Warning: mysql_num_rows(): supplied argument is not a valid MySQL result resource in /mnt/153/sda/7/9/oeil.electrique/magazine/php/en-tetes.php on line 170
L'Oeil électrique #2 | Bande dessinée / Tufo

> C’EST BEAU LA VIE
+ La justice des hommes

> SOCIÉTÉ
+ La Bourse, c’est ma passion
+ Repères: une paix en Israël?
+ Boys Band: la faute à Toubon
+ Marketing à l’hôpital
+ Le président de la République fait-il partie de notre monde physique?

> BANDE DESSINÉE
+ Pierre la Police
+ Tufo

> LITTÉRATURE
+ La leçon érotique

> VOYAGE
+ Berlin

> MUSIQUE
+ Dominique A

> MÉTIER
+ Costumière

> NOUVELLE
+ Et Dieu dans tout ça?
+ La ballade de Simon Nullepart

> 4 LIVRES : CARDINALES
+ Milena Jesenskà : Vivre
+ Carson Mac Cullers : Le coeur est un chasseur solitaire
+ Sigrid Undset : Vigdis la farouche
+ Clarice Lispector : La découverte du monde

> BOUQUINERIE
+ Matt Alexander : O.G.V.O.T. Le principe de la peur
+ Jacques Mondoloni : Les goulags mous - La brigade des télépathes

> NOUVEAUX SONS
+ June of 44 : Four Great Points
+ Brigette Mc Williams : Too Much Woman
+ The High Llamas : Cold and Bouncy
+ Propellerheads : Decksanddrumsandrockandroll
+ Junkie XL : Saturday Teenage Kick
+ The Crystal Method : Vegas

> JAMAIS TROP TARD
+ Brainiac
+ Robert Mitchum
+ The Cramps
+ Yellowman

Par Benoît Lintanf.

L'enjeu de Tufo ne consiste pas en la résolution d'une enquête ou d'un secret, comme dans XIII (de Vance et Van Hamme) ou autre Largo Winch… L'enjeu de Tufo se situe à la réunion d'un scénario de Philippe Pierpont, auteur belge, et de l'expression graphique de Stéfano Ricci. L'alchimie obtenue s'exerce à deux niveaux, comme le suggère la définition de " tuf " du dictionnaire (donnée en début d'ouvrage) : à la surface des choses et en profondeur.
Plusieurs éléments font de Tufo une bande dessinée unique en regard de la production aseptisée des grands éditeurs. Face au style classique du dessin cerné rempli de couleurs, le traitement graphique de Tufo (dessin au fusain, impression ou report au trichlo ?…) suggère plus qu'il ne montre : les formes captées par l'œil lui échappent facilement de par la nature évanescente du dessin. En fait, Tufo ne répond pas à la norme : c'est là que réside son intérêt. En comparant avec d'autres bandes dessinées où rien n'est laissé au hasard ni au lecteur, l'œuvre de de Pierpont et de Ricci autorise au contraire une lecture individuelle où la fin apparaît aussi ouverte qu'incertaine. L'histoire peut se résumer au début d'une relation et à la mort de l'un de ses personnages, mais l'intérêt de Tufo tient aussi dans son traitement graphique. Il ne s'agit pas d'un contraste radical entre le noir et le noir comme on peut le trouver dans Sin city de Franck Miller, témoignage d'un manichéisme affirmé, mais plutôt d'une tension entre les valeurs sur la surface des vignettes d'unes planches. Cette ambiance pesante, comme écrasée par trop de soleil, désintègre les éléments du décor et les personnages eux-mêmes. Elle provient de cette atomisation des formes, d'un effet de pulvérulence qui rend compte de l'aridité des lieux. D'ailleurs, si le lecteur fait un effort de concentration pour lire les formes du dessin, les personnages semblent également victimes du choix graphique : " la lumière la rend aveugle " (dixit Nicola parlant de l'ex-Diva). L'expression plastique mise en œuvre dans Tufo atteint ici toute sa cohérence. Quand la recherche stylistique maîtrisée renvoie au titre du livre et à la matière minérale, mais aussi au destin de l'un des protagonistes de l'histoire : " poussière, tu retourneras à la poussière ! ". Le technique sert donc l'histoire et devient constitutive de celle-ci.
Contrairement aux bandes dessinées dont le dessin rappelle la perfection des croquis de mode, la facture renvoie au " non-finito " italien de la Renaissance. Le dessin de Ricci impose donc un effort : la recomposition mentale des images provoque un ralentissement de la lecture et donc une temporalité spécifique. Mais surtout, la séduction esthétique de Tufo provient du fait que les dessins " non-finis " suscitent une compensation intellectuelle et naturelle des images réalisée et ainsi, invitent le lecteur à les achever. La lecture de Tufo se mérite.
Les dessins se devinent, les formes émergent (comme si les yeux étaient éblouis de lumière), la netteté des contours est inexistante, le traitement graphique apparaît comme un état de " devenir perpétuel " (B. Lecigne), changeant, comme le cours de l'histoire des personnages : la forme et le fond du récit s'imbriquent intimement.
Dès lors, ce parti pris esthétique impose aux personnages même un choix symbolique entre la luminosité solaire de la vie ou l'aspect plus sombre de la folie. Le traitement graphique parvient à soulever plusieurs paradoxes mis en scène autorisant une nouvelle logique, celle de Tufo . En effet, l'idée de transposition accompagne l'histoire : le détail vaut pour l'ensemble (du fait des gros plans très serrés et de l'effet de texture identique pour tous les points de vue), le trait pour le fond (même pulvérulence), le grain pour le son (si la lumière altère les formes, le fond des images est souvent occupé par une trame irrégulière évoquant un fond sonore), la lumière aveugle la cantatrice (alors que ses yeux deviennent plus clairs…), la présence du chien provoque le monologue du berger, ou encore, la sculpture du tuf par la Diva renvoie au modelé des formes dessinées par Ricci. Cette logique graphique est soulignée par des cadrages serrés suscitant chez le lecteur une sensation de proximité mais aussi un effet de distance (une forme indéfinie sortant du cadre impose au lecteur un effort de concentration). De même, des traces émanant de formes se poursuivent d'une case à l'autre, mais souvent en subissant une transformation entre deux vignettes. La déformation visuelle et stylistique des corps accentue certains messages. Paradoxalement, l'ellipse (espace blanc entre les cases d'une planche) fonctionne ici étonnamment bien car elle sépare, prolonge, souligne et signifie finalement mieux qu'un long discours en voix off.
Mariangela, l'ex-Diva, sculpte dans le tuf de la carrière désaffectée son propre tombeau sous la forme d'un amphithéâtre grec agrémenté de formes humaines mimant des applaudissements. Après son chant du cygne, elle tire sa révérence au monde. Le silence qui suit, trop lourd, s'installe sur deux planches ; seules les formes sculptées évoquent un applaudissement assourdissant de silence, dérisoire et désespérant. Seul le dialogue, ou plutôt la prière de Mariangela en brise la pesanteur. Le grain de sa voix s'est perdu dans la trame du grain du dessin, laissant la place au drame.
Tufo ne ressemble à rien et surtout pas aux bandes dessinées classiques sans relief ni émotion, lisses. Encore une fois, la lecture de cet ouvrage se mérite, mais c'est aussi ce qui le rend précieux et délicat. " Les gens ne savent plus reconnaître les belles choses " (dixit la mère du protagoniste) : nous reconnaissons Tufo pour sa différence et sa qualité.

Tufo, 75 francs chez Amok Editions (dont tout le catalogue est à découvrir) :
26 bis rue Georges Sand
91300 Wissous