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L'Oeil électrique #21 | Bande dessinée / Jean-Christophe Menu

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Par Laure Del Pino, Olivier Josso.

Y a-t-il des risques à se fondre sans retenue dans la bande dessinée, ce dès la petite enfance ? Jean-Christophe Menu personnifie cette expérience depuis 37 ans, et force est d'avouer la difficulté à séparer l'homme de ses obsessionnelles activités. On l'assimile d'ailleurs trop souvent à son rôle de démiurge cofondateur de L'Association, cette prolifique locomotive éditoriale qui, depuis 1990, fédère par wagons de livres une bande dessinée hissée vers le haut. Cependant, le Menu reste avant tout un animal à plume cracheuse, dont on ne saurait trop conseiller les jets d'encre déterminants. Entre autobiographie, expérimentation, fiction ou reportage, on parlera tantôt d'auteur éclaireur, tantôt de chaos à tentacules égotiques et fertilisantes. Son œuvre forme une spirale, véritable mise en abîme d'elle-même, de la bande dessinée et de ses possibles.

Tu aurais commencé à œuvrer dès 8 ans, en développant l'univers de Lapot. Les personnages, c'était une transposition de tes peluches fétiches, influencée par certaines séries du journal Spirou. Etait-ce un prolongement du jeu, ou cela répondait-il à un besoin d'exprimer ce qui t'animait alors ?
En fait, j'ai commencé plus tôt, mais à 8 ans il y a eu une espèce de prise au sérieux de ce que je faisais. J'ai vaguement détruit mes travaux précédents, et j'ai créé un personnage principal nommé Lapot, un lapin, donc. A l'époque, ma plus grosse influence était Macherot (créateur de Chlorophylle, Chaminou, Sibylline...), ce qui m'a conduit à l'animalier. Mais ce n'était pas du jeu, j'avais décidé que je m'y appliquerais vraiment, et j'y mettais ce que je voyais.
A 12 ans, j'avais réalisé des centaines de pages, je comptais presque une sorte de carrière derrière moi. C'est important par rapport à la suite, parce qu'en tant que gosse, j'avais déjà assouvi mes envies de BD d'aventure, je suis donc passé à autre chose après...

Quand tu évoques ton enfance, on sent un climat d'incommunicabilité, avec tes parents et les adultes en général. Que représentait le dessin dans tout ça ?
Mon enfance était un peu autiste, c'est-à-dire que je me retrouvais vraiment face au papier, c'était vital. J'étais un môme très réservé, timide et trop gâté à la fois, avec pas mal de problèmes vis-à-vis des autres, surtout des adultes et de l'autorité en général. D'autant plus que j'ai atterri dans une école terrible, pas mixte, les instits qui frappaient les mômes… Je cachais tout ça à mes parents, de peur qu'ils ne me mettent ailleurs car j'avais là tous mes potes, on partageait l'adversité. Quand j'y repense, j'ai l'impression d'avoir passé ça dans un établissement pétainiste des années 40, alors que c'était une école publique des années 70 ! Par rapport à cette éducation, les gosses vivaient dans un climat de résistance.

Dans l'histoire où tu détailles cette scolarité, Pige 34, tu choisis de représenter ce qui t'entoure sur le moment, et non pas les souvenirs que tu évoques par le texte. Ce décalage provoque, à la lecture, une alchimie particulière…
Par ce procédé, je voulais montrer quelque chose de complètement différent de ce qui était dit, tout en laissant des passerelles, une grande part d'aléatoire dans ces rencontres entre l'image et le texte. Et ça produit du sens, sans que cela soit toujours prémédité.

A travers ton travail, tu retranscris les lieux et les objets familiers avec beaucoup d'attention et de justesse, ce qui ouvre paradoxalement au lecteur une capacité d'identification assez universelle…
Je crois que plus tu es précis avec l'intimité, plus tu tends à l'universel. Plus on est sincère, exact, plus on touche de sensibilités. Tant qu'à s'exposer, autant être rigoureux. L'autobiographie un peu enrobée, romancée, je ne supporte pas. Quant à la représentation d'après nature des lieux ou des objets, cela répond à une tradition, celle du carnet de voyage, à laquelle la bande dessinée s'adapte très bien. C'est aussi pour moi une façon de me sentir bien quelque part, d'ancrer fortement les choses et mon propos.

Lorsque tu te mets en scène, notamment dans Livret de phamille, tu déprécies volontiers ton image, tantôt de manière burlesque, tantôt en distillant une mélancolie certaine. Penses-tu que le tourment soit plus profitable au récit qu'un bonheur apaisé ?
"Les gens heureux n'ont pas d'histoire", c'est connu et c'est assez vrai. Je ne pense pas que les choses douloureuses soient forcément les plus intéressantes à raconter, mais l'exceptionnel prime quand même sur la quotidienneté, quoique tout tienne dans la façon de raconter.
Quant à mon image, je me représente comme j'ai l'impression d'être, en essayant d'éviter la complaisance. La simple idée de paraître pédant me rend malade. Car il y a aussi une mauvaise conscience à s'étaler comme ça. Comparé à ce qui se passe dans le monde, les histoires d'enfant gâté, mal dans sa peau, ou bien les mariages malheureux, c'est grotesque. Maintenant, on peut avoir besoin de le sortir pour évacuer ce qu'on a en travers de la gorge. Mais il faut toujours rester prudent lorsqu'on travaille sur un matériel intime, établir une sorte de pacte avec le lecteur, qui dit : "Je ne me prends pas au sérieux." C'est du désamorçage, un stratagème pour équilibrer ce qui, sinon, peut très vite devenir insupportable. Voilà un reproche que j'adresse à certains jeunes auteurs, qui croient qu'il suffit d'avoir un dessin un peu brillant et de raconter un truc autobiographique pour que ce soit intéressant. Il faut absolument garder une distance, surtout pour les choses douloureuses. La meilleure façon de se débarrasser d'une sale période, c'est de se foutre de sa gueule. Mais c'est aussi une question de registre narratif ; dans Livret de phamille, on distingue d'une part le côté "texte off", plus proche de la littérature, du journal intime, avec beaucoup de dessins sur le vif, et d'autre part une veine plus distanciée, où la réalité est transcrite sur un mode de bande dessinée d'humour. Là, je deviens un personnage selon les codes traditionnels, avec bulles, signes d'expression etc…

Peux-tu nous parler de ton concept d'Egoarchéologie ?
Il s'agit de repartir sur ses propres traces, et, avec la distance, les examiner et les commenter comme un archéologue fouillerait les vestiges d'une civilisation disparue. Enfant, je faisais déjà des espèces d'inventaires de mes productions, et même des fanzines mal faits exprès, qui parlaient de mes héros, avec chronologie historique, etc. Alors, je prenais des pseudonymes, je changeais de style, pour faire comme si on était quinze.

Il ressort de tes boulots une espèce de méchanceté chronique. Tu lâches ça pour évacuer, c'est pour rire ou ça fait vraiment partie de toi ?
Il faut être dur. Tu ne peux pas vivre dans ce monde-là en étant tolérant, c'est pas possible. Les gens libres, en ce moment, n'ont pas la télé ; tous les autres sont sous contrôle. A la télé, bientôt, le professeur Antinori va cloner Loana et chaque soir, entre 8 heures moins 5 et 8 heures, tout le monde se branlera devant un snuff-movie où on coupera à la tronçonneuse une Loana clonée (le snuff-movie est un type de film clandestin et criminel, où violence et meurtres sont censés être réels, et non simulés). Dans les années 60, on remplaçait Saturnin le canard tous les soirs pendant l'interlude ; les enfants croyaient que c'était toujours le même canard, alors qu'il en crevait plusieurs à chaque épisode. Bientôt, c'est Loana qu'on remplacera. Philip K. Dick est déjà loin derrière, entre le copyright de ton ADN, ou les sectes de jeunes filles anorexiques…

On observe chez toi une grande unité d'écriture, une liberté de trait qui écarte la séduction au profit d'une osmose graphique et narrative. Tu es d'accord là-dessus ?
En bande dessinée, le style c'est le trait, et selon moi la même main doit tout faire, avec le même outil, d'un même geste. Le vrai style, c'est soi-même, comme l'écriture manuscrite, quelque chose qui ne trompe pas, aux antipodes des faiseurs et de leurs artifices.
?a participe effectivement d'un refus d'amadouer le lecteur. J'ai envie qu'on me lise, mais pas nécessairement envie de plaire, non.
Même dans le Donjon que je viens de terminer, je fais vraiment mon truc sans séduction, en essayant de servir le scénario de Trondheim et Sfar tout en restant totalement intègre avec mon dessin.
Il y a là un souci d'humilité par rapport aux racines de la BD populaire, qui rejoint la génération des Macherot, Tillieux (créateur de Gil Jourdan), Franquin (créateur de Gaston Lagaffe, du Marsupilami…). Enfant, je me sentais frère de sang de Macherot et de Tillieux par le trait, comme si je savais qui ils étaient rien qu'en observant leur trait de plume. Cette parenté passe aussi par une qualité de subversion au sein d'une série grand public, qu'on pouvait trouver, entre autres, dans Gaston Lagaffe. Comment veux-tu avoir un boulot normal quand tu t'es nourri de Gaston Lagaffe ? (rires) ?a fait des armées d'anarchistes, c'est terrible !

Ce Donjon dont tu signes un opus à paraître en novembre, est une tentaculaire série grand public qu'animent Lewis Trondheim et Joan Sfar aux éditions Delcourt, sur un mode d'heroic fantasy parodique. Connaissant tes élans polémistes envers la "bédé" commerciale et ses genres, ta participation peut surprendre…
Comme j'ai dit pis que pendre sur la BD académique, le standard 44 pages cartonné/couleur, certains vont probablement me tomber dessus à bras raccourcis. Mais on ne peut pas rejeter en bloc cette forme de bande dessinée-là, qui a donné de tous temps de très bonnes choses, ne seraient-ce que les séries des auteurs dont j'ai parlé… Donjon est à mon avis une série populaire dans le bon sens du terme, qui me rappelle l'innocence du journal Spirou de la grande époque. A mes yeux, c'est avant tout un truc qui se boucle que de réaliser aujourd'hui ce que j'aurais rêvé de faire étant gamin. C'est intéressant, tous les détournements empruntés pour en arriver là ; comme souvent, c'est en perdant de son enjeu que ça a été rendu possible. Car si je règle une dette personnelle, je n'y projette rien, alors qu'à 16 ans… Je sais que pour beaucoup, l'album chez un gros éditeur, bien distribué etc., cela reste le but à atteindre, l'équivalent du hit-parade en musique. Moi, je le prends comme une autre sorte de travail, presque oubapien (relatif à l'OuBaPo, Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, cf. l'œil électrique #19). Je n'envisage la collaboration que de manière expérimentale, jamais comme l'archétype scénariste/dessinateur. Par le passé, que ce soit avec Lewis Trondheim, Lécroart ou Blutch, chaque type de collaboration n'a eu lieu qu'une seule fois, et correspondait à des envies, des moments bien précis. Dans le cas présent, ce fut une expérience curieuse, qui m'a mis dans un drôle d'état… Pour Pavillon rouge, la revue des éditions Delcourt, on me demandait comment j'avais abordé ce travail, et j'ai répondu : "En vrai professionnel" (rires), et c'est une vraie réponse. J'ai acheté du beau papier, tracé mes cases à la règle…

Comment considères-tu le Mont-Vérité, ton univers de moines qui, bien que fictionnel, fédère la plupart de tes thèmes de prédilection ?
Pendant des années, j'ai écarté la fiction et les habituelles structures de polar, d'aventure, que j'avais déjà expérimentées gamin. Ce n'est revenu que petit à petit. Puis, lorsque l'on m'a proposé de participer au collectif d'Autrement, Le Retour de Dieu, le thème m'a intéressé, et j'ai saisi l'occasion de revenir à quelque chose de structuré, très écrit. Ca a donné Craques au Mont-Vérité. Ensuite, j'ai repris les personnages dans d'autres histoires, trouvant là un univers de fiction qui me correspondait totalement. Toutes proportions gardées, je le comparerais à ceux d'auteurs comme Herriman, Mandryka, F'murr ou Fred (créateurs respectifs de Krazy Kat, Le Concombre masqué, Le Génie des alpages, Philémon) : une sorte de symbiose personnages/décor où l'auteur a trouvé un lieu graphique complètement rattaché à son univers intérieur, où tout ce qu'il a à dire fonctionne naturellement bien. Pour ma part, j'ai échoué sur cette espèce de monastère-coquillage avec ses moines, leurs prophéties, et la Mune, sorte de divinité dure, cynique, totalement désabusée, qui voit les choses humaines de haut, avec toute leur misère. Selon moi, une vraie divinité doit être comme ça, hautaine, sentencieuse et méprisante vis à vis de l'humanité. On y retrouve mes obsessions métaphysiques : les moines ont un livre de prophéties, lequel leur annonce régulièrement la fin du monde, ce qui les terrorise ; et quand l'un d'eux a des révélations sur la marche de l'Univers, il boit un coup et oublie tout l'instant d'après ! Je me sens bien dans cet univers, et j'ai vraiment envie de le faire vivre longtemps. D'ailleurs, un premier album est en cours.

Par rapport à d'autres de tes productions, on te sent ici particulièrement détendu, en roue libre. Tu y déploies un bestiaire plus ou moins hybride, toute une galerie de personnages truculents, bref un ensemble bien vivant, autonome, qui combine récurrences et fantaisies spontanées. L'une des histoires offre même la vedette au Bibendum Michelin, qui vient fêter ses 100 ans au Mont-Vérité…
C'était le centenaire du personnage, et Michelin avait organisé pour l'occasion un concours artistique. J'avais eu le dossier entre les mains, et c'était vraiment du pur marketing, tout ce que je fais dire dans l'histoire au personnage du sale petit commercial. Mais ce dossier comportait aussi des reproductions d'affiches d'époque, et il était fascinant de voir à quel point le discours idéologique de la marque actuelle était aux antipodes du personnage d'origine lui-même. A la base, le Bibendum créé par O'Galop est totalement antipathique, hyper-colonialiste, paternaliste, il mange du verre cassé… J'ai donc voulu faire revivre le vrai Bibendum, ce bourgeois en monocle puant, destroy et anti-marketing au possible.

Le recueil Gnognottes, sous-titré "choix de hors-d'œuvre (1984-1999)", te reflète aussi fidèlement, de façon pleine et éclatée. On y trouve tout ce qui t'anime, allant du récit de rêve aux expérimentations les plus diverses, en passant par la musique, les adaptations littéraires, la polémique, les références…
Cette chose-là, c'est l'album qui me ressemble le plus : du bric et du broc qui s'étale sur 15 ans, un fourre-tout de trucs qui vont dans tous les sens… même si j'imagine bien qu'il est difficile de rentrer là-dedans.
Réaliser ce livre m'a fait beaucoup de bien, car sélectionner tous ces boulots boucle une période. J'ai une production chaotique, c'est évident, et je ne sais pas si ça va s'arranger un jour. Là, j'essaye de structurer un peu ma vie, de dessiner davantage, mais si ça se trouve je vais partir dans tout à fait autre chose, j'en sais rien. Je suis intenable, et je crois aussi que je n'aime pas faire deux fois la même chose. Si une page me suffit pour comprendre ce que je voulais faire, je ne vois pas pourquoi j'en alignerais 40. Voilà pourquoi j'ai passé des inachevés dans Gnognottes. Pour moi, un début, une chose inachevée à la première page, c'est parfois plus important qu'un truc qui serait allé jusqu'au bout. Une page comme Lapot à Lanas reste une de mes préférées, j'étais vraiment satisfait de l'avoir faite, et elle s'est suffit à elle-même, alors que le feuilleton aurait pu continuer. Du coup, elle a cette valeur d'inachevé, c'est une bribe qui, dans mon histoire d'auteur, demeure capitale. ?a s'apparente aux bribes qu'on peut trouver dans les œuvres complètes d'écrivains.

Parmi tes travaux anciens, on ne peut contourner Meder, cette série-défouloir ouvertement iconoclaste et scatologique, qui a pour héros un arriéré mental aussi furieux que gratiné…
A la base, Meder était une parodie du style de BD punk, auquel j'avais emprunté tous les tics, les grosses trames, le dessin sale, bref un truc volontairement super-primaire et super-con. Puis, de manière cocasse, la parodie a curieusement glissé vers le premier degré… Il y avait là-dedans un certain extrémisme qui a touché pas mal de gens, parmi lesquels des auteurs comme Blanquet ou Thomas Ott. Je garde de la tendresse pour ce personnage, qui m'a amené à faire de belles rencontres. Récemment, de jeunes universitaires ont commencé à publier des Cahiers de Mederologie assez rigoureux, entre sérieux et rigolade. On y trouve par exemple répertoriés les différents bruits de miction qui parsèment l'album (rires)… Cela m'a touché, et j'avais presque envie de reprendre le personnage, alors que je l'avais tué pour clore le livre. Peut-être ai-je eu tort de saborder cette veine, qui était un sain exutoire…

Tu donnes régulièrement dans le reportage en bande dessinée. Que concrétise pour toi cette ouverture ?
La bande dessinée s'avère être un médium qui colle très bien au reportage, on est en train de s'en rendre compte avec des gens comme Joe Sacco, Aleksandar Zograf, Marjane Satrapi... Je me suis retrouvé dans plusieurs situations qui y étaient propices. Hatshepsout Blues, l'histoire parue dans le collectif L'Association en Egypte, reste un cas particulier : j'étais parti pour faire un truc léger, lié à mon enfance durant laquelle j'ai toujours côtoyé hiéroglyphes et pyramides, ma mère étant égyptologue. Et on arrive sur place 3 jours après un massacre, 70 personnes s'étaient faites éventrer, les terroristes couraient dans la nature… D'un coup, on se retrouve confronté à un événement grave, avec une responsabilité de témoignage. Il n'était plus question de raconter autre chose que ce qui se passait là, d'autant que les médias cachaient le plus horrible. L'album était une commande du Ministère des Affaires Etrangères, et lorsqu'il est sorti, des problèmes sont intervenus vis à vis des diplomates français : mon histoire déballait l'attentat de Louxor, alors qu'Occident et Egypte faisaient tout pour minimiser l'affaire, et celle de Baudoin condamnait lourdement l'excision… C'est un peu comme Zograf en Serbie : lui, s'il n'y avait pas eu la guerre dans son pays, il aurait continué à raconter ses histoires de rêves, très intimistes. Mais il s'est retrouvé dans la nécessité de raconter. Pareil pour Marjane Satrapi avec l'Iran ; elle a vraiment une conscience historique, elle le fait pour sa famille, ceux qui sont morts, et pour tous les iraniens exilés.

Sachant que l'érosion mange souvent le lecteur chez l'auteur, rentres-tu toujours dans ce que tu lis, avec une curiosité intacte, ce malgré toutes tes activités liées à la bande dessinée ?
Se pose bien sûr le problème de l'éditeur : si je lis avec ce regard-là, je perds en innocence, à cause des préoccupations techniques.
Cependant, je reste vraiment lecteur, peut-être pas autant que je le voudrais ; quelques fanzines m'échappent probablement, mais je me tiens au courant. Pour la curiosité, l'expérience Comix 2000 (ouvrage collectif et international de 2000 pages, édité par l'Association en l'an 2000) était géniale. Franchement, recevoir autant de pages, d'autant de pays…Cela permettait de dresser une sorte de cartographie des lieux fertiles. On a découvert des trucs hallucinants, une scène en Afrique du Sud, une autre en Nouvelle Zélande…Depuis, j'ai sous le coude un tas de noms, des gens d'un peu partout dans le monde, dont je veux suivre le boulot.

Pour finir, éclairons un peu une de tes facettes parmi les plus discrètes, à savoir la maquette et le graphisme…
Il s'agit d'un domaine parallèle, avec pour lien le signe, le "hiéroglyphe". Le graphisme tel que je le pratique reste très humble, loin de ce que Stanislas appelle ironiquement "le maquettisme", terme parfait pour qualifier les pires tics des logiciels, ombrés, dégradés et consorts.
Le graphisme, comme l'architecture, doit s'effacer pour servir quelque chose. Un bâtiment prétentieux au mépris du quartier, de l'intégration, des habitants, c'est insupportable. Il ne faut garder que l'essentiel, la typographie et la mise en page, tout en visant l'intemporel, sans sacrifier aux derniers bidouillages à la mode. J'espère que les bouquins de L'Association seront encore regardables dans 40 ans, comme ils auraient pu être faits dans les années 60.
Par contre, il faut qu'il y ait une ligne, une personnalité, qui se joue sur des éléments techniques : l'image de L'Association, c'est avant tout la bichromie, issue autant d'un choix esthétique que de contraintes financières. Quand je fais des couvertures de livres ou des cartes postales pour L'Asso, que je trafique et détourne les images, des slogans ou des vieilles réclames, il s'agit aussi pour moi d'un boulot d'auteur.



Bibliographie sélective :
Le Journal de Lapot, album 1 (recueil des n°0 à 8, l'AANAL, 1983-1985)
Meder (Futuropolis, 1988)
Moins d'un quart de seconde pour vivre (avec Lewis Trondheim, L'Association, 1991)
Livret de phamille (L'Association, 1995)
Gnognottes (L'Association, 1999)
Donjon - Le Géant qui pleure (avec Lewis Trondheim et Joan Sfar, Delcourt, novembre 2001)
Apocalypses saisonnières (titre provisoire, à paraître à L'Association en janvier 2002)

Ouvrages collectifs
Labo (Futuropolis, 1990)
Craques au Mont-Vérité in Le Retour de Dieu (Autrement, 1994)
La Présidente in Noire est la terre (avec Blutch, Autrement, 1995)
OuBaPo, OuPus 1 (L'Association, 1997)
Les Vacances de l'OuBaPo, OuPus 3 ( L'Association, 2000)
Hatshepsout blues in L'Association en Egypte (L'Association, 1998)