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L'Oeil électrique #21 | Littérature / Deux frères, un prix

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Par Delphine Descaves, Sabine Hogrel.
Illustrations : Imius.

"Je nomme pour exécuteur testamentaire mon ami Alphonse Daudet, à la charge pour lui de constituer dans l'année de mon décès, à perpétuité, une société littéraire dont la fondation a été, tout le temps de notre vie d'hommes de lettres, la pensée de mon frère et de la mienne, et qui a pour objet la création d'un prix annuel de 5000 francs destiné à un ouvrage de littérature, d'une rente annuelle de 6000 au profit de chacun des membres de la société".

Le prix Goncourt : moqué, critiqué, écorné et pourtant suivi, poursuivi même avec toujours curiosité voire frénésie, par les critiques littéraires, le public et les auteurs. Ce roman, cet auteur, est-il ou n'est-il pas "goncourable" ? Telle est la question, un peu vaine, de chaque rentrée littéraire.

Jules et Edmond de Goncourt sont frères de sang, d'esprit et d'écriture. Liés par une solidarité quasi gémellaire, unis dans une affection exclusive et fascinée, ils vivent ensemble, partagent la même femme (épisodiquement, car aucune femme "officielle" ne vient les séparer) et écrivent à 4 mains. Nous sommes au dix-neuvième siècle, qui voit fleurir le réalisme : Edmond et Jules s'y essaient, mais en conservant l'écriture artiste (1) car ces aristocrates sont aussi des dandy ! Un mélange maladroit qui rend aujourd'hui leurs romans vieillots, incongrus, pour ne pas dire carrément illisibles. Surtout, ils tiennent un Journal, véritable mine de renseignements, regard affûté sur leur époque ; mais également recueil malveillant de commérages mondains, d'antisémitisme ordinaire, de misogynie attendue et de positions réactionnaires. C'est ce Journal, sulfureux et pas toujours élégant, qui leur assurera une semi-célébrité.
Jules meurt en 1870, prématurément, laissant à sa moitié la dure tâche de vivre sans lui. Plusieurs années s'écoulent avant que "la veuve", comme l'ont surnommé les journaux d'alors, n'instaure chez lui, dans une pièce rebaptisée "le Grenier", des soirées où l'on cause littérature. Nostalgie des Salons du dix-huitième pour lesquels lui et son frère ont toujours professé la plus grande admiration. Est-ce là qu'a germé l'idée d'un prix littéraire ? C'est en tout cas parmi les amis du "Grenier", tous écrivains, qu'Edmond choisit les futurs membres de l'Académie Goncourt. A sa mort en 1896, il émet le souhait, par l'intermédiaire de son testament, qu'un prix soit créé, récompensant une œuvre de fiction. Il cherche sans doute par là, aussi, à s'attirer une gloire qui lui aura été refusée de son vivant… Est évoquée également la création de bourses visant à encourager de jeunes auteurs. Dix jurés sont proposés, nommément, par Edmond dans son testament. Ce sont eux d'ailleurs, membres de cette nouvelle Académie, qui seront chargés d'éditer, quelques années plus tard, le journal des deux frères, dans son intégralité. Mais par souci sans doute de ne pas écorcher l'image de "Juledmond", ce n'est qu'une partie tronquée qui est publiée en 1930 : le Journal brut fait peur, trop compromettant pour les deux frères et éclaboussant de trop près les statues panthéonisées de la littérature française du dix-neuvième...
Les débuts (premier prix en 1903 échu au peu célèbre John-Antoine Nau…) ont lieu dans l'indifférence générale, et il faut attendre la Première Guerre Mondiale pour voir affluer dans le public un certain enthousiasme à l'égard de cette récompense. Le Feu de Henri Barbusse connaît un grand succès public, auprès d'une population sans doute écœurée par une guerre devenue interminable. Il y a quelque chose d'édifiant et un brin ironique - l'Histoire nous apprend à relativiser les Grands d'aujourd'hui ! - à considérer en 2001 les jurés ou lauréats d'hier. Ne faisons pas de mauvais esprits, l'Académie eut en son sein des auteurs comme Colette, Huysmans, Queneau ou Giono, et elle sut récompenser Proust (après que celui-ci eut été dans un premier temps éconduit par Gallimard avec l'accord d'André Gide. Proust donc, refusé par Gallimard en 1912, dédaigné par Fasquelle, puis accepté, publié à compte d'auteur par Grasset en 1913. La première partie de Du Côté de chez Swann est alors rachetée par Gallimard, qui se ravise, conscient sans doute d'avoir laissé échapper un talent…et publie A L'ombre des Jeunes Filles en Fleurs, prix Goncourt 1919 !).

Mais pour quelques postérités solides, combien de rejetés dans l'oubli ! Qui se souvient sans perplexité de ces gloires provisoires que furent Henry Céard, André Billy, Raoul Ponchon, Paul Margueritte, Elémir Bourges ou Léo Larguier, tous membres de l'Académie ? Qui lit, ou se souvient même avoir croisé sur un rayonnage de bibliothèque Léon Frapier, Emile Moselly, Ernest Pérochon, Pierre Gascar, Gorges Conchon, tous lauréats pourtant ? Plus réjouissant encore de découvrir, déjà, force magouilles et tractations, faisant fi de tout réel souci littéraire. En 1932, le Voyage au bout de la nuit écrit par Céline obtient les faveurs du jury, mais Mazeline, auteur négligeable du non moins anecdotique Les Loups, reçoit devant lui le Goncourt : pas par idéologie ou par préférence littéraire mais parce que le Président - dont la voix compte double - faisait paraître un feuilleton dans le journal auquel ledit Mazeline collaborait. Déjà la loi du renvoi d'ascenseur et la pente glissante des copinages dont on ne parvient pas à se dépêtrer… L'anecdote est savoureuse, quand on connaît l'importance de Céline dans la littérature du vingtième siècle. Les années qui suivent verront ces dérives se perpétuer. Doit-on en conclure alors que le prix Goncourt est purement accessoire, voire dérisoire, extérieur à toute véritable recherche de talents ? On a très envie de le penser, mais après tout Proust, Tournier, ou Rouault eux aussi ont reçu le Goncourt.
Paradoxalement un des privilèges de ce prix est d'avoir généré d'autres récompenses littéraires, nées par réaction : le Fémina dès 1904, pour protester contre le machisme de l'Académie (pas de femme dans le jury "historique" proposé par Edmond de Goncourt !). Plus tard, en 1926, chez Drouant, lieu de la remise du prix Goncourt, des chroniqueurs, lassés d'attendre, décident, par désœuvrement et par jeu, de choisir leur propre lauréat : le prix Renaudot est né, qui depuis est décerné chaque année chez Drouant, et dont la proclamation a lieu quelques minutes seulement après celle du Goncourt. Puis viendront les prix Médicis, Interallié et toute une kyrielle d'autres récompenses connues ou moins connues dont la liste exhaustive serait ici fastidieuse.

Aujourd'hui donc, le prix Goncourt n'est plus le seul à décerner les lauriers, et il doit partager son prestige avec d'autres. Mais en dépit de son ancienneté - ou peut-être à cause d'elle - il reste la récompense la plus convoitée et la plus polémique. Les arrière-cuisines de Drouant ne sont pas toujours saines...

Honorabilité‚ respectabilité, label incontestable de qualités littéraires... Le prix Goncourt tente chaque année de nous en convaincre, mais combien s'indignent en constatant qu'une nouvelle fois, seules trois maisons d'édition : Gallimard, Grasset, Le Seuil sont concernées et raflent par la même occasion plus des trois quarts des principaux prix (82% entre 1970-80 des Prix Goncourt, Médicis, Interallié‚ Renaudot, Fémina). Les accusations fusent et en 1980 Geneviève Dormann, écrivain, lance à la presse: "Il y a des jurés qui sont achetés. Il est temps de le dire. Je sais comment on achète les jurés pourris... Evidemment, on ne leur donne pas forcément un chèque de la main à la main, mais on surpaie les préfaces. Une maison d'édition se vante de payer des préfaces 30 000 francs". Pas de noms mais une révélation qui pèse son poids, surtout si l'on considère que 85% des jurés Goncourt se réclament de la "bande des trois". Par ailleurs, la majorité des jurés sont directeurs de collection, auteurs, ou appartiennent aux comités de lecture des maisons Grasset-Gallimard-Le Seuil. Affirmer que l'ensemble des jurés est visé serait inexact, une minorité "seulement" se fait graisser la patte par l'éditeur, mais comme le souligne Bernard Clavel en 1979 (il s'est retiré en 1973 de "la confrérie des jurés") : "Le Juré Goncourt a ses vieux jours assurés. On lui prendra toujours un article. Il pourra écrire n'importe quelle merde. Il aura toujours un éditeur pour la lui prendre et un critique pour l'encenser." Et de conclure: "Je trouve ça dégueulasse." Il est ainsi tentant de sourire devant certaines coïncidences : en 1977, André Still, communiste, ancien rédacteur en chef de l'Humanité, entre à l'académie Goncourt et l'année suivante, il obtient, comme par hasard, la réédition de trois de ses anciens romans, que pourtant personne ne s'arrachait. Que dire maintenant de la fiabilité d'un jury qui ne prend généralement en compte que les ouvrages attachés à leur propre maison et ne lit qu'un dixième des livres en compétition ? Dominique Aury, surnommée "la surveillante générale de la N.R.F", déclare : "Si je défends un livre au comité de lecture Gallimard, il est normal que je le défende au sein du Fémina." En septembre 2001, Libération recense 396 nouveaux romans français : difficile pour un juré de tout ingurgiter, il ne reste donc plus qu'à s'intéresser aux ouvrages de la maison. Pas étonnant alors que le prix Goncourt change rarement de crémerie, et nombreux sont les auteurs en manque de lauriers qui abandonnent leur petite maison d'édition (Max Gallo, Ravalec, Houellebecq) pour passer chez un plus grand et plus prestigieux éditeur. La fabrication des livres en avance étant un obstacle financier pour beaucoup de petites maisons, les chances d'être lu par les critiques restent minimes et l'obtention d'un Goncourt l'est encore plus. Pour rejoindre l'écurie des "bêtes à Goncourt", des maisons d'édition, telles que Grasset, offrent aux auteurs des à-valoir importants : 250 000 francs pour Viande, de Claire Legendre ; un million de francs pour Jean-Pierre Milovanoff ; quatre millions six cent mille francs pour deux livres de Daniel Picouly. Quelle estime en retirent-ils quand on sait que le prix revient en premier lieu à... l'éditeur en personne ! "Sur les listes de sélection, trois ou quatre livres ont des chances effectives. On les mêle à trois dizaines d'autres qui sont là pour la frime (...). En pratique, dès le début du mois de septembre, les "trois" misent sérieusement sur un nombre de titres extrêmement restreint. Ce choix est ensuite ajusté en fonction de la critique et de l'accueil du public." (Les Intellocrates, H. Hamon et P. Rotman). Ensuite, pour reprendre l'expression d'Hamon et de Rotman, "le mois de la tambouille" commence. L'intelligentsia se nourrit et s'espionne ; dîners, déjeuners, petits déjeuners, au cours desquels les jurés prendront la température, transmettant ensuite à leur maison d'édition les dernières informations recueillies. Personne n'est oublié, même les libraires sont choyés : les éditions Stock, Grasset, L'Olivier (filiale du Seuil), Le Seuil les invitent à des cocktails à La Coupole, à des déjeuners avec les auteurs. C'est eux qui, à partir du mois de mai, achèteront les dix à cinquante ouvrages de la rentrée littéraire. A Saint-Germain-des-Prés, les éditeurs usent de subtilités, leurs poulains doivent susciter l'attention de tous les jurés, qui sont aussi "chouchoutés" par leur maison d'édition. Des fleurs pour les anniversaires des dames du Fémina, des promenades en voiture le dimanche : corruption ? Promesses ? "Préfaces à 30 000 francs" ? Pas de preuves, juste des rumeurs... Evidemment, tous les coups, de préférence bas, sont permis. En 1968, Louis Aragon, qui soutient François Nourricier contre Bernard Clavel, s'arrange pour que le premier obtienne le Grand prix de la Ville de Paris. En colère, Hervé Bazin ébruite l'affaire, la presse s'en empare et au final, grâce à l'intervention de Roland Dorgelès, Clavel obtient la voix de Jean Giono (Aragon et lui ont eu des différends à la Libération) et remporte le Goncourt. Aragon, vexé, démissionne. Les années se suivent et se ressemblent… Trois jours avant la délibération du prix Goncourt 1987, Angelo Rinaldi, chroniqueur littéraire, candidat lui-même pour le Goncourt, assassine dans L'Express son rival au Prix : Tahar Ben Jelloun (futur lauréat pour la Nuit Sacrée) ! Finalement ce sera autour d'une ultime table, chez Drouant, que tout se jouera. Les "dix" ne savent pas toujours quel nom sortira au final, mais cela n'empêche pas les jurys (Goncourt/Renaudot attribués le même jour au même endroit) de se promettre des voix, se renvoyant la balle d'une année sur l'autre. L'enjeu financier est trop important : un Goncourt vendu à trois cent mille exemplaires, sur une base livre de cent francs, rapporterait, avant prélèvement de l'impôt, environ quatre millions quatre cent mille francs à son auteur et autant à la maison d'édition. L'entreprise est trop juteuse pour les éditeurs, l'industrie du livre réoxygénée, et le dernier Goncourt, un cadeau idéal pour les fêtes de Noël. Quant à la publicité, les éditeurs peuvent se frotter les mains, la presse s'empare des derniers lauréats et gratuitement encore ! Il faut toutefois que les éditeurs actuellement misent moins sur les prix, cherchant davantage à faire des coups médiatiques, financièrement très avantageux, en profitant de personnalités provocatrices comme Michel Houellebecq ou Christine Angot. Quant au public, il commence à se tourner vers les prix des lecteurs (le Prix Inter a entraîné l'an dernier la vente 300 000 exemplaires), estimant sans doute ceux-ci plus intègres. Il n'empêche que Gallimard remporte le Goncourt 2000 avec le livre de Jean-Jacques Schuhl (Ingrid Caven, qui reçut quatre voix contre trois à l'écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma pour son roman Allah n'est pas obligé (Seuil), deux à Gérard de Cortanze pour Cyclone (Actes Sud) et une à Amélie Nothomb pour La Métaphysique des tubes (Albin Michel). Alors, même si d'après Michel Tournier, membre du jury et édité chez Gallimard, "il ne faut pas se faire d'illusions sur le plan commercial ce ne sera pas un sommet des ventes", c'est toujours elle, "la bande des trois" qui mène le grand jeu des prix.

(1) l'écriture artiste appelée aussi "décadente" correspond à un style adopté à la fin du dix-neuvième siècle (à partir des frères Goncourt ou de Huysmans) et caractérisé par l'emploi de néologismes, de tics d'écriture comme par exemple la manie du pluriel d'abstractions : "elle était enivrée d'illusions fanatiques, rêvait de sentimentalités fiévreuses, etc."