LITTÉRATURE / LA LEçON ÉROTIQUE

Par Lafage.

Vous qui sûrement croyez tout savoir sur les délices des sens et qui, heureux rejetons de l'après 68, prétendez qu'on ne peut rien vous apprendre sur les joies du sexe, je vous le dis tout net : vous vous trompez. On a parlé si souvent de la libération sexuelle des années 70 et des suivantes, on en a parlé si souvent, si répétitivement, que vous croyez être passé maître dans l'art érotique. Vous êtes tellement mitraillé d'images simili-érotiques voire pornographiques, qui sont le plus souvent des clichés maquillant un puritanisme grandissant, que selon vous les sommets ont déjà été atteints et qu'à présent (" les années SIDA "), il ne vous reste plus qu'à descendre, nostalgique et la queue entre les jambes, de ces sommets que vos aînés avaient gravis avec tant de désinvolture et de panache (d'ailleurs vous êtes souvent nostalgique des années 70…).
En tout cas, détrompez-vous. Et, plutôt que de retourner 30 ans en arrière, prenez carrément votre élan, et rajoutez deux siècles à ces trente ans.
1777 : Vivant Denon publie Point de lendemain.
Attention tout d'abord ; il ne s'agit pas ici d'une fête de la chair où on s'envoie en l'air à chaque page, où " les queues sont raides et les chattes juteuses à souhait, " ce qui a, je vous l'accorde, quelquefois du bon - mais d'un jeu érotique autrement plus subtil.
Voici, brièvement, l'histoire. Un jeune homme (le narrateur), amant de la Comtesse de…, et l'attendant un soir dans sa loge, est interpellé par Madame de T., amie intime de la première. Cette Madame de T., bienheureuse organisatrice de ses plaisirs ainsi que de ceux de son futur amant, entraîne notre héros dans une aventure érotique des plus exceptionnelles, et aussi imprévue qu'imprévisible. Peu à peu, elle l'encourage, lui souffle la façon dont il faut la séduire : elle mène le jeu et apprend à son partenaire les règles à respecter pour le bon déroulement des opérations, c'est-à-dire des attaques et des défenses. Sachez encore que le déroulement de la nuit se fera en trois temps : les premiers baisers s'échangeront sur un banc ; des plaisirs plus subtils s'épanouiront " dans un pavillon qui avait été le témoin des plus doux moments " ; enfin, et pour achever cette nuit merveilleuse, ils s'aimeront dans un mystérieux cabinet.
Je ne vous dévoile pas la fin qui est délicieusement subtile et piquante, mais je vous révèle un secret : ici, ce sont la conversation et l'esprit qui ordonnent le plaisir des sens. D'où la vivacité des dialogues, la rapidité des enchaînements, la variation des tableaux… et une mise en garde contre l'érotisme de bas étage : " Trop ardent, on est moins délicat. On court à la jouissance en confondant tous les délices qui la précèdent : on arrache un nœud, on déchire une gaze. Partout la volupté marque sa trace, et bientôt l'idole ressemble à la victime. " Tour à tour dessinateur, graveur, secrétaire d'ambassade à St Petersbourg, puis à Naples, agent secret en Suisse, membre de l'Académie royale de peinture, membre de l'expédition égyptienne de Bonaparte, directeur des musées… Vivant Denon (1747-1826) a tout de même eu le temps d'écrire ce chef d'œuvre de 35 pages qu'est Point de lendemain. Ce texte, avec Les liaisons dangereuses de Laclos ou Les égarements du cœur et de l'esprit de Crébillon fils, élève l'art érotique à un niveau de raffinement dans les plaisirs que nul, jusqu'ici, n'a dépassé, et est une des proses les plus belles et les plus abouties de la littérature française.
Alors, si vous voulez vous faire plaisir, et si vous n'êtes pas encore trop empêtré dans le puritanisme ambiant que dissimule (fort mal) la pornographie banalisée par les mass-médias, offrez-vous ce livre, édité dans la collection de poche Folio (très modique somme) et qui, lu très attentivement, vous suivra pendant longtemps.