Warning: mysql_num_rows(): supplied argument is not a valid MySQL result resource in /mnt/153/sda/7/9/oeil.electrique/magazine/php/en-tetes.php on line 170
L'Oeil électrique #22 | Bande dessinée / Fabrice Neaud : L’écriture de soi

> C’EST BEAU LA VIE
+ Les ravages de l’alcool

> SOCIÉTÉ
+ Petite histoire d’impunité

> BANDE DESSINÉE
+ Fabrice Neaud : L’écriture de soi

> VOYAGE
+ Haïti: Bidonville, vaudou et Montesquieu

> PHOTO
+ Jeanne & Jean
+ Sibirsky Express

> CINÉMA
+ Yamina Benguigui : Enquête d’identité

> MUSIQUE
+ The Stars At My Desk : Artisan musicien

> MÉTIER
+ David Pouly est... thanatopracteur

> NOUVELLE
+ Une soirée en boîte

> HISTOIRE D’UNE IMAGE
+ Vietnam 1955

> 4 LIVRES : CONTRE-UTOPIES
+ Philip K. Dick : La vérité avant dernière
+ Margaret Atwood : La Servante écarlate
+ Pierre Bordage : Les Fables de l’Humpur
+ Ray Bradbury : Fahrenheit 451

> BOUQUINERIE
+ Jean-Michel Truong : Totalement inhumaine
+ Nosaka Akiyuki : Les Embaumeurs
+ Arno Bertina : Le dehors ou la migration des truites
+ Raul Hilberg : Holocauste : les Sources d’une histoire
+ Nick Cohn : Awopbopaloobop Alopbamboom, L’âge d'or du rock
+ Daniel Cressan : Les aventures de Daniel Cressan racontées par l’auteur

> NOUVEAUX SONS
+ Set Fire to Flames : Sings Reign Rebuilder
+ A qui avec Gabriel : Utsuho
+ Herman Düne : Switzerland Heritage
+ Solex : Low Kick and Hard Bop
+ UHT : Pic de Pollution
+ The Robocop Kraus : Tiger
+ Framix : Framix

> C’EST ARRIVÉ PRèS DE MAINTENANT
+ Pierre de Gondol

> REVUES
+ Prochoix
+ Synopsis

> ACTION
+ Souriez, vous êtes filmés

Par Delphine Descaves, Eric Magnen.

Fabrice Neaud est dessinateur, auteur d'un Journal en trois tomes, toujours en cours, et d'un roman à paraître au printemps, dans la collection Le Rayon, chez Balland : Le Capitaine Emile. Son parcours d'homosexuel vivant dans une situation économique précaire dans une petite ville de province (Angoulême) est le terreau qui alimente le récit du Journal. Celui-ci nous le montre au fil des pages dur avec lui-même et avec les autres, à la limite de la misanthropie ou même de la paranoïa. L'homme est à l'image de sa représentation : pas facile d'abord. Chatouilleux, partisan/défenseur assumé de l'esprit de sérieux, un rien janséniste, on ne peut en tout cas pas l'accuser de frivolité… L'interview, réalisée par e-mail, lui a laissé le loisir de réponses longues et rigoureuses, scrupuleusement retouchées. C'est à ce prix, parfois, que peut s'élaborer un travail. Fabrice Neaud, à n'en pas douter, mérite qu'on dépasse les réticences ou agacements que pourraient aisément inspirer son rapport susceptible et quelquefois immodeste aux autres. Il mérite d'être lu, tout simplement. Tournant le dos à la facilité qui consiste à plaire coûte que coûte, il expose dans le Journal davantage que les plis et replis de l'introspection : une véritable prise de position face au monde.

Votre style de dessin est très réaliste. Dessinez-vous de mémoire ou vous aidez-vous de photographies pour retranscrire le réel ? Quel sens donnez-vous à préférer un style réaliste à un dessin plus stylisé ?
J'utilise beaucoup de photographies, quand je le peux. Questionnant les différentes modalités de la représentation (et notamment celle d'autrui), je ne pouvais qu'adopter un style réaliste, pour mieux pouvoir le décomposer. J'ai toujours été fasciné par le hiatus considérable qu'il y a entre la personne et sa représentation photographique. Pourquoi ne reconnaît-on pas systématiquement les gens sur une photo ? En outre, il m'arrive fréquemment de trouver des ressemblances que je suis seul à observer entre deux personnes. Il m'intéresse d'explorer, par la représentation, cette ressemblance entre deux personnes distinctes ou ce qui distingue deux personnes qui se ressemblent. C'est ce qui se passe dans le tome 3 (du Journal) entre le visage du sergent et celui de Stéphane (tome 1), puis de l'inconnu du bar et de Dominique.
Pour le reste, ma motivation quant au réalisme s'apparente énormément à ce que dit Scott McCloud dans Understanding comics (L'Art invisible, chroniqué dans l'œil électrique # 8, page 59) : cela permet de s'attarder sur des détails que la (prétendue) universalité d'un graphisme simplifié ne permet pas...

Pourquoi jusqu'ici avoir précisément choisi le support de l'image pour parler de vous, alors même que votre écriture est déjà revendiquée comme littéraire, dans les tomes du Journal ?
Je n'ai pas choisi "jusqu'ici" le support de l'image pour parler de moi. Cette définition par défaut ou par excès de la bande dessinée comme étant de la littérature à laquelle s'adjoindrait de l'image est fausse. A mon sens, la bande dessinée, c'est plutôt l'éloge de la séquence en tant que telle. Textes et images n'en sont bien que des matériaux subsumés à une écriture supérieure, un principe de tissage et de "solidarité iconique" (le terme est de Thierry Groensteen (1) dans son récent Système de la bande dessinée) qu'on appelle la "bande dessinée", justement. Si je l'ai choisi comme moyen privilégié de faire de l'autobiographie, c'est qu'il m'est apparu que ce médium était encore vierge de l'exploration du "moi" et qu'il multipliait la richesse de cette exploration. Il n'y a pas de revendication "littéraire" dans le Journal qui se fera en littérature, justement. C'est pour éviter cette confusion des genres que j'ai choisi, à partir de maintenant, d'écrire aussi.

Vous recourrez aux symboles et aux allégories dans votre Journal. Quel regard portez-vous sur ce type de traitement de la réalité réalisé dans d'autres BD autobiographiques ? Plus généralement, quelles sont les BD autobiographiques que vous aimez ou que vous avez appréciées ?
C'est justement la richesse de la bande dessinée. Elle peut se permettre d'avoir recours à toute une batterie iconographique qui, dans n'importe quel médium, paraîtrait pompeuse. Imaginez L'Ascension du Haut-Mal de David B. adapté tel quel au cinéma, ça serait une horreur ! La bande dessinée, justement, permet, dans chacune de ses cases, de proposer des images qui ne se lisent pas de la même manière, dont la lecture ne peut être égalisée par leur passage à la séquence. Le gros-nez peut côtoyer l'hyperréalisme dans la même histoire sans choquer, tout en permettant de faire passer plusieurs niveaux de discours.
Le travail de Jean-Christophe Menu (cf. l'œil électrique #21) est celui que j'aime à citer comme l'un des meilleurs travaux autobiographiques en bande dessinée. En revanche, j'ai d'autres références. Il ne m'intéresse pas de ne lire que des récits autobiographiques. La musique dite classique, que j'écoute, constitue, curieusement, l'essentiel du vivier dans lequel je puise des intuitions formelles transposables à la bande dessinée.

Votre Journal colle-t-il de près à la réalité des événements ou en donne-t-il une version plus ou moins romancée ?
La vraie question qui se profile sous celle que vous posez est celle de l'édulcoration. Plus avant, c'est celle de la possibilité du mensonge. Est-ce que je "mens" ? Est-ce que j'invente ? Est-ce que "j'ajoute" ou retranche des scènes ? Est-ce que "j'adoucis" ou "exagère" certains propos ? Question naïve ! En quoi ma réponse ici serait à prendre plus au pied de la lettre que mes livres ? Si j'ai choisi de m'exprimer dans des livres, c'est parce que j'estime qu'il s'agit de l'interface la plus pertinente pour l'expression de cette parole. L'essentiel de mon propos ne cesse d'affirmer que la parole n'a de légitimité que dans l'écoute de l'autre. Romancé ? Pas romancé ? Quoi que je dise, le lecteur croira ce qu'il voudra croire.
Je vous propose de fuir de cette impasse et de nous interroger sur la forme. Le Journal n'est ni un documentaire ni un "putain de témoignage de merde", pour reprendre le mot de Christine Angot. A partir du moment où il y a récit, il y a transposition. La carte n'est jamais le territoire.
De toute façon, le principe d'un journal n'est pas la réalité des faits, sujette à caution dans tous les cas, mais l'identité entre l'auteur et le narrateur.

On observe dans votre travail une tendance à la mise en scène de la réalité, par exemple par de longs monologues ininterrompus de certains personnages. Cette manière de construire le récit est-elle réfléchie ou plutôt spontanée ? Ne s'éloigne-t-on pas là aussi de la forme "journal" ?
Pour ma part, je suis un partisan de la forme. Même dans les scènes réalisées au plus près des événements qu'elles décrivent, je m'engage dans un travail sur la forme. Je possède des carnets dans lesquels se déroule une prise de notes spontanée. Cette prise de notes ne correspond pas forcément à des événements, d'ailleurs, il peut s'agir aussi d'intuitions narratives (comment raconter une scène, comment résoudre un plan, etc.). Ces carnets sont le "vrai" journal, si vous voulez. Le Journal lui-même est évidemment recomposé, reconstruit, avec des scènes plus ou moins travaillées, réfléchies, construites en regard de ces notes. Il y a des scènes qui sont le résultat d'une seule "couche" de travail ; le monologue de Dominique (2), par exemple, fait partie de ces scènes-là. Il a été réalisé au plus près de l'événement. En ce sens, il est "spontané". L'intuition narrative qui lui a donné sa forme (vue subjective, retrait des interventions du narrateur, flagrance de l'impossibilité technique d'avoir pu réaliser cette scène "sur le motif", etc.) est consubstantielle à la note. J'avais déjà décidé de le traiter comme le résidu d'un dialogue dont les interventions du narrateur avaient été éludées. Je voulais ainsi laisser un véritable espace (même s'il s'agit d'un espace artificiellement reconstitué) à la parole de Dominique. Quoiqu'il en soit, cette scène fut réalisée très "spontanément". La spontanéité, à mon sens, n'exclut en rien le travail sur la forme. A l'inverse, le chapitre De la tolérance (3) est le résultat d'un travail très élaboré, anti-spontané au possible, même si le résultat peut donner l'impression d'un défilement des idées au fil de la plume. Mais dans les deux cas, c'est pour moi la mise en forme narrative de sentiments, de réflexions et de notes authentiques. C'est pour cela que, même artificiellement reconstruit, mon travail s'appelle Journal.
La forme "journal" recouvre une réalité plurielle. Sa définition stricte de relevé sismographique et épidermique du vécu est très réductrice, voire fausse. Il y a autant de formes "journal" que d'auteurs de journaux.

Etes-vous conscient qu'on peut accoler à votre Journal le terme de "romantique", y compris avec le reproche de complaisance vis-à-vis de soi que pourrait induire ce mot ?
Je ne vois pas en vertu de quoi un auteur devrait dire "amen" à toutes les interprétations foireuses qu'on voudrait bien faire de son travail.

Acceptez-vous qu'on fasse à votre Journal le reproche d'un humour et d'une dérision trop peu présents ?
Tout d'abord, je ne crois pas que le Journal manque d'humour. La scène avec l'agence de communication au début du tome 2, elle est quand même comique. C'est peu, c'est vrai. Alors qu'on constate qu'il y ait peu d'humour, oui, qu'on m'en fasse le reproche, pas d'accord.
L'humour et la dérision sont des outils comme les autres et doivent le rester. Je trouve même que la mode est actuellement au permanent "second degré". Ca en fait des outils plutôt de second ordre et largement éventés.
Le grand truc de l'humour, c'est de vous faire passer tout de suite pour quelqu'un de "sympa", qui ne "se prend pas la tête", ni "trop au sérieux". Pas de bol, je ne suis pas sympa, j'estime que si nous sommes pour quelque chose sur cette terre, c'est pour se "prendre la tête", avec les deux mains de préférence, et de le faire le plus sérieusement du monde.
Si l'art, à l'instar de la science, explore à sa manière les arcanes du réel, je ne vois pas l'intérêt du "second degré". Existe-t-il une science au "second degré" ? Non. La véritable audace, le plus difficile, c'est le premier degré. ?a demande un style irréprochable. Je ne prétends pas réussir mais je refuse les facilités de l'humour et du second degré. Thierry Groensteen l'a d'ailleurs remarqué dans la préface qu'il a consacrée à mon premier tome : l'humour, c'est la pseudo-connivence avec le lecteur. Je déteste ça. J'ai horreur qu'on me tapote sur l'épaule quand je lis ou qu'on me fasse des pirouettes, aussi subtiles soient elles.
Le RMI, les agressions homophobes, l'insultante lettre de refus d'embauche d'une entreprise, les petites réflexions assassines des gens "tolérants", ça ne me donne pas envie de rire. Le reproche de ne pas mettre d'humour dans le Journal ? C'est toujours à ceux qui payent qu'on demande de faire des efforts. Mais la paupérisation affective et sociale, ça ne rend pas les gens beaux, intelligents, vertueux et prompts à se marrer.
Si on regarde le cas de Ralph Koenig (4), par exemple (je peux considérer que nous jouons dans la même cour, tant l'homosexualité en BD est absente partout ailleurs), il a choisi l'humour : soit. Et je suis le premier à acheter, à lire et à rire de bon cœur. Seulement lisez son Super Paradise (le dernier album en date de Koenig, paru chez Glénat) : la fin de son récit, c'est une véritable tragédie. Et bien pour moi, il accède à l'œuvre à partir de là. Non pas parce qu'il s'est montré "malin", mais parce qu'il a su changer de paradigme, radicalement.

Lorsque vous dites : "qu'une de vos femmes s'amourache de l'un d'entre nous et il lui reste encore 95 % des mâles à conquérir. Mais qu'un seul de vos mâles vienne à étaler son "ambiguïté" sous notre nez, et il fait 95 % de notre malheur", n'avez-vous pas le sentiment de présenter une arithmétique un peu simpliste des rapports amoureux hétérosexuels ?
Je renvoie le lecteur à cette scène. Je ne vois pas qu'il s'agisse ici de parler des rapports amoureux hétérosexuels dont je me contrefous, mais de cette pollution que la norme hétéro inflige à la niche écologique homosexuelle qui est d'une extrême fragilité, surtout dans une "ville de province".
La tolérance de la plupart des actuels jeunes mâles hétéros vis-à-vis des homosexuels n'a rien d'une générosité désintéressée. Il se trouve que le biotope homosexuel propose des plates-formes de plaisir plus exotiques. Elles permettent aux hétéros, sous prétexte de "tolérance" de venir piller la réserve sans se préoccuper de la pollution qu'ils y amènent.
Généralement, ça commence de la manière suivante : les filles en ont marre d'être draguées par des gros lourds dans les boîtes hétéros. Elles demandent alors l'asile politique chez les homos qui, comme on le sait, sont plus "cools". Ensuite, les premiers mecs hétéros "tolérants" débarquent, parce que, pour eux aussi, l'ambiance est plus "sympa". En plus, il y a des filles ! Elles ne sont pas gouines et semblent plus accessibles que dans une boîte "normale", parce qu'il n'y a plus les gros lourds pour les emmerder (homophobes, ceux-ci ne viennent pas chez les pédés). Cool ! Ainsi la boîte homo devient vite le dernier endroit "hype" où l'on drague. Qu'il vienne alors à un pédé l'idée saugrenue de draguer un de ces jeunes mecs, flûte ! "Pas de bol, mec ! Ch'uis hétéro ! Mais ch'uis "tolérant", alors respect !" Voilà comment un lieu homosexuel devient ce que j'appellerai "hétérosexuel branché", et les homos qui le fréquentent ne font plus partie que de la déco, ayant passé de son centre à sa périphérie.
Arithmétique simpliste ? Si vous voulez. Seulement, lorsque vous êtes dans une ville qui ne possède qu'un, deux, voire trois établissements "gays", (c'est-à-dire le lot d'à peu près TOUTES les villes de France) le tour d'horizon est vite fait et les places vite saturées. Il faut ensuite se justifier pendant des heures avec les mecs pour les convaincre qu'on est, nous aussi, "tolérants", parce qu'ils finissent immanquablement par vous reprocher que vous ne l'êtes pas, du fait que vous les draguez. Ce mec "tolérant", venu là pour participer au légendaire "sens de la fête" homo (comme on accorde aux nègres le "sens du rythme"), a fait totale abstraction du fait qu'il pouvait être aussi (et surtout) un objet de désir. Surpris par ce qui est pourtant une évidence, il vous regarde alors avec une déception empreinte d'une pointe de mépris en ne vous considérant plus que comme un névrosé enfermé dans ses pulsions, qui ne pense "qu'à ça" et est incapable d'en rester à une relation "cool". En fait, les mecs "tolérants" n'ont rien contre votre homosexualité, tant que vous n'êtes pas pédé… Renversée en faveur de la majorité dominante, la tolérance annule la protection de la minorité qu'elle était censée défendre. Grâce à la "tolérance", les homos sont maintenant obligés de subir la leçon des hétéros qui les côtoient. C'est quand même le comble !
Est-ce à dire qu'il faudrait interdire l'entrée des établissements "gays" aux hétéros, même "tolérants" ? Pourquoi pas. Après tout, les hétéros "tolérants", je les fréquente toute la journée. Je n'ai pas spécialement envie de me retrouver encore face à eux quand je souhaite passer à autre chose. Le territoire homosexuel est minuscule (qu'on ne vienne pas me dire que l'homosexualité est partout, on n'en voit que la représentation marchande), il n'est ni une terre d'asile pour les minables sur le plan de la compétition sexuelle hétéro ni un terrain d'expérimentation du désir façon Deleuze (le désir comme énergie universelle et libératrice, sans "objet". Il n'y a pas de désir sans objet, tout comme la conscience est toujours conscience de quelque chose).Homo, je le suis 24 heures sur 24. Je ne fais pas du tourisme avec. Et la tolérance, ça ne restera jamais que la forme la plus aboutie du tourisme.
Concernant l'arithmétique amoureuse des hétérosexuels, prétendre qu'elle est complexe, déclarer, surtout, qu'elle est par nature la même que celle des homos, n'en établit pas moins qu'un homo a 20 fois plus de chances de tomber sur un hétéro (et de se retrouver renvoyé à un problème d'identité de genre) que l'inverse (surtout depuis l'avènement de la "tolérance", puisque celle-ci a rendu poreuses les parois du ghetto où, autrefois, on ne s'y trompait guère).
Vous ne pouvez résorber cette évidence qui est simple mais pas simpliste. Les hétéros, entre eux, peuvent toujours barboter dans les affres du drame de "l'incompatibilité d'humeur", du "je ne t'aime plus, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?" en bref, de tous les problèmes liés à la topique du couple, les homos, eux, sont obligés de se coltiner, en plus de cette topique, la fin de non-recevoir insultante d'une immédiate incompatibilité de genre, qui court-circuite cette topique, qui ne la laisse même pas advenir, avec toutes les caractéristiques d'une infamante tare génétique. On ne peut comparer les relations homos et hétéros dans l'absolu. Cet absolu oublie la réalité que l'homosexualité est une pratique minoritaire, ce qui change tout. Qu'un mec hétéro s'amourache d'une lesbienne, c'est arithmétiquement plus rare. Il ne fait qu'expérimenter de manière exceptionnelle ce que les homos vivent 20 fois plus souvent. Ces 20 fois ne sont pas qu'un simple problème quantitatif. Elles constituent un sérieux changement de paradigme et suffisent à affirmer que non, les "rapports amoureux" homos ou hétéros, ce n'est pas la même chose.

L'explosion d'une littérature du "moi" crue et directe (qu'illustrent des gens comme Catherine Millet ou Christine Angot) ou plus spécifiquement une littérature autobiographique homo (représentée par Guillaume Dustan par exemple et les auteurs de la collection Le Rayon chez Balland) vous a-t-elle incité à passer, à votre tour, à une littérature sans image, comme l'incarne votre roman ?
J'ai parlé de mon projet en cours au Rayon, en effet. Mais il n'est pas né d'un désir de passer à la littérature. C'est un second terrain d'expérimentation. Mon but, par la parution simultanée des deux ouvrages (ce roman et le quatrième tome du Journal), est de montrer que l'autobiographie n'est pas un genre mais une matière première et qu'elle est déclinable sous divers médias. Il ne s'agit pas de privilégier un moyen d'expression sur un autre, mais de participer à l'occupation de terrain que j'évoquais tout à l'heure.

Au-delà de l'aspect de confession que revêt votre Journal et de la dénonciation misanthrope vis-à-vis des autres, peut-on lire votre œuvre comme un désir d'être aimé ?
C'est une plate-forme politique. J'entends par là que ce que je raconte est aussi le prétexte au développement d'une pensée visant à occuper le terrain. Dans le Journal est induite l'idée de "programme" en plus de celle d'un "mode d'emploi". En tant qu'homosexuel, que citoyen, que chômeur, je peux m'estimer en guerre contre le pouvoir en place (hétérocentré). Le Journal est mon interface, mon programme politique et mon armée.
Le Journal n'est pas une confession. Je n'ai rien à "confesser". J'ai à dire et à prendre le temps de bien le dire. Je m'adresse à un lecteur lambda, pas à des gens plus ou moins censés me connaître et ignorant encore certains détails de ma vie. Il n'a même pas le ton d'une "confidence". Quant à être aimé, je ne pense pas que ça soit un "au-delà" davantage qu'un "en-deçà". "Etre aimé", ça fait juste partie du cahier des charges. C'est l'une des hypothèses de départ du programme, ce n'est pas son but ni sa conclusion. Pour vous répondre autrement, si vous connaissez dans votre entourage le talonneur ou le pilier d'une équipe de rugby dont l'absence de copine vous paraît suspecte, je veux bien lui être présenté…

(1) Thierry Groensteen est théoricien de la bande dessinée et l'un des plus brillants analystes de ce médium. Avec des ouvrages tels que L'Univers des mangas, une introduction à la BD japonaise, il fournit de puissants outils de réflexion sur la bande dessinée, dans une perspective artistique, historique et esthétique. Il a également participé à la fondation de l'OuPaBo, par son apport théorique sous la forme d'un article dans l'OuPus 1 (L'Association). Pour plus d'informations, consulter son site : http://www.mediadesk.com.fr/groensteen
(2) Pages 292 à 309 du tome 3. Dans ces pages, le narrateur va rendre visite à Dominique, un ami hétérosexuel dont il est amoureux. Dominique en profite pour régler ses comptes et signifier à celui-ci que leur relation est terminée. Neaud présente cette scène sous la forme d'un long monologue de Dominique, au cours duquel celui-ci dresse un portrait très critique du narrateur, de son comportement vis-à-vis des autres, tout en lui reprochant son amour auquel il ne peut répondre. Ces pages constituent l'une des séquences clés du tome 3 du Journal.
(3) Le chapitre De la tolérance arrive juste avant le monologue de Dominique, dans le tome 3 du Journal. Ce chapitre est une réflexion de l'auteur sur les rapports homos/hétéros et sur la tolérance des derniers à l'égard des premiers.
(4) Ralph Koenig est un dessinateur allemand spécialisé depuis une vingtaine d'années dans la bande dessinée humoristique. Prenant systématiquement pour cible de sa verve humoristique la communauté homosexuelle, il en dresse un portrait hilarant et sensible à la fois. Ses bandes dessinées jouissent d'un certain culte dans les milieux homosexuels. Elles sont éditées en France par Glénat. Ses titres les plus connus sont La Capote qui tue, Les Nouveaux mecs, et la série Conrad et Paul.

Bibliographie

Plusieurs récits parus dans la revue Ego comme x.
Journal (3 tomes parus à ce jour, tome 4 en avril 2002), Ego comme x
Le Capitaine Emile, coll. Le Rayon, Balland (à paraître en avril 2002)