après, ils peuvent gagner 10 000 francs par mois, ce n'est pas cela qui va les empêcher de comprendre une réalité sociale.

Le fait que ce soit une littérature populaire attire-t-il des écrivains en herbe, qui vont faire là leurs premières armes ?
Ces dernières années il y en a eu pas mal, c'est vrai. Le problème est qu'ils sont nombreux à écrire sans avoir grand-chose à raconter. On voit se multiplier des sorties de bouquins, de collections, mais quand on les lit on se demande parfois pourquoi ils sont sortis. Les éditeurs sont un peu trop laxistes. Certaines politiques d'éditeurs sont assez faciles à cerner, celle de Rivages noirs ou Série noire par exemple. Cela veut dire qu'en lisant plusieurs livres de ces collections, on y distingue une cohérence. Par exemple à L'Olivier, il y a une collection qui s'appelle "Soul fiction" et ne propose que des livres publiés par des Noirs américains qui écrivaient durant les années 60/70. On comprend qu'il s'agit de reconnaître une littérature occultée parce qu'elle subissait une discrimination à l'époque. C'est intéressant d'un point de vue sociologique, de savoir les conditions d'existence de cette communauté, comme on le voit dans les récits d'Iceberg Slim par exemple. C'est pour classifier en quelque sorte. Ce phénomène de collection est d'ailleurs rare dans les autres pays, c'est une spécificité française et chacune a son propre univers. En général, quand les choix du directeur de la collection sont de qualité, ils permettent de fidéliser des lecteurs qui veulent découvrir de nouveaux talents, en particulier de jeunes auteurs, pour lesquels figurer dans une collection prestigieuse, est aussi un gage de reconnaissance.